Les juges sont institués pour appliquer la loi et donc pour protéger les droits de leurs concitoyens. Or, cette protection est souvent paradoxale : pour protéger les droits des uns, les juges sont souvent amenés à restreindre et même à violer les droits des autres. C’est particulièrement le cas du secret professionnel des travailleurs sociaux.
On le sait, tout ce qu’y est confié aux travailleurs sociaux et même tout ce que ces travailleurs constatent à l’occasion des contacts qu’ils ont avec les personnes dont ils prennent soin est couvert par le secret professionnel. Le but est évidemment de préserver le lien de confiance entre les assistants sociaux et des personnes souvent démunies. Sans ce lien, ces citoyens ne franchiraient sans doute pas – ou plus difficilement – la porte des institutions qui ont pourtant été créées pour préserver leur dignité. La polémique suscitée récemment par le refus des CPAS de dénoncer les comportements radicaux que leurs collaborateurs auraient pu constater lors de leurs visites ainsi que par le refus de fournir des données sociales au parquet, en particulier en ce qui concerne des allocations perçues par des personnes parties faire le djihad en Syrie, est à situer dans ce cadre. Les CPAS ont estimé qu’il leur était impossible de fournir ces données sans violer le secret professionnel. Le législateur s’est saisit de la question et modifia la loi pour permettre au Ministère public d’obtenir directement ces informations sensibles. Fallait-il réellement modifier la loi ? Nous ne le pensons pas. En effet, la justice a de tout temps disposé de moyens légaux lui permettant de se faire remettre des documents qui sont protégés par le secret professionnel. Ce secret est consacré par l’article 458 du Code pénal qui fait interdiction à toute personne qui recueille un secret en raison de l’exercice de sa profession de le divulguer à un tiers sous peine d’une sanction pénale. Cela concerne notamment les médecins, les notaires, les ministres du culte, les avocats et les magistrats eux-mêmes. Toutefois le détenteur du secret est autorisé à le communiquer à la justice lorsqu’il témoigne sous serment. Cela vaut évidemment pour la déposition devant le tribunal, mais également lorsqu’il est entendu par un juge d’instruction. Le juge peut en effet estimer qu’il a besoin d’une information couverte par le secret professionnel pour progresser dans la recherche de la vérité et pour in fine rendre un jugement équitable. Il lui revient en tant que magistrat indépendant et impartial de faire une balance entre l’intérêt de posséder une telle information pour la résolution d’une affaire et l’atteinte à la vie privée que cette divulgation entrainera au préjudice de la personne concernée par l’information sensible. Le juge appréciera la nécessité de procéder à cette divulgation notamment au regard de la gravité de l’infraction qui est par ailleurs poursuivie ou du danger que la sécurité publique pourrait courir si certaines informations n’étaient pas connues des autorités judiciaires. Comment le juge lève-t-il le secret professionnel ? Devant le tribunal correctionnel, la procédure est simple. Le juge peut faire convoquer le témoin par la police ou éventuellement par une citation à comparaitre comme témoin devant le tribunal. Il fait prêter serment au témoin. Ce serment oblige le témoin à dire la vérité s’il décide de parler. Il n’est pas obligé de parler ni de dévoiler les secrets professionnels qui lui ont été confiés. Toutefois s’il le fait, aucune violation du secret professionnel ne pourra lui être reprochée. Lorsque l’affaire est en cours d’instruction, le juge d’instruction peut procéder de la même manière que son collègue du tribunal : convoquer le professionnel et l’entendre sous la foi du serment. Dans ce cas également, le juge d’instruction ne peut contraindre le témoin à parler. Le droit au silence est garanti par la loi et à plus forte raison lorsque ce silence se justifie par le souhait de ne pas briser le secret professionnel. C’est au témoin, investi par ce secret, d’apprécier en conscience s’il parle ou non. Légalement, aucune des deux options ne peut lui être reprochée. Le juge d’instruction peut également obtenir des données couvertes par le secret professionnel en opérant une perquisition dans les locaux du professionnel concerné et se faire remettre les documents sensibles. Si cette personne appartient à un ordre professionnel comme l’ordre des médecins ou l’ordre des avocats, le juge d’instruction descend sur place accompagné par un membre du conseil de l’ordre concerné. Les données qui sont potentiellement couvertes par le secret professionnel sont saisies sous scellés. Le juge d’instruction opère ensuite un tri, en compagnie du représentant de l’ordre. Il ne saisira in fine que ce qui concerne strictement les faits dont il est saisi. Cette pratique est destinée à ne dévoiler que ce qui est nécessaire à la manifestation de la vérité. Cette pratique est également ouverte, indirectement au parquet, puisque celui-ci peut demander sans charger le juge d’instruction d’une enquête complète de perquisitionner tel ou tel détenteur du secret professionnel pour y saisir des documents et des données qui sont en principe secrètes. Le juge garantit dans ce cas que le tri se fera de façon impartiale et stricte, ce qui est de nature à maintenir la confiance dans la pérennité du secret professionnel. Pourquoi le juge d’instruction peut-il lever le secret professionnel ? Le juge d’instruction, même s’il agit et décide ce qui convient de faire et de ne pas faire au cours de l’enquête, est avant tout un arbitre. A ce titre, il tranche, en toute indépendance, dans l’intérêt de toutes les parties en cause. Il veille à l’intérêt des victimes en récoltant les preuves qui permettront à celles-ci d’obtenir réparation du dommage qu’elles ont subi. L’accès au dossier médical permet par exemple au juge d’instruction de récolter les indices d’une faute médicale. Sans la levée du secret médical, la victime d’une erreur n’obtiendrait sans doute jamais une indemnisation de la part de la compagnie d’assurances. En revanche, dans cette hypothèse, le juge d’instruction garantit également au suspect et au patient que seuls les éléments nécessaires à la démonstration de la faute seront versés au dossier et donc rendus publics. Tous ce qui n’est pas nécessaire pour le dossier sera écarté par le juge et demeurera donc secret. L’indépendance totale que lui offre la Constitution est une garantie essentielle. Personne, pas même le parquet, ne peut exiger de lui qu’il verse au dossier une pièce couverte par le secret professionnel qu’il n’estime pas utile à la manifestation de la vérité. Ce pouvoir et cette indépendance sont évidemment de nature à préserver le lien de confiance entre le confident, quel qu’il soit, et le citoyen. Le juge d’instruction offre en outre un avantage supplémentaire par rapport aux autres acteurs du procès pénal et singulièrement par rapport au Ministère public. Cette garantie tient à la mission même du juge d’instruction. Ce magistrat dispose des pouvoirs les plus étendus pour faire éclater la vérité. C’est en raison de ce pouvoir que le juge d’instruction ne peut enquêter que sur les faits dont il est saisi. Il ne peut pas ouvrir d’enquête de sa propre initiative ni étendre son enquête à des faits dont il n’est pas saisi. C’est essentiel en ce qui concerne la préservation du secret professionnel. Le juge d’instruction ne peut faire usage d’éléments découvert à l’occasion d’une perquisition pour initier une autre enquête et encore moins les transmettre à des autorités administratives. En revanche, le parquet a pour mission de rechercher activement les infractions. Il a l’initiative des enquêtes. Il est donc parfaitement libre de faire usage de tout élément qu’il recueille pour l’exercice de sa mission. A notre estime, c’est là que la réforme récente pose problème. Il ne s’agit évidemment pas de faire un procès d’intention aux magistrats du parquet qui sont évidemment porteurs d’une éthique professionnelle. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la nature même de la mission du parquet, pour éminente qu’elle soit, n’apporte pas les mêmes garanties que la mission – et ses limites – du juge d’instruction. Le juge d’instruction n’a pas pour mission de garantir l’exécution de la politique criminelle décidée par le gouvernement. Il a certes pour mission de rendre possible la récolte d’informations, mais aussi de modérer l’exercice du pouvoir et de la contrainte. Cette modération doit permettre aux professionnels tenus au secret professionnel de travailler en toute sérénité. Comment fait-on la balance entre différents intérêts ? Nous l’avons dit, le juge doit faire la balance entre les différents intérêts présents, en ce compris la sécurité publique. Mettons d’emblée toute hypocrisie de côté : devant la menace d’un attentat terroriste ou face à des suspicions de participation aux activités terroristes, le secret professionnel pèse le poids d’une plume au vent. Dans ce cas, le parquet saisira un juge d’instruction spécialisé qui opérera toutes les saisies qu’il jugera utile à la manifestation de la vérité mais également à la prévention de la commission d’attaques aussi odieuses que meurtrières. Face à une menace terroriste sérieuse, le juge d’instruction fera évidemment pencher la balance du côté de l’intérêt général. Les commentaires, un peu démagogiques, convenons-en, qui ont fleuri dans la presse au sujet des réserves des CPAS à des données sensibles, selon lesquels il fallait à tout prix « lever » le secret professionnel des assistants sociaux pour éviter de nouveaux attentats, sont à mettre sur le compte d’une méconnaissance de la pratique des juges d’instruction. Aucun juge d’instruction ne refusera de se faire remettre des données sociales s’il estime qu’elles sont indispensables à la découverte des activités d’une organisation terroriste. Le danger n’est pas à chercher de ce côté. En revanche, il y a un danger à user – et à abuser – de la crise terroriste qui déchire sans aucun doute notre société, pour obtenir, en prise directe et sans le filtre du juge, des données personnelles pour poursuivre d’autres objectifs que ceux officiellement poursuivis. Et c’est là que le juge – impartial et indépendant – a une plus-value évidente dans la levée du secret professionnel. Il garantit que cette levée se fait bien dans le cadre annoncé et pour aucune autre raison, en ce compris administrative. Les démocraties modernes ont su produire des systèmes juridiques aussi précieux que complexes. Ces arsenaux permettent tant la préservation des individus que la protection des collectivités. La pression médiatique, l’envie de bien faire et de « faire quelque chose » poussent parfois le législateur à inventer des solutions qui existent pourtant déjà. En faisant cela, il choisit souvent la solution apparemment la plus simple, c’est-à-dire bien souvent la plus simple à expliquer à l’opinion publique. Les juges d’instruction existent pourtant et peuvent agir avec rapidité et rigueur sans risquer de troubler les consciences des travailleurs sociaux et en assurant – autant que possible – l’intérêt de la sécurité publique. Autant le savoir et s’en servirDocuments joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 80 - septembre 2017
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