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Espagne, la marée blanche a bloqué la privatisation des hôpitaux


Santé conjuguée n° 69 - décembre 2014

Des mobilisations pour la santé publique se sont considérablement renforcées ces dernières années en Espagne, en réponse aux réformes – coupes et privatisations – menées tant par le Gouvernement central que par ceux des communautés autonomes.

Depuis les années 90, de nombreuses luttes ont été menées contre les politiques néolibérales qui, à l’époque comme aujourd’hui, visent à faire du secteur de santé un marché lucratif. Cependant, c’est à partir de 2011, lorsque les coupes budgétaires sont devenues plus brutales, que ces mobilisations ont pris de l’importance : enfermements dans les hôpitaux, grèves indéfinies, manifestations massives. Les collectifs qui ont participé à la ‘marée blanche’ à Madrid ont finalement obtenu le retrait du Plan de soutenabilité du système de santé publique madrilène et la démission du Conseiller de la santé qui avait imposé ce plan après quinze mois de lutte.

Aux origines de la privatisation

Le système national de santé en Espagne est un système décentralisé en 17 services de santé, un pour chaque communauté autonome. Ces dernières sont compétentes en matière de services publics comme la santé, l’éducation et les services sociaux ( enfance, aide à domicile et aux personnes âgées dépendantes, handicap, etc. ). Les pensions et les allocations de chômage sont de la compétence du Gouvernement central. Les politiques appliquées tant par le Parti socialiste que par le Parti populaire ( conservateurs ) ont consisté en d’énormes coupes des dépenses publiques. La diminution de l’investissement dans la santé a été de 7.000 millions d’euros au cours de ces trois dernières années. Mais si les coupes ont été particulièrement intenses ces dernières années, les privatisations ont été planifiées antérieurement. Les bases d’un système dans lequelles secteurs public et privé seraient en compétition ont été jetées dès la moitié des années nonante. Autrement dit, le « marché » a été introduit dans le système national de santé. L’objectif principal des centres de santé et des hôpitaux est devenu le contrôle des comptes et des dépenses de santé, perdant ainsi de vue l’objectif de l’amélioration de la santé des patients. Ces politiques ont changé le système national de santé. De citoyens et patients, nous sommes devenus clients ; on est passé d’une santé publique et communautaire à une santé individuelle. La culture de la prévention et de la promotion de la santé s’est transformée en une culture de la médicalisation de la vie quotidienne, impliquant une surconsommation des médicaments les plus modernes et de la technologie la plus avancée, qu’elle soit ou non nécessaire pour la santé du patient. La première loi qui a introduit les privatisations au sein du système national de santé a été approuvée en 1997. Permettant une gestion au travers du droit marchand, comme pour n’importe qu’elle autre entreprise, cette loi a marqué le début d’une forte contestation citoyenne. Les mobilisations contre la loi 15/1997 et contre d’autres lois du même type n’ont pas été massives ; seules les personnes les plus impliquées pour une santé publique sont sorties dans la rue. Les grands syndicats – UGT et CC.OO. – ainsi que les syndicats de médecins ne se sont pas opposés à la loi et aux modifications qu’elle entraînait. Il faut également signaler que la loi fut votée au Parlement tant par les socialistes que par le Parti populaire. La loi fut donc approuvée par une ample majorité. Durant la décennie qui suivit, de nouveaux mécanismes furent introduits visant la privatisation des centres de santé : fondations, consortium, etc. Ces mécanismes ont permis à des entreprises privées et à des multinationales d’assurances de faire leur entrée au sein du système national de santé. Ce qui a produit d’importants transferts de fonds publics vers des entreprises gérant des hôpitaux. Les excédents/bénéfices de ces entreprises ont dès lors quitté la sphère publique. Les mécanismes les plus utilisés ont été les concessions pour travaux publics – similaires aux Private Finance Initiative du Royaume-Uni – et les concessions administratives, telles les collaborations public-privé ou public private partnership. Tous les services de santé ont été touchés, même si dans certaines communautés gouvernées par des socialistes, l’impact fut moindre : plus de centres de santé y sont restés publics. D’un autre côté, en Catalogne et au Pays valencien, les privatisations se sont faites plus nombreuses. On ne peut comprendre les mobilisations des deux dernières années sans considérer le Mouvement 15M, la contestation sociale la plus importante de ces trente dernières années selon de nombreuses personnes : indigné-e-s campèrent durant des mois à la Plaza del Sol au centre de Madrid, puis sur les places de nombreux villes et villages de tout le pays. Ce mouvement a constitué une nouvelle forme d’intervention dans la vie publique, surtout de la part des jeunes. Une forte démocratie participative et une prise de décision plus horizontale en assemblées se sont développées. Le leadership et l’autoritarisme furent rejetés, se démarquant ainsi des grands syndicats et des partis politiques.

Politiques d’austérité et coupes budgétaires

En 2009, les dépenses publiques en santé représentaient 6,7% du produit intérieur brut, c’est-à-dire 70.506 millions d’euros. Le total des dépenses de santé représentait quant à lui 9,6% ou 100. 872 millions d’euros. En 2012, suite aux ajustements « recommandés » par la Troïka, le Gouvernement espagnol s’est engagé à couper 15.000 millions d’euros dans la santé et l’éducation en échange d’un prêt pour sauver les banques de la faillite. Les dépenses publiques en santé sont donc passées pour 2014 à 57 632 millions d’euros. Tout cela fit retentir l’alarme. Car ces coupes brutales rendent impossibles la qualité du service et la sécurité des patients. Elles ont fait baisser de 10% le nombre de professionnels de la santé ( 55 000 les trois dernières années ), leur salaire a diminué de plus de 5% et leurs conditions de travail se sont sensiblement dégradées. A tout cela, il faut ajouter le changement de modèle sanitaire mené à bien par le Gouvernement conservateur ( loi 16/2012 ). Auparavant, toute personne avait accès aux soins de santé et à toutes les prestations du système national de santé par le fait même d’habiter dans le pays. Mais depuis l’adoption de cette loi, l’accès aux soins est lié aux cotisations payées à la sécurité sociale par les travailleurs et travailleuses. Dès lors, quelqu’un qui ne travaille pas ou qui reçoit une allocation de chômage n’a pas de droit reconnu à l’assistance sanitaire, sauf s’il est parent ( époux-se et enfants ) d’un travailleur. L’universalité et l’équité ont disparu du système national de santé, plus d’un million de personnes sont aujourd’hui exclues de l’attention médicale. Le co-paiement a également été introduit pour les pensionnés qui auparavant ne payaient pas leurs médicaments ; 17% des pensionnés ne peuvent plus acheter les médicaments dont ils ont besoin pour se soigner. Ces coupes dans la santé et l’éducation s’ajoutent aux baisses des années précédentes dans les salaires et les pensions, et à la réforme du marché du travail qui a contribué aux licenciements massifs élevant le chômage à plus de 26% de la population active. C’est dans ce sombre contexte qu’ont surgi les luttes les plus importantes contre les coupes et les privatisations dans les services sanitaires.

Une marée humaine pour défendre la santé publique

Les mobilisations les plus importantes, les plus massives et soutenues dans le temps ont eu lieu à Madrid ainsi que dans les communautés où les conservateurs et les nationalistes ont soutenu des politiques de privatisation. Les fermetures des services d’urgence des centres de santé ont fortement mobilisé les voisins en Catalogne, Castille La Mancha ou en Pays valencien, arrivant souvent à empêcher ces fermetures. De même, la privatisation des hôpitaux en Catalogne, au Pays valencien et en Galice continue à mobiliser les citoyens. La ‘marée blanche’ a surgi de manière spontanée par la mobilisation des travailleurs et travailleuses de la santé lorsque fut connu le plan de privatisation du 31 octobre 2102. Les travailleu-rs-ses de la santé se sont enfermés dans les hôpitaux devant être privatisés, appelant leurs collègues et la population de Madrid à la mobilisation. La réponse fut immédiate : rapidement tous les grands hôpitaux et centres de santé ont été occupés. Une grève indéfinie a été organisée. Ce mouvement auto-organisé n’était pas dirigé par des leaders syndicaux ou politiques. Les travailleurs de la santé, organisés en assemblées permanentes, prenaient les décisions de manière démocratique. Ainsi, les occupations et la grève purent durer plus de deux mois. Dès le premier jour, les citoyens ont été intégrés au mouvement ; ils ont pris part activement aux assemblées et mobilisations de rue, formant dans chaque quartier des plateformes de défense de la santé publique. Cette unité a pu être atteinte par le fait que de larges couches de la population subissaient les politiques d’austérité et ont vu la nécessité de lutter pour un service public construit avec l’argent de toutes et tous. Avec le slogan « la santé n’est pas à vendre, elle se défend ! », la population a appuyé les professionnels en grève. Après un an et demi de lutte, la ‘marée blanche’ a obtenu que les six hôpitaux et les 27 centres de santé madrilènes ne soient pas privatisés. Le co-paiement de 1 euro par ordonnance a également été abandonné, et il n’y aura pas de licenciements de travailleurs de la santé. Le conseiller en santé de la Communauté de Madrid a dû démissionner. Aussi importante que fut cette victoire sur le plan concret, elle a surtout été une victoire idéologique gagnée contre le Gouvernement et son impact sur l’opinion publique n’est pas négligeable. En effet, des années de recul dans la pensée des gens avaient mené à une majorité absolue pour les gouvernements nationaux et madrilènes actuels. La nécessité de privatiser un service public à haute reconnaissance scientifico-technique pour qu’il soit durable dans les années à venir avait fait du chemin dans les têtes. Les politiques néolibérales avaient fait leur travail pour convaincre. Et la gauche institutionnelle et les deux grands syndicats n’avaient rien entrepris pour que cela change. Il nous reste encore beaucoup de choses à accomplir, et l’organisation au travers des nombreuses plateformes qui se sont créées et qui convergent donnant nom à la ‘marée blanche’ est toujours solide et capable de continuer la lutte. Pour le moment du moins.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 69 - décembre 2014

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