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Les CPAS en ligne de mire

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Santé conjuguée n° 80 - septembre 2017

Regards croisés de Luc Vandormael, président de la Fédération des CPAS de l’Union des villes et communes de Wallonie, et de Bernard Taymans, président de la Fédération wallonne des assistants sociaux de CPAS (FéWASC).

Les fédérations de CPAS ont manifesté leur vive inquiétude par rapport à la proposition de loi de la N-VA prévoyant de nouvelles exceptions au secret professionnel et par rapport à la manière peu claire dont le texte est rédigé. Cette proposition est aujourd’hui votée mais encore susceptible d’être l’objet de recours. Il faut d’abord affirmer de la manière la plus nette que les CPAS ne couvrent pas les terroristes et qu’ils sont convaincus qu’il faut mettre en œuvre les moyens sécuritaires adéquats pour éradiquer ce phénomène de société aux conséquences atroces. Et c’est précisément parce que la proposition de loi est inadéquate qu’elle suscite l’inquiétude. En effet, nous pensons que : -le cadre légal actuel est suffisant, prévoyant la possibilité de lever le secret (qui reste la règle) en cas de danger grave et imminent (état de nécessité) ou de témoignage en justice. Les CPAS ont déjà activé ces possibilités, notamment pour des situations d’enfants maltraités. Les assistants sociaux ne sont pas des irresponsables ; -il faut s’interroger sur les conséquences de dénonciations non fondées, s’agissant de considérer que les assistants sociaux seront pratiquement toujours face à des situations de doute ; c’est pourquoi il faut mieux informer le personnel sur ce cadre légal et mieux encadrer celui-ci en cas de problème ; -cette proposition risque de miner davantage encore l’indispensable relation de confiance qui doit exister entre le demandeur d’aide et le CPAS ; -c’est une porte ouverte vers la levée du secret professionnel pour d’autres situations (fraude sociale…). La récente mesure prise dans le cadre de ce qu’on a appelé le « pot-pourri V » nous conforte dans cette opinion, s’agissant-là de donner une nouvelle interprétation, très contestable, à la notion de secret professionnel partagé. De manière plus générale, ces nouvelles velléités législatives sont la marque d’une préséance du sécuritaire sur l’aide sociale aux personnes et aux collectivités. Le phénomène n’est pas neuf mais connait ces derniers temps une brutale intensification. Dans les années 90 déjà, l’apparition des contrats de sécurité et de prévention fut une résultante de la réaction voulue par l’État face aux affaires des tueurs du Brabant et des CCC (Cellules communistes combattantes), comme à la montée de la toxicomanie et de la délinquance urbaine. Il s’agissait de faire de la sécurité, non plus l’affaire de la seule police, mais de tous les citoyens. De nombreux intervenants « socio-sécuritaires » furent recrutés dans ce cadre. Cette approche se voulait locale, globale et intégrée, fondée sur une logique de territorialisation, transversale plutôt que sectorielle. Dans les faits, elle se traduisait par une concentration de l’action préventive sur les « groupes à risques », avec une certaine interpénétration des actions policière et sociale. Les problèmes rencontrés sur le terrain furent réels et suscitèrent une vive méfiance des acteurs sociaux vis-à-vis de leurs nouveaux collègues « hybrides ». Yves Cartuyvels1 a déterminé différentes raisons pour expliquer cette évolution. Comme Robert Castel, il pense que le démantèlement progressif des dispositifs de protection sociale a alimenté le sentiment d’insécurité et l’évolution vers une société de gestion et de contrôle de l’exclusion. La dualisation entre inclus et exclus est devenue une dualisation entre menacés et menaçants. Il évoque l’émergence d’un champ « socio-pénal », voyant dans cette évolution une dégradation de l’autonomie du travail social et constatant une prédominance progressive de la prévention situationnelle policière sur la prévention sociale. La proposition de loi dont il est ici question s’inscrit dans cette philosophie. Si nous partageons entièrement l’objectif poursuivi, à savoir la lutte contre le terrorisme, nous ne pouvons approuver les moyens. Les assistants sociaux ne sont pas des policiers et la mission des CPAS est de procurer l’aide nécessaire pour permettre à chacun de vivre dans la dignité humaine. Dans le courant actuel de stigmatisation et de contrôle parfois brutal des allocataires sociaux, de plus en plus nombreuses sont les personnes qui ne s’adressent plus aux institutions sociales. Disparaissant des radars sociaux, elles s’enfoncent dans la marginalité, dans les circuits parallèles et, parfois, dans la délinquance. Toucher au secret professionnel ne fera qu’accentuer cette tendance. Par contre, prôner une approche intégrée des problèmes de société impliquant les acteurs sécuritaires, culturels, sanitaires, sociaux et économiques, où les travailleurs sociaux s’inscrivent dans une démarche préventive et curative fondée sur le « mieux vivre ensemble », correspond davantage aux missions de ces derniers. Dans le contexte de crise actuel, l’insécurité est aussi sociale.
Il ne peut y avoir de travail social en dehors du respect du secret professionnel et de règles déontologiques. Les travailleurs sociaux des CPAS (terminologie utilisée par la loi organique de 1976 dans ses articles 42 et 47) et certainement ceux chargés de réaliser les enquêtes préalables à l’octroi, la révision ou le retrait du droit à l’intégration sociale doivent être porteurs du diplôme d’assistant social, d’infirmier gradué spécialisé en santé communautaire ou d’infirmier social (art.5 de l’arrêté royal du 11 juillet 2002). Il s’agit de professionnels dont la formation est garante de l’essence du secret professionnel. Le Conseil d’Etat l’a rappelé, à propos, dans son arrêt négatif du 24 juin 2016 sur la proposition de loi visant à modifier la loi organique en vue de promouvoir la lutte contre les infractions terroristes : « […] le secret professionnel peut être réputé protéger deux intérêts. Tout d’abord, l’intérêt et le droit à la protection de la vie privée de la personne qui communique ces éléments en toute confiance à la personne dont l’assistance est demandée et, ensuite, l’intérêt de la société à pouvoir faire confiance à des professionnels exerçant une fonction de confiance. » Un mauvais procès est souvent fait aux écoles sociales auxquelles il est reproché de prodiguer un enseignement trop éloigné de la réalité de terrain. C’est particulièrement vrai dans le secteur des CPAS. Tous les programmes contiennent un cours de déontologie et les questions de secret professionnel font l’objet d’une attention particulière. Les professeurs de pratique professionnelle témoignent régulièrement de « l’étonnement » des étudiants en stage dans les CPAS confrontés aux pratiques en la matière. Ne seraient-ce pas plutôt les pratiques de terrain qui s’éloignent des fondements du travail social ? Dans l’Etat social classique, ou Etat providence, le caractère résiduaire de la mission du CPAS est clairement identifié, d’où la qualification de « dernier filet de la Sécurité sociale ». On distingue nettement les prestations relevant de la Sécurité sociale de celles à charge des régimes d’assistance, l’intégration consistant à rétablir les personnes aidées dans leur droit aux premières. Les années 90 voient l’émergence de l’Etat social actif et marquent le passage « de politiques menées au nom de l’intégration à des politiques menées au nom de l’insertion »2 obéissant à une logique de discrimination positive qui postule l’individualisation du social au détriment des principes d’universalité et de l’idéal égalitaire.3 « Le style de réponse aux nouveaux problèmes de la personne prend la forme d’accompagnement des individus, éventuellement sur la durée d’une vie. Ils constituent une maintenance se déployant par des voix multiples, pharmacologiques, psychothérapeutiques ou sociopolitiques. Des produits, des personnes ou des organisations en sont le support. Ces acteurs multiples, relevant de missions de services publics ou de services relationnels privés, se réfèrent à une même règle : produire une individualité susceptible d’agir par elle-même et de se modifier en s’appuyant sur ses ressorts internes. Cette règle peut servir autant d’instrument de domination que de moyen de réinsertion ou de prise en charge thérapeutique », écrit Alain Ehrenberg4. Les tenants de ces politiques sont imprégnés des théories du management stratégique et de l’idéologie de l’excellence portée par les consultants de Mc Kinsey, Thomas Peeters et Robert Waterman, auteurs du best-seller Le prix de l’Excellence paru en 1983. La loi du 15 janvier 1990 institue la Banque carrefour de la Sécurité sociale (BCSS) dont la mission est d’être le moteur et le coordinateur de l’e-government dans le domaine social. Elle a pour fonction de favoriser l’échange d’informations entre les différents secteurs de la Sécurité sociale. Dès 1997, à l’initiative du service public fédéral de programmation (SPP) Intégration sociale, certains CPAS participent à un projet pilote concernant l’intégration des CPAS au sein de la BCSS. La déclaration gouvernementale de juillet 2003 fixe l’intégration des CPAS comme une priorité ; elle sera effective le 1er janvier 2006. L’échange de flux sur le réseau de et vers le CPAS est croissant. Depuis le 1er novembre 2016, le rapport social électronique (RSE) a une existence légale : il fait partie des flux définis par l’arrêté ministériel du 8 septembre 2016. L’approche managériale dans l’intervention sociale est avide de données et de solutions « IT ». Les règles de confidentialité et de secret deviennent complexes. Il est fait appel à l’avis de la Commission de la protection de la vie privée. Le travailleur social est la source principale d’information. Il ne lui est plus possible de garantir le cadre et les conditions pour le respect de ce qui est confié dans la relation, étant incapable de définir le périmètre de son intervention. La loi du 21 juillet 2016 modifiant la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale étend la conclusion d’un projet individualisé d’intégration sociale aux personnes (PIIS) de plus de vingt-cinq ans. La généralisation du PIIS est une nouvelle étape d’un dispositif inauguré en 1993 par le « Programme d’urgence pour une société plus solidaire ». La loi du 12 janvier 1993 consacrait l’obligation pour les bénéficiaires de moins de vingt-cinq ans de conclure un projet individualisé d’intégration sociale pour obtenir le bénéfice du minimum de moyens d’existence (minimex). Avant la conclusion d’un PIIS, le centre doit avoir évalué les besoins de la personne5. Pour le SPP Intégration sociale cela doit être interprété comme l’obligation de réaliser un « bilan social » comptabilisant ses atouts et ses carences. Ne doutons pas que cette comptabilité se traduira à terme dans une solution IT telle qu’elle existe déjà dans certains centres du pays6. Le PIIS fait partie du RSE : cela a été confirmé à l’occasion de « rencontres provinciales » qu’organise régulièrement le SPP Intégration sociale pour informer les CPAS des nouvelles dispositions. Le 28 février 2013, La Fédération wallonne des assistants sociaux de CPAS tenait son septième congrès dont le thème était « travail social performant au service de la dignité humaine en CPAS : paradoxe entre les tendances managériales et la dignité humaine ». Les premières prédominent sans conteste aujourd’hui. Le paradoxe en est d’autant plus évident que des travailleurs sociaux remettent en question les dispositifs qu’on leur demande de mettre en œuvre dénonçant leur inadéquation dans un contexte de disqualification d’une partie conséquente de la population. C’est encourageant. Une attitude contraire reviendrait à accepter de gérer la précarité, avec efficacité, au nom de la lutte contre la pauvreté.

Documents joints

  1. Y. Cartuyvels, Quelles évolutions pour les politiques de sécurité ?, Université Saint-Louis-Bruxelles, 2004.
  2. R. Castel. Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard 1995.
  3. J-Y Donnay et J-L Genard, « Les nouvelles politiques sociales, émancipatrices ou répressives ? », in C. Leleux (dir.), L’assistant social entre Aide et contrôle, IESSID, 2002.
  4. A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Ed. Odile Jacob, 1998.
  5. Art.1er, §1, A.R. 3 octobre 2016 modifi ant l’A.R. 11 juillet 2002 portant règlement général en matière de droit à l’intégration sociale. 6. www.mi-is.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 80 - septembre 2017

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