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Quinze mois de moratoire : impact sur le paysage des soins


Santé conjuguée n°82 - mars 2018

Le cabinet de la ministre de la Santé a annoncé la levée du moratoire sur les accords forfaitaires. Qui a gagné quoi ? Quelle leçon peut-on en tirer ?

C’est une bonne nouvelle à bien des égards. La ministre avait confié au bureau d’études KPMG une analyse des maisons médicales « pour voir si chaque euro est bien utilisé ». Récemment, le Corporate European Observatory, une ONG qui étudie le lobbying au sein de l’Europe, a publié un rapport sur les groupes qui œuvrent à la privatisation des soins de santé1. Et il s’avère que KPMG est l’un des trois acteurs les plus importants dans ce domaine. Ça signifie que, même à la lumière d’un audit strictement financier, et mené par des experts non suspects de nous être favorables, le dispositif de la maison médicale au forfait est validé comme une pratique de qualité. Le soupçon de mauvaise gestion, l’accusation de coûts inutiles est également levée. C’est un fait, qui n’est pas contestable (sauf par la calomnie, sur laquelle on reviendra plus bas). Le résultat de l’audit pourra être opposé, dans le futur, à d’éventuelles autres tentatives de déstabilisation. C’est la conclusion d’un épisode qui a permis à la population d’exprimer ses attentes et son soutien. Un peu partout, dans la rue lors des manifestations, sur les réseaux sociaux, à l’accueil des maisons médicales, on a vu des citoyens prendre la parole pour s’élever contre le mauvais procès fait aux pratiques forfaitaires. Au-delà du forfait lui-même, on les a vus prendre la défense de leur maison médicale comme un soutien essentiel dans leur existence, et des maisons médicales en général comme un élément indispensable du système de santé. Les travailleurs ont pu partager les enjeux de leur pratique et, parfois, reprendre conscience du sens de leur engagement. Certains de nos soutiens ont été amenés à se manifester clairement. Le moratoire aura dopé la détermination du mouvement et revivifié les alliances. Les maisons médicales à l’acte et au forfait ont redécouvert les valeurs et les combats qui les lient. Elles auront été dans l’actualité des mois durant et, pour une fois, avec des analyses documentées qui permettent de mieux comprendre notre modèle. Notre secteur a gagné une visibilité et une intelligibilité que nous considérions comme insuffisante. Le coup d’arrêt pendant quinze mois n’aura pas permis d’empêcher la progression globale du forfait, et donc la poursuite du transfert d’une partie des dépenses de la deuxième ligne vers la première. Mieux, l’audit a fourni des arguments pour une augmentation de l’enveloppe du forfait. La Fédération des maisons médicales a décidé dès le départ de ne pas s’opposer à l’audit, de rencontrer les auditeurs et d’accompagner les maisons médicales dans la démarche. Ce choix difficile était en totale cohérence avec toute l’histoire de notre mouvement. Reconnaissons qu’il est arrivé à beaucoup d’entre nous de douter de cette position. Nos représentants ont eu à la défendre, à l’expliquer. Et c’est normal ! Des débats parfois houleux, mais plein de sens, ont eu lieu. Au terme de cette saga, on ne peut pas affirmer que c’est notre stratégie qui a permis la levée du moratoire. Par contre, il est indéniable que, ce résultat une fois acquis, la participation des maisons médicales leur donne une grande légitimité pour s’en revendiquer. Nous restons fidèles à notre tradition de transparence et de coopération.

On aaa gaagné !

Ce n’est, néanmoins, que le retour à la situation de départ, qui n’est pas satisfaisante. La revalorisation du forfait, son ouverture à d’autres professions, la mise en œuvre d’un calcul anticipatif en fonction d’une analyse prédictive des besoins réels de la population soignée redeviennent des priorités. Bien au-delà, le régime d’austérité se poursuit, qui amènera encore des restrictions pour les usagers et les travailleurs de santé. Le système de soins n’est pas restructuré, la première ligne n’est pas revalorisée. La ministre n’a pas écarté les lobbys de son cabinet. On revient à la situation de départ concernant l’aspect administratif du système forfaitaire, mais c’est dans un contexte qui se dégrade, et dans un cadre défavorable. En ce début de période préélectorale, la stratégie de la N-VA auprès de son électorat semble être la surenchère dans les attaques contre le financement de la Sécurité sociale, ruinant les efforts du gouvernement pour présenter aux francophones des lendemains qui chantent les louanges de la rigueur budgétaire. Néanmoins, ça reste une victoire. Est-ce notre victoire ? Ce n’est pas si simple. D’abord, comme on le dit plus haut, il s’agit plutôt d’une reculade de la ministre. Diable ! Nous aurions fait reculer Mme De Block ? Il faut prendre la mesure de notre pouvoir d’influence, ce qui conduit à se demander si d’autres acteurs ont pu peser, peut-être dans des sens contradictoires, à différents moments. L’approche communautaire a joué, elle aussi, sans qu’on puisse vraiment établir ce qu’elle a provoqué. L’Inami, un des lieux par excellence de la concertation à la belge, organise les rapports de forces entre parties prenantes dans le système de soins. Au départ, la décision du moratoire et de l’audit a été imposée au Conseil général par les représentants du cabinet De Block. Mais, à bien considérer les choses, il a sans doute fallu, pour que ce soit possible, qu’une partie des autres composantes y trouvent un intérêt ou en espèrent quelque chose2. À l’inverse, les syndicats interprofessionnels et certains syndicats médicaux ont dû tenter d’intervenir sur la levée du moratoire, même si l’actuel cabinet est réputé pour sa pratique du black-out. L’Alliance nationale des mutualités socialistes, par exemple, très mobilisée dans la dynamique d’opposition au gouvernement fédéral, est également engagée dans une réflexion sur la création, à son initiative, au sein du groupe Solidaris, de centres médicaux de première ligne au forfait. On peut supposer qu’elle aura tout fait pour empêcher que le moratoire se prolonge longtemps encore. Il faut tenir compte aussi de la montée en puissance des pratiques forfaitaires qui ne se rattachent ni à notre Fédération, ni à la Vereniging van wijkge- zondheidscentra, ni à Médecine pour le peuple. Cette montée en puissance est encore relative, mais bien réelle. Dernière fédération créée (en 2013), la Fédération des pratiques forfaitaires (FEPRAFO) compte dix-huit maisons médicales : sept en Flandre, sept à Bruxelles et quatre en Wallonie, et quelque 50 000 patients. Une part de cette mouvance est politiquement plus proche que nous ne le sommes des cabinets libéraux, et le moratoire tombait mal pour leurs représentants dans ce qu’on peut décrire comme une dynamique de conquête de parts de marché.

Le vrai visage de l’Absym

Il reste, enfin, un élément tout à fait réjouissant à mettre en lumière. C’est la réaction de l’Absym, l’Association belge des syndicats médicaux. Fin janvier, un journaliste demandait à la Fédération des maisons médicales pourquoi le communiqué de presse du syndicat médical regrettait la levée du moratoire. Question candide ou perfide ? Puisqu’elle est posée, répondons-y. Avec gourmandise. L’historien Carl Havelange publiait en 1990 un intéressant ouvrage qui décrit les relations entre les corporations médicales et les pouvoirs politiques, dans la durée3. Ce travail très documenté met en évidence l’ambivalence qui caractérise ces relations. À la fin du XVIIe siècle, les corporations se créent en s’appuyant sur le pouvoir du Prince pour se distinguer des barbiers, guérisseurs, charlatans et apothicaires. Elles réclament, à la fois, la validation de leurs prérogatives et la reconnaissance de leur indépendance. « Quelques-uns d’entre nous, animés par l’amour de la science, frappés de la déconsidération toujours croissante de notre profession et de l’oubli dans lequel nos gouvernants semblent la laisser, persuadés que le seul moyen d’y porter remède était de réunir le corps médical en un seul faisceau intimement uni par les liens de la plus franche cordialité, résolurent, il y a un an, de fonder la Société de médecine de Liège.4 » Bien plus tard, les corporations s’offriront pour être l’instrument de la mise en œuvre de l’idéal hygiéniste de la société de la modernité « Entre l’État et la corporation, les professions médicales trouvent, au XIXe siècle, les ressources de leur dynamisme. Nulle question, nulle polémique, nulle réalisation n’échappe à cette double détermination qui seule permet de comprendre l’évolution du corps médical vers une cohésion toujours mieux affirmée. Parallèlement se précise et se transforme l’image du médecin : il était, au XVIIIe siècle, l’agent isolé d’une forme de guérison perçue comme strictement individuelle ; il devient maintenant l’instrument d’une lutte collective contre la maladie », écrit Havelange. Un instrument qui, du coup, prétend à une légitime rétribution par la société, mais se revendique toutefois totalement indépendant, ne se soumettant qu’à des associations de pairs, autorégulés et autoproclamés. Au XXe siècle, quand le pouvoir a été peu ou prou intégré par le mouvement ouvrier, ces relations ambigües sont devenues carrément problématiques. La Sécurité sociale, qui inclut l’assurance soins de santé, s’est construite en Belgique sur un système de financement largement basé sur les cotisations sociales des travailleurs et des employeurs. C’est donc avec les partenaires sociaux, et avec les mutuelles représentant les usagers, que ces organisations corporatistes ont eu à négocier, à partir de la Seconde Guerre mondiale, à la fois leur reconnaissance, leur indépendance, et le financement des prestations de leurs membres. L’Absym est, encore aujourd’hui, dans la droite ligne de cette histoire connectée à l’ancien monde. Elle s’est toujours placée dans une posture idéologique d’opposition à la moindre tentative de régulation publique, à toute démarche d’organisation rationnelle du système de soins de santé. Les chambres syndicales, précurseurs de l’Absym, ont initié en 1963 la première grève historique des soins pour constituer un bloc des médecins contre les pouvoirs publics (en l’occurrence, un ministre de la Santé issu du mouvement mutuelliste). L’échec de la deuxième grève, en 1981, a vu l’émergence de la Fédération des maisons médicales et, en parallèle, celle d’un mouvement de prise de conscience qui a permis la fin de l’hégémonie des chambres syndicales et l’arrivée d’autres syndicats médicaux, certains porteurs d’une véritable transformation du système de santé. En résumé, l’arrivée des maisons médicales comme interlocuteurs des pouvoirs publics correspond très exactement à la fin du monopole de ce qui allait devenir l’Absym. Son communiqué de presse à l’occasion de l’annonce de la fin du moratoire5 est une fantastique contre-publicité. Outre le caractère hystérique auquel nous ont habitués certains de ses responsables, il y a, cette fois, des insultes, qui ne peuvent que révolter les médecins qui pratiquent le forfait. Pire encore, il y a quelque chose de l’ordre de la diffamation, vis-à-vis de laquelle nous verrons quelles seront les réactions devant la justice. Les prochaines élections syndicales des médecins, qui seront organisées avant l’été, fournissent l’occasion d’une autre réaction. Le vote en faveur de l’Absym est très majoritairement le fait des médecins spécialistes. Les généralistes francophones qui votent le font, pour la plupart, pour le Groupement belge des omnipraticiens (GBO), qui vise la défense et la reconnaissance de la place centrale des médecins généralistes dans l’organisation des soins. Mais seuls 50% des généralistes belges ont exprimé leur vote en 20146. L’Absym vient de se confirmer ennemi déclaré des maisons médicales. Nos généralistes savent à quoi s’en tenir. Il leur appartient de renforcer par leur vote le Cartel composé du GBO, du Syndicaat van vlaamse huisartsen (SVH, l’équivalent flamand du GBO) et de l’Algemeen syndicaat van geneeskundigen van België (ASGB, le syndicat flamand mixte rassemblant des généralistes et des spécialistes).

Documents joints

 

  1. Corporate lobbying infl uence over the Council of the EU, https://corporateeurope.org, 6 décembre 2017.
  2. Au Conseil général de l’assurance soins de santé, les représentants de ceux qui assurent le fi nancement de l’assurance (à savoir les employeurs, les travailleurs salariés, les travailleurs indépendants et les représentants du gouvernement) disposent des trois quarts des mandats, les organismes assureurs d’un quart.
  3. C. Havelange, Les Figures de la guérison (XVIIIe-XIXe siècles), une histoire sociale et culturelle des professions médicales au pays de Liège, Presses universitaires de Liège, 2013.
  4. Ch. Wasseige, président de la Société, lors de la séance anniversaire du 14 mai 1846.
  5. « Maisons médicales : la médecine générale comme hamac ? », www.absym-bvas.be/ actualite, 22 janvier 2018.
  6. P. Drielsma, « Les élections syndicales médicales 2014, un petit tremblement de terre… », in Santé conjuguée n°69, décembre 2014.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°82 - mars 2018

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