Ce logiciel sur mesure développé pour les maisons médicales et les pratiques multidisciplinaires est un ovni dans le contexte mondial de commercialisation des données.
Le secteur de la santé est aujourd’hui confronté à de nombreuses applications informatiques qui s’inscrivent dans une vision largement orientée par le commerce, entre autres via son avatar le plus récent : la commercialisation des données. La technologie ayant un certain pouvoir de séduction, cela se fait avec l’assentiment de tous et pratiquement dans l’indifférence générale. Maitriser l’outil informatique, c’est se donner un moyen de changer la santé. Cette vision guide les initiateurs de Pricare depuis trente ans. Plus généralement, les maisons médicales doivent veiller à être des acteurs forts, compétents, solidaires et libres du système de santé et dans la société. Or l’informatique est devenue un outil qui pourrait nous faire perdre une partie importante de la force de notre mouvement, de notre solidarité, nous déposséder de nos compétences et de notre liberté. La technologie, cheval de Troie de la marchandisation des soins Les nommés GAFAM (Google Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) nous montrent tous les jours la puissance de ce nouveau modèle basé sur la commercialisation des données. Dans le meilleur des cas, le profil du consommateur est le produit à vendre ou, selon la formule plus lapidaire habituellement consacrée : si c’est gratuit, vous êtes le produit. Dans le pire, vous y perdez une première fois en donnant votre argent en consommant (un livre sur Amazon par exemple) et une deuxième fois en donnant votre profil qui génère les revenus de la publicité personnalisée online. Contrairement à la télévision, le même outil permet à la fois d’acheter et de manipuler le consommateur, ce qui en décuple les capacités d’analyse. Cette sélection de l’information est réalisée par des algorithmes1 qui analysent les profils de données. La masse d’informations est telle que ces nouveaux médias que sont les réseaux sociaux doivent sélectionner celle qu’ils affichent sur votre page personnelle : c’est généralement celle qui va vous faire acheter un nouveau produit et pas celle qui va mettre en question la firme. L’accès à l’information se fait de moins en moins par les médias traditionnels (journaux, télévision, radio). Les idées et les tendances qui font la société ne passent plus par là. On appelle cette transformation « gouverner par les algorithmes ». Pour les logiciels de santé, c’est encore plus simple. On sait déjà à qui on a affaire, on peut donc afficher directement la publicité pharmaceutique au démarrage comme dans certains logiciels français2. Avec les médecins, pas besoin d’algorithmes, ils sont déjà pieds et poings liés par leur fournisseur informatique ! Là comme ailleurs (en formation continue), c’est une nouvelle occasion de se soumettre à des pratiques commerciales. Le profilage des médecins se développe malgré tout pour optimiser les efforts de marketing3. Des compagnies d’assurances commencent à proposer des primes moins chères en échange d’une captation de vos données biométriques : nombre de pas quotidiens, inscription à une salle de sports, rythme cardiaque, tension artérielle, contenu du frigidaire… Il se murmure qu’un profil Facebook ou un dossier médical s’échangerait entre 20 et 30 dollars. A n’en pas douter, de telles tendances seront bientôt à l’œuvre également en Belgique. En favorisant des captations de données rentables plutôt que de santé publique, la marchandisation ferait un pas de plus vers une perte de qualité des soins, entraînant une perte accrue de confiance de la population dans les soignants (voir la polémique sur la marchandisation de la vaccination ou sur des statines). Même si le pilotage par des intérêts non-marchands ne constitue pas une garantie en soi, les thèmes d’analyse de données doivent être pilotés par des intérêts non-marchands, et en toute transparence, pour coller aux problématiques qui affectent réellement la population. Il est important de développer des outils de solidarité et non des outils qui aggravent des logiques de domination entre ceux qui détiennent ces outils et ceux qui ne les détiennent pas. Pierre-Yves Gosset, du mouvement Framasoft, l’explicite : « Sans vouloir paraître trop manichéen, ce monopole des GAFAM pose la question du choix du monde dans lequel nous voulons vivre demain : voulons-nous un monde de l’individualisme, du bien privé, de l’action personnelle, de l’intérêt privé ? Ou préférons-nous un monde du bien commun, de l’action collective, de l’intérêt général ? […] La question ‘Qui gère ce numérique ?’ est donc centrale. »4 Une autre évolution plausible est l’arrivée de plateformes de partage du type Uber ou Airbnb, via les applications d’agenda ou de facturation, et qui change complètement la relation de soins en rendant les patients et les prestataires. Le modèle du centre de santé intégré Développer ses propres outils informatiques, c’est donc se donner le pouvoir de mettre en avant telle ou telle information, c’est se donner la liberté de choisir, c’est proposer une alternative aux dérives commerciales. En ce sens, on peut dire que Pricare est un moyen pour développer les droits des patients. Développer un logiciel, c’est opérationnaliser des modes de raisonnement « métier » et des processus de fonctionnement, qu’ils soient centrés sur une profession (médecins, infirmiers, kinésithérapeutes, accueil…) ou qu’ils impliquent toute une équipe. Nous avons donc le luxe, avec Pricare, de ne pas être prisonnier d’un outil qui serait un obstacle à l’évolution des pratiques et de posséder les moyens d’effectuer des allers-retours entre théorie et pratique. Nous pouvons en visualiser et évaluer le résultat de manière autonome au niveau des suivis individuels de patients ou du suivi d’une population. Le développement du logiciel Pricare nous oblige systématiquement à préciser nos concepts et nous oblige à les confronter à la réalité du terrain. La pratique de nouveaux modes de travail, tel que le suivi multidisciplinaire intégré dans un dossier unique, est d’autant plus un défi qu’il n’est enseigné nulle part (on enseigne même des concepts sensiblement contraires à cette vision) et qu’il oblige des travailleurs d’horizons différents à se mettre d’accord sur leurs modes de fonctionnement en équipe. Si on poursuit le raisonnement, une vision originale de la santé telle que celle qui est développée par le mouvement des maisons médicales demande un logiciel spécifique capable de l’incarner. Car la manière dont les logiciels fonctionnent influence clairement la communication d’équipe et la qualité des soins. Un logiciel centré sur le suivi social n’impactera que le suivi social. Un logiciel centré sur la facturation donnera de très bons résultats de facturation mais il ne permettra pas de visualiser ce qui ne ressort pas de ces données facturables. Un logiciel centré sur les médicaments donnera des résultats approximatifs sur les problèmes de santé des patients ou le suivi non médicamenteux et n’engagera pas à prescrire raisonnablement. Le logiciel doit être développé à l’échelle du centre de santé et de la communauté des centres de santé et non à celle du prestataire comme c’est généralement le cas en Belgique où le modèle politique du prestataire individuel influe démesurément sur l’organisation des soins. Une des pierres angulaires de la Fédération des maisons médicales est depuis son origine la définition et le développement du modèle des centres de santé intégrés. Pricare fait partie de ces outils au même titre que le forfait, l’autogestion ou le travail en équipe transdisciplinaire sur une unité de lieu, qui font des maisons médicales un mouvement volontariste, vecteur de changement dans les soins de santé. Nous ne sommes pas uniquement des agents de santé. Nous nous permettons un regard sur nos pratiques, une remise en question, une possibilité de changement en fonction de nos constats de terrain. Les patients nous incitent régulièrement à changer nos pratiques ou notre position, parce que leur qualité de vie stagne ou parce que nous ne touchons pas le bon déterminant de leur santé. Quand nous nous sentons activés, cela nous encourage à fendre les carcans du système de santé ou des représentations culturelles. Cette activation peut consister à chercher une solution avec un autre soignant, avec la mutuelle ou le syndicat, mais elle peut consister aussi à regarder l’histoire du patient, à la réinterpréter et à changer de mode de communication avec lui. La visualisation du dossier de santé sous différents modes permise par l’informatique est du même ordre que la vision cellulaire permise par l’invention du microscope et permettra des évolutions de compréhension comparables5. Une autre pierre d’angle du mouvement des maisons médicales est le regard critique sur nos formations, sur les représentations de la santé : qu’est-ce que des soins continus par rapport à des soins ponctuels ? Comment s’enquérir des déterminants sociaux de la santé ? Quelle sont les relations/limites entre bonne santé et maladie ? Tout cela est véhiculé dans les clics du logiciel Pricare. Il cherche à connecter plusieurs niveaux d’analyse dans le respect des processus des soignants. Ce qui amène de nombreuses questions. A quoi sert de garder une trace de la santé des patients ? Faut-il indiquer le nombre de consultations, le nombre de problèmes de santé, le nombre de prestataires qui interviennent ? Qu’est ce qui fait sens à la fois pour la santé publique, c’est-à-dire au niveau d’une population et pour le suivi individuel ? Vers un projet informatique plus collaboratif Les applications informatiques tendent à être des vecteurs de marchandisation. Mais la technologie peut tout aussi bien promouvoir des logiques non-marchandes. Il ne tient qu’à nous de le décider et de l’inscrire dans un mouvement solidaire plus général. Pricare est un outil sans publicité, sans captage de données à des fins commerciales : cela en fait une alternative qui mérite d’être poursuivie. C’est pour toutes ces raisons que Figac a prévu de re-développer Pricare dans une optique collaborative au sein d’une communauté de type logiciel libre. La construction d’un modèle plus collaboratif qui associe plusieurs fédérations du secteur ambulatoire a commencé. Ces fédérations défendent les mêmes intérêts et la même vision des soins auprès du public et des pouvoirs publics. Cette collaboration aura de nombreux avantages : mutualisation des ressources, approche encore plus multidisciplinaire (juridique, épicerie sociale), meilleure communication entre les centres, meilleur suivi du patient, visibilité politique, réponse coordonnée aux demandes des pouvoirs publics, accès à des subsides, adaptation des outils à nos besoins spécifiques… De même que le pilotage de la recherche ne doit pas être l’apanage exclusif des scientifiques, l’informatique n’est pas celui des seuls techniciens, l’omniprésence de l’informatique dans la société le rend maintenant évident.
Documents joints
- Harcourt B. E., Exposed, Desire and Disobedience in the Digital Age. Harvard University Press, 2015.
- « La pub pousse les portes des cabinets médicaux », www. allodocteurs.fr, 2 juin 2016.
- « Des milliers de médecins fichés à leur insu par des compagnies pharmaceutiques », Le Journal de Montréal, 29 mai 2017.
- « Les logiciels libres : un moyen de passer de la société de la consommation à la société de la contribution », 4 juillet 2017.
- Weed L. L, et Weed L., Medicine in Denial, Createspace, 2011.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 80 - septembre 2017
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