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Reconnecter la tête et le corps

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Santé conjuguée n°82 - mars 2018

Kinésithérapeute et psychothérapeute dans une maison médicale au forfait à Bruxelles, nous avons décidé de proposer aux patients qui le souhaitaient d’aborder leur suivi de concert.

Le XXe siècle a été porteur d’une multitude d’avancées et d’événements technologiques, scientifiques, géopolitiques, sociaux, etc. qui ont profondément modifié les points de repère et l’organisation de notre société. Nous sommes entrés dans une ère où tout s’est accéléré, notre société occidentale s’est mise à fonctionner de plus en plus vite, dans une optique de performance et d’hétérogénéité mettant progressivement le fonctionnement cognitif en lumière aux dépens de l’expression du corps, alors devenu un outil permettant à la tête de réaliser ses projets. Le corps est tu, ses limites niées. Nous avons désappris à sentir, comprendre, écouter, respecter son langage ; nous nous sommes mis à le subir et attendons qu’il souffre pour le soigner. En résumé, nous nous sommes dé-corporalisés, désincarnés, nous ne sommes plus qu’une tête. Et cette tête est soumise à ces mêmes contraintes ; notre esprit doit parvenir à s’organiser entre les obligations de l’environnement (sociales, professionnelles, financières…) et nos besoins/envies personnels. L’un ne devrait donc pas fonctionner sans l’autre, ils sont interdépendants et complémentaires… et pourtant, le lien s’étiole.

Principes communs

Au gré des échanges entre psychothérapeute (Gestalt) et kinésithérapeute (chaînes musculaires GDS), nous nous sommes découvert un point de vue commun sur l’expression de la souffrance psychocorporelle et sur les moyens de l’aborder. En effet, ces deux approches s’intéressent à la recherche de la fonction et à son fonctionnement en lui-même. Elles observent les potentiels et les ressources du sujet qui vont pouvoir (ré)émerger, même dans des endroits inattendus. Les approches en Gestalt comme en chaînes musculaires s’intéressent à la conscience du corps et à ce qu’il exprime. L’objectif étant de sortir des fonctionnements répétitifs connus et fonctionnels, mais trop rigides pour pouvoir s’épanouir en termes de confort et d’adaptabilité : que nous puissions faire appel aux potentiels nécessaires que nous avons en nous pour faire face à tout type de situation. Elles se basent également sur l’ « ici et maintenant ». Elles sont moins basées sur la technique (il s’agit davantage de grilles de lectures) et sont également basée sur l’expérience. En chaînes musculaires GDS, on évoque l’importance du rejeu d’étapes pas ou mal vécues pour leur redonner davantage de qualité. En Gestalt, en co-construction avec la patiente, nous tentons de remettre en mouvement les situations inachevées afin de retrouver de la fluidité dans la capacité de choix. En effet, en chaînes musculaires GDS, une étape mal vécue (naissance, étape marquante dans le développement neuromoteur, impact psychologique d’une situation, par exemple) peut être retravaillée dans le but d’en améliorer la qualité. Nous allons pour cela réveiller les sensations de structure solide du squelette et aller réharmoniser les chaînes musculaires les unes par rapport aux autres de façon à redonner de l’adaptabilité pour permettre au corps de s’organiser le plus justement possible face à telle ou telle situation. Et ce dans la recherche du « geste juste », c’est-à-dire celui qui nécessite le minimum d’énergie pour un maximum d’efficacité. Étant donné nos spécificités uniques, notre structure mentale, notre tempérament, notre posture et nos moyens d’expression corporelle, ce langage sera unique à chacun et l’équilibre à retrouver l’histoire d’une collaboration entre le patient et son kinésithérapeute. Une collaboration entre la tête et le corps à relier. La Gestalt thérapie propose de travailler sur l’expérience actuelle du patient. Il s’agira d’observer ce qui est à la frontière/contact dans l’ici et maintenant, c’est-à-dire : le corps, la voix, la mobilisation, les formes verbales. Le patient et le thérapeute sont au cœur de cette expérience et coconstruisent un ajustement pour remettre en mouvement une situation sclérosée dans le passé, une réalité figée par des mécanismes de blocage. Le but est de créer une nouvelle expérience et de donner au patient la responsabilité de ce qu’il apprend de lui et comment faire autrement. Pour se faire, un des piliers de la Gestalt thérapie est d’être présent au corps. Ce n’est pas une thérapie corporelle, mais la Gestalt s’intéresse à la conscience de soi dans l’interaction avec l’environnement. C’est à ce niveau-là qu’il nous semble trouver un point de convergence avec les chaînes musculaires.

Propositions thérapeutiques

Nous avons eu l’occasion de travailler de concert avec deux patientes qui ont accepté que nous partagions les informations utiles à l’élaboration de nos propositions « thérapeutiques ». La démarche a consisté à accompagner le cheminement en psychothérapie avec un appui corporel. Nous avons essayé de donner les rendez-vous le même jour afin de travailler dans le même « ici et maintenant », mais nous pensons maintenant que ce n’est pas une nécessité. Le travail a consisté en l’éveil de l’attention sur la perception du corps dans sa posture, ses sensations, sa constitution, l’effet des émotions sur celui-ci, où et comment, l’identification et la potentialisation des ressources à disposition. Leur prise en charge a commencé chez la psychothérapeute. Chez ces deux femmes qui traversaient une période de changement ou de besoin de changement, le corps criait sans être compris. Le fait de restructurer leur bassin, d’en refaire un socle, un ancrage, une solide base sur laquelle s’ériger et se mettre en mouvement d’une façon plus juste a pris sens. L’affect était également mis à rude épreuve chez les deux personnes et a nécessité d’en protéger l’intégrité. Elles ont pu alors s’appuyer sur ces sensations pour faire face à certaines situations où elles devaient poser des décisions, des limites ou des actes déterminants pour elles. À d’autres moments, il fallait pouvoir « lâcher prise » ou au contraire faire appel à ce qui nous permet de tenir debout. Les diverses techniques de prise de conscience corporelle et de reprogrammation de l’utilisation du corps consistent en du travail sur table (massages par accordages permettant de rappeler au muscle comment et avec qui il travaille, prise de conscience de la charpente osseuse pour développer son ressenti, sa structure et sa fonction, etc.) et de l’observation de la part du patient qui devient également actif et impliqué en cherchant sa posture et son mouvement plus juste à travers différentes expériences physiques, notions d’anatomie et exercices. La Gestalt étant particulièrement à l’écoute des sensations physiques, nos deux patientes ont appris à écouter les signaux de leur corps, à mieux percevoir ainsi leurs limites et l’impact des événements désagréables sur leur corps. Comme un dialogue à double sens, deux fois plus de chances de s’écouter et de se comprendre. Et développer ainsi la confiance en soi profonde. Étant donné leur implication personnelle totale, cette écoute des signaux de leur corps a très vite permis à ces patientes de développer des outils au niveau corporel et psychologique. Nous dirions même au niveau psychocorporel puisque le lien entre les deux redevenait plus consistant.

Une posture humble

Les échanges que nous avons pu avoir ainsi que cette courte expérience nous ont confortées dans l’idée que chaque individu est singulier, unique et que la posture de thérapeute se doit d’être empreinte d’humilité, car c’est le sujet qui nous apprend et nous guide dans son univers de fonctionnements. L‘accompagnement psychothérapeutique (et gestaltique) et l’accompagnement en chaînes musculaires GDS nous semblent profondément complémentaires, tant dans la lecture psychocorporelle que dans les modalités de l’accompagnement, ainsi que dans le vocabulaire utilisé. Il existe une multitude de techniques thérapeutiques, certainement toutes valables, mais nous sommes renforcées dans l’idée que nous ne pouvons plus dissocier le travail psychologique et corporel. Cela n’implique pas forcément un suivi « médicalisé », mais de permettre de reconnecter la tête et le corps, redonner une place valorisée aux deux. Il serait heureux de voir le corps médical et politique converger vers ce point de vue et élaborer des possibilités pour que chacun puisse prendre soin des deux ; ce qui implique pour certains d’importants changements dans leur environnement professionnel, social, familial… En effet, nous assistons à nouveau à un mouvement vers l’hyperspécialisation et la scission entre les compétences plutôt que des ponts et des collaborations. Notre système médical attend que nous soyons malades pour nous soigner, mais nous disposons d’une multitude d’outils pour… ne pas tomber malades. N’en déplaise aux lobbys pharmaceutiques et acharnés de l’evidence based medecine, il est possible de faire de la médecine préventive, comme développer un mode de vie plus sain pour ne pas tomber dans la souffrance et la pathologie. Les outils ne manquent pas, mais les choses ne sont pas organisées pour les rendre accessibles (freins financiers, géographiques, manque de temps, dévalorisation de certaines professions…). Mais ce début de collaboration nous a donné envie de poursuivre, de chercher, d’être curieuses, car ces prémices ont confirmé ce que nous savions déjà… oui… la tête et le corps ne font qu’un et ne doivent faire qu’un.

Documents joints

 

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°82 - mars 2018

Introduction

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