À quoi sert de soigner une problématique de santé si nous ne pouvons être certains qu’elle ne se reproduira ? À quoi sert de tenir à bout de bras les individus souff rant de maladies chroniques ? Ne faut-il pas plutôt les accompagner dans ce qu’ils sont pour les rendre autonomes ? Je reste convaincu qu’un bon professionnel de la santé communautaire est celui qui travaille pour se rendre inutile.
Quand on parle de soins, on ne parle pas « simplement » de manipulations. Les soins (en maison médicale comme ailleurs) sont autant préventifs, curatifs qu’éducatifs. Ils ne concernent pas simplement une relation duelle, mais ils nécessitent souvent un passage de l’individuel au collectif. Voilà un enjeu auquel les kinésithérapeutes doivent faire face. Ce passage au collectif qui, même s’il semble évident lorsqu’on évoque la santé communautaire, devient rapidement un réel défi. Ce travail de réflexion demande un temps pour se poser et pour évaluer les situations individuelles, les mettre en regard des enjeux de santé publique. Cela nécessite de pouvoir évaluer les problèmes potentiels en partant des ressources de la population. Approcher les problèmes par les ressources : voilà encore une difficulté de notre système de santé (que l’on pourrait appeler système de maladie). En effet, l’approche classique vise à exploiter les défaillances de l’individu, les risques qu’il prend, ses symptômes, et à les soigner. Cette vision linéaire n’a pas sa place dans l’approche en santé communautaire. La démarche en santé communautaire est complexe dans la nécessité de co-construction qui donne cette temporalité toute particulière dans une société dans laquelle on prône l’immédiateté. Ce travail se fera toujours avec les patients, que se soit dans l’identification des problématiques éventuelles (analyse résolument tournée vers les ressources des bénéficiaires) ou dans l’élaboration d’objectifs ou d’un programme d’activité.Laisser une place au bénéficiaire
Les kinésithérapeutes occupent une place essentielle dans les maisons médicales. Ils y sont parfois responsables de l’aspect santé communautaire, mais ils en sont de toutes les façons un maillon incontournable. De nouveaux enjeux de la santé publique et de la santé communautaire au sein même des quartiers sont devenus prépondérants. Bien loin d’une pratique de cabinet « classique » cette expérience nécessite des fondamentaux auxquels tous ne sont pas forcements sensibilisés dans leur formation initiale. En maison médicale, le kinésithérapeute sera amené à travailler en interdisciplinarité. Partager la responsabilité des bénéficiaires avec les autres professionnels et les bénéficiaires eux-mêmes ne va pas de soi. Cela nécessite une posture différente de celle de la pratique en cabinet où le kinésithérapeute sera confronté à des contacts singuliers (relation duelle soignant/soigné). Cette relation ne laissera que peu de place à la conception de la santé comme étant un état de bien-être physique psychique et social, et cela parce que la pratique d’indépendant est soumise à des objectifs de rentabilité. La pratique en maison médicale se colore d’une temporalité différente, le kinésithérapeute aura des objectifs différents. De plus, il pourra compter sur les autres professionnels de la maison médicale pour apporter une complétude dans les soins. La complexité du travail ne s’arrête pas là, il faut la participation du bénéficiaire. Pour ce faire, quoi de mieux que de le considérer et de l’impliquer dès les premières étapes de la réflexion ? Les kinésithérapeutes devront consulter la population, évaluer les enjeux qui la meuvent. Cette étape est sans doute la plus difficile, car comment mener la population vers l’autonomie si on se substitue à elle dans son expérience de santé ? Elle est aussi énergivore et demande parfois un travail de suscitation d’une participation à laquelle la population n’est pas habituée dans d’autres lieux de soins. Ce travail nécessite de « jouer les médiateurs » entre ceux qui prennent la parole facilement, les leaders, et d’autres qui n’osent pas parler. Il nécessite de rendre la personne (le groupe ou la communauté) actrice de sa santé et du changement qu’elle désire. Le professionnel de la santé en général, le kinésithérapeute en particulier, doit faire un pas de côté pour laisser cette place au bénéficiaire. Sortir de cette posture d’expert et reconnaître l’expertise du bénéficiaire en ce qui concerne sa santé ne va pas de soi et est profondément déstabilisant. Le kinésithérapeute sera dès lors dans l’obligation d’accepter que les priorités fixées par la santé publique, ou celles identifiées comme telles par le professionnel, ne seront pas les priorités des bénéficiaires. Quant à l’évaluation – souvent considérée comme finale, comme la vérification de l’atteinte des résultats –, elle devra intervenir à chacune des étapes de la démarche d’action communautaire en santé. Des indicateurs devront être construits et les résultats ne seront, sans doute, évaluables qu’après une longue période. Vous comprendrez à quel point connaître la population avec laquelle on travaille, connaître les déterminants influençant sa santé, lutter contre les inégalités sociales en santé, favoriser la participation des bénéficiaires… deviennent de nouveaux enjeux du métier de kinésithérapeute.Un changement global d’approche
L’approche biomédicale pure, anciennement prônée pour les kinésithérapeutes, doit évoluer, et spécialement pour ceux qui travaillent ou travailleront en maison médicale. Le travail entre le soin et la maîtrise des enjeux de santé publique, la part importante de l’aspect préventif prenant le pas sur les manipulations, l’autogestion (pour nombre de maisons médicales) rendent le travail beaucoup plus complexe. Il demande une approche différente. Le postulat de certains « formateurs » en kinésithérapie est la nécessaire transformation des études. Ils estiment fondamental de rajouter l’aspect social ou encore de travailler des compétences en lien avec le savoir-être. Des initiatives vont déjà dans ce sens : via son organisme de formation permanente (le CREA), l’HELB Ilya Prigogine propose une formation théorique en santé communautaire de 270 heures pour des kinésithérapeutes travaillant dans ce domaine. De son côté, la Fédération des maisons médicales propose également des conférences et des formations spécifiques. Une complexité accrue Le travail du kinésithérapeute relève de cette complexité toute particulière à l’action communautaire en santé. Mais cette complexité s’avère de plus en plus présente dans tous les champs de la santé. La réflexion linéaire qui consiste à diagnostiquer un problème, à en soigner un aspect pour arriver à sa résolution et tout cela dans une relation inégalitaire du professionnel détenant une expertise et du patient dans une position passive, ne devrait sans doute plus exister. Les modèles en soins évoluent et des écoles en partenariat avec les universités (HELB-Prigogine et ULB, par exemple) se réunissent pour réfléchir à un modèle dit « Modèle de partenariat humaniste en santé ». Ce modèle pourrait être transposé à chaque formation en santé et réfléchit à redonner sa juste place au bénéficiaire expert de son expérience en santé dans une relation partenariale et avec une posture humaniste. Le métier de kinésithérapeute en maison médicale a sans aucun doute encore de belles évolutions devant lui !Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°82 - mars 2018
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