Céline Nieuwenhuys : « Les travailleurs de la santé et du social ne lâchent pas, car ils sont inquiets »
Céline Nieuwenhuys, Pascale Meunier
Santé conjuguée n°91 - juin 2020
Céline Nieuwenhuys est la secrétaire générale de la Fédération des services sociaux (FdSS). À ce titre, elle fait partie du GEES, le groupe d’experts en charge du déconfinement1. Son analyse de la crise du Covid-19 est alarmiste, mais elle témoigne aussi de sa confiance et de son soutien aux travailleurs du secteur social- santé.
La crise du Covid-19 met en lumière les difficultés du secteur social-santé ? La gestion de la crise est le symbole d’une société affaiblie. Elle l’était déjà très fort avant : les hôpitaux en sont la face visible aujourd’hui, mais les infirmiers et les infirmières n’ont pas attendu le coronavirus pour sortir dans les rues et dire ce qui ne va pas. Ce qui se passe actuellement est très alertant et on doit s’attendre à un retour de manivelle. Je me demande avec quelle colère les professionnels vont ressortir de cette crise. Ils sont dans le feu de l’action, ils sont submergés par leurs réalités de terrain, mais à unmoment donné, ils vont se soulever. Et en dehors des hôpitaux, le social-santé et le non marchand semblent inexistants pour une grande partie des politiques. Parfois je me demande s’ils savent réellement qu’on existe… Vous représentez ce secteur dans le groupe d’experts. C’est l’occasion de lui faire une place ? Chaque semaine, des rapports sont remis au Conseil national de sécurité (CNS) et nous y intégrons des points d’attention sur l’impact social de la crise et la santé mentale. Aujourd’hui, ces mesures (allocation temporaire Covid, chèques alimentaires, soutien au secteur non marchand) n’ont pas été abordées lors des CNS. Certes, décider si les gens peuvent faire ou non du kayak ne nécessite pas autant de concertation entre les ministres et les différents niveaux de pouvoirs que de renforcer l’ensemble des allocations sociales… Le gouvernement a été entièrement fo- calisé sur la relance de l’économie pendant les six premières semaines après le lockdown. Les questions sociales semblent souvent plus politiques que les mesures économiques – même si mon avis diverge sur la question ; et l’injonction est de rester neutre « politiquement ». Pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour défendre la Sécurité sociale. Avant, on était une minorité et aujourd’hui en e et de plus en plus de gens prennent conscience de l’importance de la Sécurité sociale. On commence à comprendre que la situation dans laquelle on se trouve est liée au fait que le système de santé a été affaibli. Quel est le sentiment qui remonte du terrain ? Quelles sont les difficultés vécues ? La FdSS travaille bien plus largement qu’avec ses membres et ce que je perçois, c’est un sentiment d’invisibilité. Le sentiment d’être oublié. Et quand ce n’est pas le sentiment d’être oublié, c’est le sentiment d’être mal considéré. Les distributions de masques qui n’arrivent pas. Des travailleurs qui ne sont pas équipés. On parle beaucoup des hôpitaux dans les médias, mais relativement peu de tous les travailleurs de première ligne. C’est comme s’ils n’existaient pas alors que les services sociaux font face à une augmentation des demandes de tout type. On constate aussi chez ces acteurs de l’ambulatoire une énorme capacité d’adaptation et de réorganisation.La Fédération des services sociaux La FdSS représente une cinquantaine de services sociaux associatifs en Wallonie et à Bruxelles. Elle développe des projets, des formations et une expertise, en particulier dans les domaines du droit à l’alimentation, à l’eau et à l’énergie. Elle contribue également à la ré exion en matière de travail social et de politique sociale via ses projets de recherche-action. À partir de ces analyses et en collaboration avec les travailleurs sociaux, elle interpelle et formule des recommandations à l’attention des pouvoirs publics et des acteurs administratifs et associatifs. Ses combats : la lutte contre les inégalités socioéconomiques et les précari- tés, la défense et la promotion de l’accès aux droits fondamentaux des personnes qui en sont le plus éloignées, la défense d’un travail social respectueux de l’éthique et du code de déontologie.Par exemple ? Le numéro vert. Les services de première ligne ont répondu à l’appel de mise en place d’un numéro gratuit pour répondre aux questions d’urgence sociale. Ils ont transféré et centralisé leurs bureaux à la Commission communautaire française (Cocof). Cela a complètement changé leur mode de fonctionnement. Ils ont dû s’organiser en tournante, trouver une manière harmonisée de répondre aux appels alors qu’ils se croisaient peu auparavant. Ils sont devenus des collègues au quotidien. Tout cela s’est mis en place très vite, avec très peu de résistance voire aucune. Mais c’est aussi parfois la débrouille : j’entendais des travailleurs de services sociaux wallons qui dès les premiers jours du confinement menaient des entretiens au travers de la boîte aux lettres… C’est créatif et catastrophique à la fois, non? Ça veut dire que ces gens sont tellement mal équipés qu’ils ne peuvent pas travailler du jour au lendemain avec des ordinateurs portables, parce que tous leurs frais de fonctionnement passent dans les salaires… C’est effarant de constater que l’administration de la Région wallonne de l’Action sociale, malgré sa bonne volonté, n’a pas les moyens de sortir les 20 000 euros qu’on lui demande pour aider l’ensemble de ces associations. De nouveaux publics s’adressent en masse aux services sociaux, notamment pour obtenir une aide alimentaire. Comment faire face ? L’aide alimentaire existe parce que les minimas sociaux sont trop bas et parce que les petits salaires sont trop bas. Si les gens avaient assez d’argent pour aller au supermarché, ils ne s’amuseraient pas à aller à l’épicerie sociale ni à faire la file pour un colis… Depuis une dizaine d’années, la question de l’aide alimentaire et celle de la dignité se posent de manière très aiguë. C’est d’ailleurs pour cela que la FdSS a commencé à y travailler, parce que les travailleurs sociaux nous disaient sentir un décalage entre leurs valeurs, leur éthique, et leurs journées passées à distribuer des colis de nourriture – qui plus est avec des produits européens qui à l’époque défiaient toute concurrence en taux de sucre et de graisses – à des familles susceptibles d’avoir une santé plus fragile. Aujourd’hui, le secteur de l’aide alimentaire est décimé : 30 à 50 % de services sont fermés. En parallèle, de nouveaux publics affluent : beaucoup d’étudiants, des travailleurs au noir, des personnes avec des allocations de chômage temporaire insuffisantes et tous ceux qui ne peuvent plus fréquenter les restaurants sociaux. L’équation est simple et s’il y a une recommandation à faire, c’est que toutes les personnes que les CPAS orientaient systématiquement vers l’aide alimentaire reçoivent désormais des bons d’achat. Les opérateurs, Sodexo et Edenred, sont prêts. Je ne sais pas ce que l’on attend. Vous préconisez également une revalorisation des allocations familiales et des allocations de chômage. La Sécurité sociale tiendra-t-elle le coup avec de telles propositions ? Et est-ce que l’économie va tenir le coup dans cette crise ? Est-ce que les indépendants vont tenir le coup ? Il va de toute façon falloir creuser la dette, il va falloir sortir la planche à billets. On licencie déjà à tour de bras dans les entreprises et, cette fois-ci, on ne peut vraiment pas dire que c’est de la faute des gens s’ils perdent leur emploi ! J’espère que l’on va sortir de ce carcan de la responsabilité individuelle et répondre collectivement à cette crise, à une catastrophe que nous subissons tous et dont la responsabilité n’incombe à personne. La distanciation sociale est contradictoire avec un travail de proximité. Cette tension est-elle perceptible chez les travailleurs et chez les gens qui recourent à leurs services ? C’est une tension très forte. Tant qu’on se dit qu’on est sur du court terme, on tient le coup, les travailleurs tiennent le coup. Mais il y a une très grande crainte quant aux non-recours. Ce contact physique chaleureux, cet accueil, cette qualité d’accueil dans les services sociaux contribuaient autant que possible à faire baisser un peu le non-recours. Aujourd’hui, c’est dramatique parce que celles et ceux qui en ont le plus besoin ne viennent pas frapper à la porte. Si c’est valable partout, c’est particulièrement inquiétant dans le secteur de la santé mentale. C’est en partie lié à la volonté que la demande émane du patient, mais rien n’est mis en place non plus pour faciliter les visites à domicile et leur remboursement, et le matériel de protections continue de manquer. Les travailleurs sociaux sont créatifs. des citoyens se mobilisent également, notamment pour confectionner des masques ou proposer leur aide à titre bénévole… Aux dépens des professionnels ? Que des citoyens se lancent dans la couture ne me pose pas de problème. Qu’on les encourage à le faire me dérange. Mettre en lumière les masques cousus par les gens, c’est faire l’ombre sur l’incapacité d’un gouvernement à en fournir gratuitement à tous ceux qui prennent les trans- ports en commun. J’ai été étonnée que la distribution des masques ait été négociée avec Comeos, la Fédération belge du commerce et des services, et pas avec les pharmacies qui sont un acteur de santé publique important et auraient peut-être pu opérer la distribution gratuitement. N’est-ce pas manquer de reconnaissance pour leur rôle ? Néanmoins, les travailleurs tiennent bon. Parce qu’ils sont investis ? Ils ne lâchent pas parce qu’ils sont investis ni parce qu’ils vont bien. Ils ne lâchent pas, car ils sont inquiets. S’ils lâchent, la population sera lâ- chée davantage. C’est une inquiétude très sincère, et qui est dangereuse d’ailleurs parce que même épuisés ils ne lâchent pas. Je pense que le taux de burn out va être magistral. Demain sera-t-il meilleur qu’hier pour le secteur social-santé ? Pour moi, la créativité et la convergence des luttes seront d’autant plus fortes après cette crise : tout à coup tout le monde soutient la question de la Sécurité sociale, tout à coup des institutions qui avaient du mal à se mettre d’accord travaillent ensemble… J’ai l’impression d’un foisonnement de regroupements et de soutiens qui durera, que le secteur non marchand se sentira sufisamment légitime pour revendiquer. Et qu’il sera plus soutenu que jamais parce que chacun aura vu que c’était le seul à tenir le coup sur le terrain. Le citoyen a pris conscience de l’importance de tous ces métiers de première ligne. C’est une grande erté qui va les porter dans leurs combats pour la suite.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°91 - juin 2020
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