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Le labyrinthe des trajets de soins


Santé conjuguée n°86 - mars 2019

Un trajet de soins qu’est-ce que c’est ? Et qu’est-ce que ça devrait être ? Commençons par l’idéal : c’est l’organisation planifi ée d’une répartition du travail entre première et deuxième lignes pour des situations cliniques qui nécessitent la collaboration pratique1 des deux pour optimiser la prise en charge et les résultats de santé.

Et ensuite le réel : un trajet de soins est le résultat d’un rapport de forces intersyndical (de médecins) et intermutualiste, surplombé de l’équilibre médico-mutualiste. Deux trajets de soins ont été créés à la fin des années 2000 : le diabète de type 2 et l’insuffisance rénale. Le diabète de type 2 Le diabète de type 2 est une pathologie qui peut se subdiviser en plusieurs sous-groupes dont chaque évolution n’est pas homogène. Il est aussi appelé aussi diabète de maturité, ou encore diabète gras parce qu’il est le plus souvent lié étroitement à un surpoids voire à une obésité. La prévalence du diabète de type 2 suit l’augmentation de la prévalence de l’obésité. Le pays où l’obésité étend son emprise (les États-Unis par exemple) présente aussi la proportion la plus élevée de diabétiques. L’obésité dérègle la fi ne mécanique de la régulation glycémique, entre autres par augmentation de la masse grasse qui réagit moins bien à l’insuline, mais l’excès de sucre sanguin perturbe de nombreux canaux et enzymes cellulaires. Ceci explique que quand la machine est lancée, elle agit comme un cercle vicieux, un amplifi cateur malin : le sucre est perturbé, mais aussi les graisses et d’autres sous-produits. Tout cela conduit à une toxicité systémique qui induit un grand nombre de maladies : maladie des nerfs, des vaisseaux, des yeux, des reins, etc. Un trajet de soins pourrait rendre de grands services aux patients et à la Sécurité sociale. Concernant le traitement du diabète de type 2, on sait que les patients et les médecins généralistes renâclent au passage à l’insuline. Cette injection est malheureusement parfois indispensable pour atteindre les objectifs glycémiques souhaités. Malheureusement, car les patients obèses traités par insuline vont souvent grossir, ce qui va les éloigner d’une rémission (possible) par régime. Il s’agissait donc de vaincre la soi-disant inertie clinique des généralistes par un passage auprès du diabétologue. Pourtant les recommandations canadiennes prévoient bien l’initiation de l’insuline par le médecin généraliste2. L’INAMI a choisi deux pathologies fréquentes et souvent insuffisamment prises en charge. D’une part le diabète 2 pour les raisons précitées, mais aussi parce qu’il existait un conflit majeur entre la médecine générale et l’INAMI autour du remboursement des tigettes réactives à introduire dans le glucomètre. Le généraliste souhaitait depuis longtemps pouvoir prescrire ces tigettes surtout utiles dans la prévention des hypoglycémies induites par le traitement insulinique et accessoirement des sulfonylurées. Le trajet de soins représentait une forme de compromis historique entre les mutualités et les médecins généralistes qui réclamaient leurs tigettes. Ils les obtenaient enfin, mais à la condition d’une tutelle de la médecine spécialisée, ce qui chatouillait quelque peu leur amour propre. On allait jusqu’à parler du coaching des généralistes par les spécialistes. L’autre pathologie négligée était l’insuffisance rénale. Mais celle-ci n’était l’objet d’aucun enjeu narcissique. Par contre, elle touche essentiellement des personnes très âgées ce qui diminue l’impact de santé publique du trajet de soins rénal. Historique du trajet de soin diabète de type2 L’accord médico-mutualiste du 19 décembre 2002 a prévu la constitution d’un groupe de travail chargé de formuler des propositions concernant l’échange de données entre les médecins généralistes et les médecins spécialistes (résultats des examens et des traitements, dépistage et prévention de certaines affections, suivi de certaines affections chroniques). Selon l’accord médico-mutualiste de 2005, ce groupe de travail devait élaborer des mesures concrètes qui valorisent tant le rôle du médecin généraliste que celui du médecin spécialiste et qui stimulent le patient. C’est à cette date qu’ont été choisies les deux premières pathologies concernées. L’accord médico-mutualiste du 17 décembre 2008 avait fixé l’entrée en vigueur du système de trajets de soins au 1er avril 2009. Ce sera finalement un peu plus tard. Acte 1. Les généralistes réclament le remboursement des tigettes réactives jusque-là réservées au monopole des diabétologues. Acte 2. Des spécialistes estiment que l’introduction de l’insuline est trop tardive et qu’il faut confier l’insulinothérapie aux diabétologues. Le rapport du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE)3 sur le suivi diabétique estime que l’épidémie d’obésité, et donc de diabète de type 2, ne pourra être absorbée par les diabétologues et qu’il faut confier le suivi des diabétiques 2 à la première ligne, mais à condition de la renforcer et d’améliorer son organisation (équipe pluridisciplinaire, éducateur diabétique, infirmiers diabétologues, etc.). Le KCE veut consacrer le travail des diabétos aux schémas insuliniques complexes ! Acte 3. Mise sur pied d’un groupe de travail « trajet de soins » d’abord piloté par Philippe Vandermeeren, à l’époque président du GBO, le Groupement belge des omnipraticiens. Acte 4. Blocage sur la notion de patient complexe avancée par le GBO, démission de Philippe Vandermeeren de la présidence du groupe de travail. Acte 5. Désaccord autour du passage obligé chez l’endocrinologue/diabétologue. Obtention du contrat autogestion/éducation (par le médecin généraliste), qui s’enlisera. Acte 6. Lancement des trajets de soins, réactions négatives, surtout au sud du pays, tant des diabétologues (par peur de perdre leur monopole : convention, pour des patients dont l’insulinothérapie est complexe) que des médecins généralistes (contre la tutelle de ceux-ci). Le trajet de soins diabétique est-il un succès ? Sur le plan numérique, on peut dire oui. Mais… Oui, parce qu’en quelques années les mutualités ont enregistré un nombre fortement accru de trajets : 8.528 en 2010 vs 73.721 en 2017. Mais près de 10% des patients sont décédés. Il reste donc 65.600 trajets diabète 2 actifs. Par ailleurs, le nombre absolu de diabétiques a augmenté. Les estimations de 2010 faisaient état de 525.400 personnes contre 540.000 aujourd’hui, soit une hausse de 14% de diabétiques de type 2 en trajet de soins (un pourcentage qui parait cependant trop élevé vu qu’il faut ajouter les conventions avec les diabétologues pour observer tous les patients insulinotraités ou mal équilibrés avec antidiabétiques oraux). Au départ, les trajets n’ont pas bien pris en Wallonie et à Bruxelles : 16% de patients concernés contre 78% en Flandre. Les chiffres actuels confirment encore ce différentiel, même s’il s’est légèrement réduit : 25% vs 75%. Ce qui confirme une plaisanterie que j’avais lancée au groupe de travail trajet : « les trajets sont en Flandre et les diabétiques en walbruxie… » Que peut-on dire après l’analyse qui précède ? Le trajet de soins est né d’un mauvais compromis entre des objectifs contradictoires : le GBO et la Fédération des maisons médicales souhaitent un système construit à partir des soins primaires qui assument tous les soins qu’ils peuvent faire correctement sans l’apport de la deuxième ligne. Pour les soins plus lourds et complexes où l’appui spécialiste est indispensable, on crée des trajets de soins qui organisent le partage des tâches entre les deux lignes sans que jamais les soins de la première ne restent sur le carreau. Il s’agit là de l’application du principe de subsidiarité, qui induit un échelonnement incitatif. Pour les mutualités, il s’agissait de contrôler le remboursement des tigettes dans un cadre très fermé de crainte d’une flambée des dépenses par les médecins généralistes. Pour l’Association belge des syndicats médicaux (ABSyM), il s’agissait de protéger l’extension illimitée du champ de la médecine spécialisée.

Qu’en est-il du trajet de soins rénal ?

Les résultats par régions sont encore plus contrastés que pour les trajets diabétiques. Non polémique, ce trajet a connu un succès phénoménal en Flandre. Ce sont d’ailleurs des néphrologues qui ont lancé la machine. Et qu’observe-t-on ? Une part importante des patients sont extrêmement âgés (entre 56% et 60% ont plus de 75 ans), pour lesquels des mesures préventives sont inefficientes (on ne peut en attendre que peu de gain en termes d’années à vivre ni même probablement en termes de qualité de vie). Les chiffres fournis par les évaluations montrent par ailleurs que de nombreux patients enrôlés présentent une fonction rénale meilleure que celle qui justifie une prise en charge par le trajet de soins (supérieur à bien supérieur à 45 ml de filtration glomérulaire). Les néphrologues présents lors de la dernière évaluation à l’INAMI ont eux-mêmes souhaité davantage de sélection à l’enrôlement et au maintien du trajet. Lors de l’évaluation 2017 (présentée en 2018), le nombre de patients enrôlés dans l’évaluation insuffisance rénale chronique (IRC) était de 18.000, mais seuls 15.000 d’entre eux étaient évaluables par les données du dossier médical global contre 21.000 par les données de l’agence intermutualiste (AIM). On assiste à un suivi plus rapproché chez le spécialiste et chez le généraliste. L’observation du nombre de contacts avant et après trajet IRC montre que la plupart des patients trajectés avaient déjà un contrôle annuel chez les médecins spécialistes (82%) et/ou deux fois par an chez les médecins généralistes (92%). Ce qui confirme le caractère peu concurrentiel du suivi des insuffisants rénaux préterminaux (à l’inverse du diabète de type 2 pour lequel la moitié des diabétiques sans insulines sont soignés par des diabétologues).

Évaluation globale

Malgré la malformation congénitale du système, on observera avec intérêt que, dès avant le lancement des trajets de soins, les chiffres de prise en charge se sont améliorés, la discussion sur les trajets de soins a donné un coup de projecteur sur les possibilités de mieux respecter les recommandations pour les soins aux diabétiques. Autre observation positive : l’amélioration s’est globalement maintenue entre le lancement et aujourd’hui. Mais il faut savoir que nous ne disposons d’aucun groupe témoin (les diabétiques non trajectés sont rarement comparables). Il faudrait revenir à l’idée initiale de Philippe Vandermeeren : définir le patient complexe. Ensuite, répartir la prise en charge concernant ce patient. Et pour les patients complexes nécessitant l’intervention directe du spécialiste, développer un trajet spécifique à partir d’un trajet générique4. Dans cette hypothèse, la Fédération des maisons médicales et le GBO pourraient adhérer et soutenir les trajets rénovés et contribuer à leur mise en place concrète. D’autant plus aisément que les équipes des maisons médicales sont en avance dans l’organisation des soins multidisciplinaires ambulatoires. Si la succession de la ministre Maggie De Block nous y autorise, nous repartirons de plus belle vers le patient complexe (qui bénéficiera de remboursements accrus) et le trajet générique adaptable à chaque situation concrète. Il n’est pas interdit de rêver.

Documents joints

  1. Nous excluons les cas de téléconsultation/conseil téléphonique auprès des spécialistes qui a priori peuvent concerner toutes les situations cliniques.
  2. S. Harris, J.F. Yale, E. Dempsey « Can family physicians help patients initiate basal insulin therapy successfully? Randomized trial of patient-titrated insulin glargine compared with standard oral therapy: Lessons for family practice from the Canadian INSIGHT trial », Canadian Family Physician, vol. 54, avril 2008.
  3. Qualité et organisation des soins du diabète de type 2 KCE reports vol. 27 B, 2006.
  4. Que nous avions commencé à produire à l’Inami avant que la ministre de la Santé publique ne le bloque pour lancer ses hospitalisations à domicile, retours précoces et autres projets maladies chroniques.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°86 - mars 2019

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