Il y a plus de 20 000 kinésithérapeutes en Belgique. Nous ne les avons pas tous rencontrés, mais nous sommes allés aux devants de quelques-uns d’entre eux. Entre états d’âmes et grande satisfaction du métier.
En maison médicale ou en pratique libérale, à Bruxelles ou en Brabant wallon, à Liège, à Châtelet ou à Habay-la-Neuve, les réalités sont quelquefois différentes, mais pas tellement. Voici quelques instantanés saisis en ville et au bord des champs, en bavardant autour d’une tasse de café. Des moments de la vie professionnelle d’une dizaine de kinésithérapeutes, des moments faits de petites joies, mais aussi de quelques frustrations.Du curatif, mais pas que…
Ils sont quatre à la maison médicale La Brèche, à Châtelet. Quatre kinésithérapeutes à se partager les soins curatifs apportés aux patients, mais pas uniquement. « Nous sommes aussi tous investis dans une cellule de travail : promotion santé et partenariats, tableau de bord, cellule sérénité/pérennité… On travaille sur le portail de la Région wallonne pour les subventions, on remplit les demandes de projets. On a aussi une cellule bâtiment, car nous allons construire des locaux plus adaptés », explique Marie Léonard. Ils sont également, comme les dix-sept membres de l’équipe, administrateurs de leur maison médicale. « C’est un choix, ça prend du temps, mais c’est positif », ajoute-t-elle. La vision de la médecine, c’est aussi la prise en charge du patient de façon globale. « Le collectif amène énormément de choses, poursuit-elle. Avec des patients âgés et isolés, par exemple, on est parfois à la limite du médical, du social, du convivial. On essaye de sortir de la routine, de les rendre autonomes en les faisant sortir de chez eux. » Pour le groupe équipote, elle travaille en étroite collaboration avec le diététicien et l’assistante sociale de La Brèche. Ensemble, ils ciblent les patients âgés avec un mélange d’activité physique, de renforcement musculaire et d’atelier culinaire mensuel. D’autres domaines sont aussi exploités. « Grâce au Fonds des affections respiratoires (FARES) et à la Fédération des maisons médicales, nous avons mis en place un cycle de pleine conscience. On organise chaque semaine des séances de gymnastique douce pour les patients douloureux chroniques, avec parfois des marches, des sorties à la piscine. » Les collaborations et les partenariats s’étendent. « On rejoint d’autres groupes ou on s’associe à d’autres membres de l’équipe pour mener des actions ponctuelles : de la relaxation dans un atelier-tabac, par exemple, ou la réalisation de capsules informatives sur le sommeil et les médicaments. » Ce sont les kinésithérapeutes de La Brèche qui ont initié en 2010 le projet Sportez-vous mieux, aujourd’hui porté par le Plan de cohésion sociale de la ville. Tous les deux ans, l’évènement est axé sur l’activité physique, l’équilibre et la prévention des chutes pour les patients de plus de soixante-cinq ans. Ils ont aussi dressé le premier cadastre des possibilités locales d’activité physique, que la ville a également repris à son compte. « On travaille en lien avec le réseau, le centre local de promotion de la santé, le centre culturel, l’Observatoire de la santé du Hainaut… » Comme la société, les salles d’attente sont multiculturelles. Mais il ne faut pas toujours venir de loin pour être mal compris. « Même en français, c’est parfois compliqué avec les patients qui ne le maîtrisent pas. Ça nous met dans des situations cocasses, comment savoir ce dont ils souffrent exactement quand leur médecin indique un laconique ‘problème de dos’ sur la prescription ? », dit Nicolas Degrève, qui apprécie chaque occasion d’échanger quelques mots dans la langue de ses patients. Mais un interprète est parfois indispensable. À La Passerelle, la maison médicale située en Outre-Meuse, à Liège, les talents linguistiques de Rémy Tello sont très souvent sollicités pour communiquer avec les patients. Outre le fait d’être kinésithérapeute, il maîtrise l’italien, l’espagnol, l’anglais et l’arabe. Mais ce ne sont pas ses seules compétences. Il est aussi référent informatique pour le logiciel Pricare auprès de ses collègues et, pendant un temps, auprès de la Fédération. « Tout cela m’amène à consacrer un tiers-temps à du travail administratif. Ma charge mentale est parfois pénible au quotidien, dit-il, mais quand j’objective les choses, je suis vraiment très content de ce que je fais ! » En effet, le volet administratif peut être envahissant : les notifications, les bilans fonctionnels, les demandes de pathologies que normalement les médecins devraient introduire eux-mêmes, les patients qui oublient ou qui égarent leurs papiers, leurs prescriptions, leur vignette… « Ce n’est pas que ça prenne tellement de temps, mais il ne faut pas que l’on perde cela de vue d’une séance à l’autre », note Danièle Bourgeois, de la maison médicale d’Habay-la-Neuve, qui trouve ces à-côtés pesants.Toute une vie de formation
Rémy Tello s’est lancé dans une formation de trois ans en thérapie manuelle. « J’ai besoin de m’émanciper intellectuellement. Divers outils permettent d’améliorer la clinique, l’anamnèse. Je reviens au boulot nourri d’une énergie fabuleuse que j’ai envie de transmettre à mes patients », dit-il. L’heure est à la validation des compétences : qualifications professionnelles particulières (QPP), formation continue et promotion de la qualité stimulée par l’octroi d’une prime (Pro-Q-Kine). Mais il peut être difficile cependant de concilier travail et formation. Marie Léonard s’est spécialisée dans deux domaines après ses études : la kinésithérapie cardiovasculaire et la kinésithérapie abdomino-pelvienne. A toutes fins utiles, elle a introduit son dossier de validation QPP in extremis à la fin 2016. « Depuis lors, pas de nouvelles… » Comme elle, même s’ils sont tous omnipraticiens, les kinés rencontrés ont souvent plusieurs cordes à leur arc. Trois kinésithérapeutes travaillent à la maison médicale d’Habay. Véronique Langouche est orientée vers la neuropédiatrie. Danièle Bourgeois est formée en urogynécologie, en kinésithérapie respiratoire, en niromathé (massage réflexe) et en drainage lymphatique manuel. « J’utilise le percussionnaire en kinésithérapie respiratoire et un appareil en endermologie LPG dont je me sers en outre en thérapeutique pour les cicatrices, les brûlures, les courbatures et les contractions », explique-t-elle. C’est son propre matériel, qu’elle a amené avec elle en rejoignant l’équipe de la maison médicale. « On a tous nos préférences », dit son collègue Fabrice Jacques qui a d’abord étudié l’éducation physique, ce qui lui ouvre le champ du sport et de l’orthopédie. Il a bien l’intention de continuer à se former, mais la démarche est compliquée : « Au début de ma carrière, dit-il, j’avais le temps mais je n’avais pas l’argent. Maintenant c’est l’inverse ! » Danièle reconnait que le manque d’information et le manque de temps la freinent aussi pour se lancer dans un processus de validation de ses formations. « Et puis le bouche-à-oreille fonctionne déjà très bien pour la qualification et la renommée », ajoute-t-elle. Dans le sud du Luxembourg, ils se sentent fort isolés. « Par ici, toutes les routes sont longues », schématise Danièle. Des choses s’organisent bien à la Haute École Robert Schuman de Libramont ou à l’hôpital d’Arlon, mais c’est rare. Même en soirée, c’est difficile d’assister à des conférences : comment être à Bruxelles, à Mons ou, au plus près, à Namur à 20 heures après une journée de travail ? Fabrice Jacques résume la situation : « je devrais arrêter de soigner les gens pendant une journée pour pouvoir me former, ce qui est tout de même paradoxal. »Le poids des contraintes
Le statut des kinésithérapeutes joue beaucoup dans le choix – résigné ou assumé – de se rendre chez leurs patients. En maison médicale, tous se déplacent. Le rayon d’action de La Brèche est d’une dizaine de kilomètres (Châtelineau, Châtelet, Bouffioux, la périphérie de Farciennes). « On s’organise pour regrouper les domiciles proches dans un même trajet. » Ici, pas de zone bleue, pas de parking payant ni d’embouteillages tant qu’on évite la sortie des écoles. En quelques minutes, on se retrouve garé devant la maison du patient. C’est pareil à Habay-la-Neuve, où les kinés circulent à vingt kilomètres à la ronde. Soit quelques minutes de voiture… de quoi faire pâlir d’envie les citadins. « J’étais au téléphone en plein été avec une collègue de Charleroi, raconte Danièle. Je cherchais une place de parking à l’ombre. Elle m’a répondu en riant qu’elle, elle cherchait une place tout court ! » En ville en effet, c’est le hic. À Liège, Rémy a définitivement résolu le problème en optant pour le vélo. Une centaine de kilomètres par semaine à travers le quartier : « C’est ma petite bouffée d’oxygène », dit-il. Pas d’accident majeur à déplorer jusqu’à présent, à part la rupture d’un câble de frein en plein rond-point : plus de peur que de mal, et une nouvelle bicyclette. Barbara Deronchène est kinésithérapeute indépendante. Elle exerce en Région bruxelloise depuis une quinzaine d’années. Elle a abandonné les visites à domicile vu la complexité des déplacements et du parking dans la capitale. Remboursée 1,01 euro le déplacement (quelles que soient la distance et la durée), on comprend vite pourquoi. Il y a aussi la question de l’équipement, pas toujours transportable. « La qualité des soins est parfois différente, ajoute Danièle Bourgeois. Et à domicile, c’est nous qui nous nous faisons mal au dos… » À Braine-l’Alleud, dans le Brabant wallon, Sophie Gillard se rend régulièrement chez ses patients, motivée en cela par son début de carrière. « Cela m’apporte des patients, reconnaît-elle. Mais aussi, cela me permet de me rendre compte de leurs difficultés quotidiennes ou de leurs mauvaises habitudes. Certains ne sont pas mobiles du tout, mais c’est vrai que, dès que c’est possible, on ramène les séances au cabinet. » Elle est indépendante. « J’ai fait le choix de ce statut, car il n’y a plus guère que les maisons de repos qui proposent des contrats de salarié. Et il est rare qu’un kinésithérapeute puisse être salarié à temps plein. » Elle a décidé d’être conventionnée. « Je préfère demander le minimum au patient qui bénéficiera aussi d’un remboursement plus important que si j’étais déconventionnée, explique-t-elle. Ça me permet également de développer ma patientèle. » Pour Barbara Deronchène en revanche, le déconventionnement est une évidence. « J’ai suivi de longues études, justifie-t-elle, et je continue à me former depuis des années, souvent très chèrement. Ce n’est ni acceptable ni valorisant de travailler à un tarif plancher quand on voit par ailleurs ce que demandent des thérapeutes sans aucune formation reconnue. » Fabrice Jacques est au taquet quand il s’agit d’évoquer les questions financières. « Cela fait quatre ans que les honoraires sont bloqués. La kinésithérapie ne dispose pas d’un ordre comme les médecins, et ça fait des années qu’on demande que la nomenclature soit revue… La reconnaissance de la profession auprès des instances n’est pas bonne. Sans dire qu’il y a longtemps eu une division entre les différentes associations professionnelles, déplore-t-il. On pourrait faire grève, mais ça n’a aucun impact. Ce n’est pas une profession qui se mobilise beaucoup. » Nicolas Degrève embraye sur le principe de la double exclusive, cette particularité propre aux soignants qui travaillent dans une maison médicale financée au forfait. « Il y a quelque chose de plutôt cohérent dans l’exclusive, dit-il : si on la demande au patient, cela a du sens de la demander au thérapeute. Mais la manière dont c’est fait actuellement n’est peut-être pas optimale. » Cela n’a pas de sens à ses yeux, lui qui habite à quarante kilomètres de la maison médicale au forfait à laquelle il a lié mon numéro Inami. « Du coup je ne peux pas travailler ailleurs en vertu des risques de concurrence… a priori je ne vois aucun patient parcourir une telle distance pour consulter plusieurs fois par semaine. »L’apport de la multidisciplinarité
Le travail en équipe est une ressource pour de nombreux kinésithérapeutes. Sophie Gillard exerce dans un cabinet privé qu’elle partage avec une consœur et dans un centre médical. « Je suis indépendante, mais pas isolée, nuance-t-elle. Dans le domaine de la santé, il est important de travailler en pluridisciplinarité afin de prendre en charge de façon optimale le patient. » Des sujets délicats peuvent être partagés et des solutions trouvées. « Une difficulté à laquelle je n’ai pas, ou très peu, été confronté pendant mes études et mes stages, c’est l’hygiène des patients, confie Nicolas Degrève. Comment aborder ce sujet avec eux ? Moi, j’ai un peu du mal. Si on en parle brutalement, on risque de les vexer ou de les perdre. Si on y va trop en douceur, rien ne va changer. » Les kinésithérapeutes sont des vigies, ils côtoient les patients plus fréquemment que les médecins, et souvent lors de séances plus longues. « On a tendance à tisser des liens, un rapport tout autre. On prend le temps, on reçoit des informations pertinentes sur leur entourage, leur milieu de vie, dit Rémy Tello. Ils nous lâchent des informations qu’ils ne diraient jamais à leur médecin…. leurs habitudes alimentaires, par exemple, le fait de boire un coup de trop. » Un de ses tout jeunes patients souffrait de bronchite chronique sans qu’on parvienne à en déterminer les raisons. « Jusqu’à ce que sa mère nous dise qu’elle élevait des rongeurs, explique Rémy. C’est venu au fil d’une conversation. On en a parlé au médecin et à l’assistant social. On travaille sur tous les angles. » Très pratiquement, la proximité avec les médecins fait gagner du temps. « Quand on souhaite une prolongation de séance pour un patient, il suffit de passer une tête dans le bureau d’à côté », dit Fabrice. Les échanges vont dans les deux sens. « Les médecins nous demandent aussi plus facilement ce que nous pouvons faire pour l’une ou l’autre pathologie, car il y a des domaines qu’ils connaissent moins bien, comme l’orthopédie, par exemple, ajoute sa collègue Danièle. On improvise des consultations communes. » En maison médicale, les patients sont parfois reçus par des kinésithérapeutes différents, en fonction des disponibilités. « Ils restent bien entendu attachés à leur thérapeute de référence, note Danièle, mais on se rend compte que ce n’est pas plus mal d’en changer de temps en temps. Chacun de nous peut leur apporter quelque chose, pour certaines pathologies en tout cas. C’est intéressant d’avoir un regard différent, une approche différente. » Il arrive aux collègues médecins de Rémy Tello de lui référer des patients pour une seule séance, afin qu’il établisse une sorte de diagnostic avant de leur prescrire neuf d’emblée. « Le kiné prend une place dans la prise en charge globale du patient, dit-il. C’est logique, c’est lui l’expert ostéo-articulaire et musculo-squelettique. C’est une forme de reconnaissance. » Le patient peut aussi s’adresser directement à son kinésithérapeute, comme le constate Bénédicte Dubois, de la maison médicale Alpha Santé, à Schaerbeek. « Un patient, déjà venu consulter le kiné, peut s’adresser directement à lui pour un autre épisode. Parce qu’un climat de confiance s’est installé et qu’il se tourne naturellement vers lui pour faire le point. La structure maison médicale permet ‘ce raccourci’ parce qu’il y a un dialogue franc et respectueux entre les médecins et les kinésithérapeutes. » Les kinés jouent également un important rôle de prévention, « qui n’est certes pas assez reconnu par l’Inami, souligne Bénédicte Dubois, mais que chacun peut développer selon ses capacités. Personnellement, j’aime soigner les problèmes chroniques parce que je peux davantage travailler sur l’apprentissage du geste juste, sur le changement. »« J’aime mon travail »
Matthieu Normand travaille depuis un an à La Brèche. C’est sa première expérience professionnelle. « Les difficultés du métier, je ne les ai pas encore vues, confie-t-il, enthousiaste. En commençant mes études, je savais déjà que je voulais travailler dans une maison médicale. J’ai eu cette chance et j’aime ce que je fais. Il y a l’aspect curatif et il y a tout le reste, c’est un fonctionnement qui n’existe pas ailleurs. » Son collègue Nicolas, trois ans en maison médicale, ne savait en revanche pas du tout ce que c’était avant d’y faire un stage. « Je n’en avais jamais entendu parler à l’école ni ailleurs… », avoue-t-il. Il a d’emblée été séduit par la pratique de groupe : « travailler tout seul toute la journée dans mon cabinet n’est pas un truc qui m’attire. En tous cas pas pour l’instant. » L’aspect communautaire, social, l’autogestion le satisfont, « même si on n’a pas tous les mêmes idées sur tous les sujets et que les chemins ne sont pas les mêmes, nous cherchons un idéal commun. » Fabrice constate que les patients vont plutôt avec plaisir chez le kiné. « Notre métier, la profession en elle-même est très valorisante. » Satisfaction comparable chez Rémy Tello : « Je fais ce que j’aime, j’aime le profil des patients que je soigne, je me sens autonome dans la réalisation de ce que je peux faire. »Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°82 - mars 2018
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