Récit de la création de la fonction de coordination intégrée et intégrante à la maison médicale Bautista Van Schowen (Seraing).
Notre équipe a développé un protocole de recherche pour définir le profil de la complexité bousculant notre pratique. Il s’agissait d’une démarche exploratoire et qualitative consistant à rencontrer différents collègues volontaires afin de déplier avec eux des situations complexes dans lesquelles ils éprouvaient des difficultés et où était identifiée la présence d’une souffrance mentale chez le patient. Les résultats restaient déroutants, la quantité de données à collecter s’avérait pharaonique et la complexité définitivement impossible à simplifier. Dresser un profil type, standard, apparaissait comme une entreprise trop complexe elle aussi. Toutefois, à l’aide de notions inspirées de la phénoménologie clinique, nous avons produit une expression locale de la complexité dans notre pratique des soins au travers de deux coordonnées de l’existence : le temps et l’espace. Une situation complexe serait une situation où le temps et l’espace nous échappent, où la causalité est portée disparue et dont les surfaces sont devenues impalpables.Le temps
Dans ces situations complexes, il nous apparaît difficile de définir « quand nous sommes ». À chaque contact, la personne rapporte un évènement extraordinaire : une perte de logement, une dispute violente, une rechute des consommations, un avis de justice, un corps qui les trahit. Ce moment du contact, cette intervention permanente sur le « maintenant là tout de suite urgent » provoque une forme de découpage du suivi, comme un ensemble de séquences impossibles à replacer sur une ligne temporelle. Il devient ardu de se projeter en dehors de ce présent si envahissant, si omniprésent. Cette première description révèle un temps explosé, intense, contenant une multiplicité de changements inattendus sur de courtes séquences. Cette densité évènementielle escamote tout processus de projet et découpe les intervenants eux-mêmes. Le sens de tous ces mouvements devient imperceptible : un jour, un problème, un plan d’action instauré, autre jour, autre problème, autre plan. Le premier plan semble perdu, égaré, oublié. La temporalisation s’absente par effacement de la continuité, de la causalité. En vis-à-vis, il y a des situations où le temps devient visqueux, collant. Cette impression d’un tableau gelé, d’un arrêt permanent sur image. Chaque jour est une répétition, un jour sans fin où les comportements des soignants n’arrivent pas à modifier le déroulement répété du scénario. Les soignants ont l’impression d’être autant rembobinés, bloqués dans une séquence sans avant ni après. La coordonnée qu’est l’espace, entremêlée intimement au temps, apparaît ainsi perturbée autant au niveau de l’autre comme individu insaisissable, changeant de forme, impossible à appréhender, qu’au niveau des lieux où se déploie la complexité. L’autre est changeant. Il apparaît un jour sous une forme, transformé le jour suivant, témoignant de cette causalité disparue. Et puis il y a aussi les descriptions des collègues, des acteurs du réseau, qui sont parfois tellement éloignées que l’on se demande si c’est de la même personne dont il est sujet. Il est impossible d’attacher une interprétation à la présence occupée par l’autre à ces instants, il est changeant dans la durée et selon les lieux. Un exemple est cette incompréhension face à ces personnes qui viennent en consultation pour exposer un problème devant être résolu urgemment et recevant des pistes de solutions qui ne seront jamais empruntées. Pourtant, ces personnes reviennent en consultation, siègent en salle d’attente et ajoutent ce discours perturbant au possible qui est que « nous seuls savons les soigner ». Ajoutons à cela les échanges déroutants avec les collègues du réseau expliquant que, « chez eux », le patient a expliqué n’avoir besoin de personne. Cette complexité n’est pas uniquement à charge du soigné. Elle est inhérente aux services d’aide. Notre maison médicale n’échappe pas à cette idée de complexité institutionnelle. Dans le monde du service, les assistants sociaux, psychologues, mais aussi d’autres professionnels, répondent avec des paradigmes variables selon les lieux, sans que cette variation soit compréhensible. Un CPAS devient inaccessible aux plus précarisés, les services spécialisés refusent des patients dans le besoin parce que la demande n’émerge pas de la noyade. La complexité a son lot de paradoxes, dépassant le travailleur en situation.L’espace
Trois espaces nous apparaissent touchés par la complexité : les lieux du patient, de notre institution, mais aussi du réseau, rendant parfois impossible ne serait-ce que l’idée de retrouvailles dans un espace commun. Cette perte de sens crée des décalages scénaristiques entre les différents lieux, comme « si nous n’étions pas tous dans la même histoire ». Les enjeux d’une fonction de coordination apparaissent dès lors évidents : (re)localiser ces coordonnées existentielles propres à chaque situation et chaque acteur en situation. Il est aussi essentiel pour pratiquer la coordination en situation complexe de reconnaître la force du système complexe, une force adaptative. Nous nous sommes attardés sur un article de la Revue médicale suisse1 traitant des descriptions des systèmes complexes dans les sciences naturelles. L’exemple des molécules d’hydrogène et d’oxygène qui, se rencontrant, se transforment, se complexifient en eau, est une illustration de l’apparition brusque de systèmes complexifiés aux propriétés nouvelles. Cette approche employée pour rencontrer la complexité humaine invite à voir ce phénomène comme une adaptation, une force, incomprise, imprévisible, inattendue, mais certainement pas une maladie, un handicap, une tare qu’il faut éliminer absolument. La puissance de cette force adaptative est telle qu’elle nous échappe. Il conviendrait donc plutôt de « nous mettre à niveau », complexifiant, adaptant notre pratique, acceptant d’être modifié à notre tour par le phénomène lui-même. Une telle approche sollicite créativité, personnalisation des suivis. Chaque situation devient propre à elle-même. Nous revenons à l’individu, indivisible, inclassable, incasable. Le modèle de la coordination intégrée et intégrante La pratique hybride développée par notre maison médicale pourrait actuellement se décliner en trois formes de travail auprès de ces individus en situation complexe : l’éclaircissement, l’ouverture et la (re)liaison, qui ont pour intention de recréer la causalité, le trajet commun, en travaillant sur les conditions de cette recréation. Précisons que ce sont ces conditions qui sont les cibles de la coordination ; le système reste libre de recréer son propre sens. Nous abandonnons ici l’idée de « résoudre » la situation, de trouver une solution « normative » qui tenterait de réduire la complexité. Le travail d’éclaircissement vise à prendre connaissance du système, identifier les acteurs en situation, mais aussi leurs enjeux, leurs possibilités. Par sa position en dehors de la situation, le coordinateur a cette possibilité de bénéficier d’un point de vue dégagé. L’idée, c’est de recueillir les témoignages, de reconstruire l’histoire, de permettre son apparition. Cette pratique répond à une question que nous nous posions quant à la pertinence ou non de la rencontre des patients dans la fonction de coordination. Le contact avec la personne soignée est privilégié, car il est également en dehors des contraintes, sans intervention stratégique de part ou d’autre, c’est une rencontre de la personne et sa complexité. Il convient aussi de s’ouvrir aux autres acteurs, collègues directs ou du réseau extra-institutionnel. L’activité d’éclaircissement évoque la récolte des pièces du puzzle secoué. La pratique d’ouverture prend sens quand nous nous retrouvons dans une impasse, un système qui tourne en rond, où il est nécessaire d’ouvrir le circuit pour que l’énergie se déploie. C’est la question du « comment faire autrement », ne pas revenir en arrière ni buter contre l’obstacle, mais partir sur le côté, parfois radicalement. C’est sortir de l’impasse par un chemin que nous n’avions pas remarqué. À nouveau, les possibilités sont multiples, le travail du coordinateur est d’alimenter le mouvement, de créer l’alchimie pour qu’émerge une nouvelle formule. Si nous revenons aux caractéristiques du système complexe, sa ressource est sa propriété d’adaptation, sa résilience, c’est elle qu’il est nécessaire d’activer, car elle existe. La liaison s’apparente à ce que nous appelons à Liège le « tuilage »2. Il arrive encore fréquemment que des intervenants travaillent dans la complexité sans pour autant se concerter, sans se trouver un espace commun d’intervention. Les raisons sont diverses : cadre institutionnel rigide dépassant l’individu, non-connaissance de l’existence de l’autre, ne pas savoir quoi se dire s’il venait à y avoir une rencontre, difficulté de sortir de son propre paradigme, etc. Pourtant, la rencontre et les échanges entre professionnels autour et avec les personnes sujettes du projet restent essentiels pour définir une stratégie commune d’intervention. Il s’agit de cette huile qui permettra aux rouages de tourner. L’énergie produite peut devenir colossale. Se rencontrer, s’identifier, se lier ou se relier crée un gain de temps, d’énergie et un soutien pour toutes les personnes dans la situation. Nous nous connaissons, nous savons comment l’autre travaille. Nous anticipons les réponses, apprenons des expériences de chacun. Nous développons notre archipel de compétences sans devoir nous multiplier. La coordination, c’est nommer les coordonnées d’un tel travail. Où sommes-nous localisés dans le modèle ? Comment agir en situation ? Les coordonnées refixent la temporalité et la spatialité pour découvrir le mouvement à suivre. Les tâches de la coordination construisent les conditions a priori pour permettre l’éclaircissement, l’ouverture et la liaison. Ces tâches ne sont pas exécutées simplement, mais nécessitent une organisation, une méthode et surtout un temps d’intervention propre à une personne au sein de l’équipe pluridisciplinaire. Il ne s’agit pas d’une fonction logistique, mais d’une fonction intégrée. Nous nous risquons à parler de coordination intégrée et intégrante.Avenir de la pratique
Nous ne prétendons pas avoir inventé un concept nouveau, nous avons simplement rassemblé les pièces éparses d’un puzzle. Cette expression locale de la complexité est inspirée par la phénoménologie clinique ; nous avons repris la notion de « coordonnées existentielles » du Pr J. Englebert, de la faculté de psychologie de l’Université de Liège, une formule fort séduisante lorsque nous envisagions des pratiques de coordination. L’apparition de ce modèle de coordination face aux situations complexes n’est pas un hasard non plus. Le système des soins de santé intégrés comprend déjà cette part de coordination dans le travail de chaque intervenant, agissant presque d’instinct, avec une culture du travail en réseau propre aux maisons médicales. Actuellement, le modèle se déploie tout en travaillant son application. Des outils propres à chaque pratique se pensent, se construisent. Il s’agit également de se réapproprier des outils existants. Nous pensons notamment à l’utilisation de la concertation ainsi que la structuration des moments d’équipe déjà en place. Il est aussi question du développement d’un langage commun des outils utilisables par l’équipe, mais aussi par le patient pour la construction de son projet thérapeutique. Ce modèle reste à partager, à confronter dans la pratique pour l’ajuster aux besoins de qualité propres à nos soins. C’est pourquoi ce travail doit rester intégré dans ses prestations, et intégrant dans ses intentions. Ces conclusions et cette pratique nouvelle semblent inspirer l’équipe. Il y a cette volonté d’étendre ce processus particulier à la sphère psychosociale, aux problématiques complexes en général. La pratique de coordination psychosociale du début de l’aventure a mué en « pratique de coordination en situation complexe ». Un modèle permettant de fixer les trames de cette forme alternative de coordination a émergé de la dynamique d’équipe autour du projet. Celui-ci porte le nom de « coordination intégrée et intégrante », en référence à la culture des centres de santé intégrés. Ce modèle poursuit son développement, se perfectionne au gré des moments réflexifs et de la pratique concrète.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°86 - mars 2019
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