Débat café sur la marchandisation des services au public
Gilot Marie-Agnes
Santé conjuguée n° 69 - décembre 2014
Deux travailleuses se retrouvent dans un café, fin de semaine, histoire de ‘breaker’ un peu.
M-A : Salut Nath, comment va ? Nath : Fatiguée… Tu sais… Fin de semaine, mais aujourd’hui j’ai eu fini plus tôt. M-A : Ah, bon, c’est pas mal ça. Nath : Tu parles. Tu sais que je travaille en salle d’op et cet après midi, un médecin indépendant avait loué la salle avec son personnel. Nous avons donc été priées de laisser les locaux. Quand tu vois la liste d’attente des opérations, c’est incroyable de faire attendre les patients et permettre à ceux qui ont les revenus les plus élevés de profiter des infrastructures. Vive l’outsourcing… Tu parles, quelle catastrophe pour chacun. M-A : A chacun son secteur et à chacun ses soucis. Chez nous, dans les services de soins à domicile, on nous demande d’être rentables. On doit donc sélectionner nos patients pour trouver ceux qui seraient financièrement intéressants, ceux dont les soins ne demandent pas trop de temps et qui rapportent beaucoup. Bonjour le respect de la personne ! ! ! ! Eve : Salut. Qui a parlé de rentabilité ? M-A : C’est malheureusement moi. Eve : Ah bon, tu as changé de boulot ? Tu n’es plus dans un service de soins à domicile, d’aide aux usagers ? M-A : Si bien sûr, mais tu sais, on nous demande plus de répondre aux exigences économiques qu’aux exigences professionnelles. On bascule de la qualité à la quantité. Et qui subit cette politique ? Ce sont les patients et les travailleurs, évidement. Eve : Qualité, quantité… Dans mon secteur, l’accueil de l’enfance, on nous édicte un paquet de normes de qualité à raison, mais en parallèle, le politique accepte la création d’une multitude de structures privées, à but lucratif, sans réel contrôle, et inaccessibles pour la majeure partie des parents. Les parents ne paient donc plus en fonction de leur revenus mais bien sur base d’un forfait, que l’enfant vienne ou pas. Nath : L’argent, toujours l’argent. Les hôpitaux raccourcissent bien souvent l’hospitalisation des patients, parfois même sans précaution, car le maître mot est la rentabilité. Et nous les travailleurs, on assiste à ça chaque jour, impuissants et face à des familles qui ne comprennent pas mais qui subissent. M-A : Et ce sont des services comme les nôtres qui assument après. Mais de moins en moins parce que les prestataires de service indépendants sont passés de 40% à 60% en moins de dix ans. Enfin, indépendants, ou faux indépendants… Nath : Décidément, nous allons finir par devenir des recruteurs : chercher la clientèle la plus solvable. Tu ajoutes à cela le benchmarking : on doit rester concurrentiel et chaque hôpital réalise ses propres statistiques pour fonctionner avec le minimum de personnel en place. Pff… Au fait, c’est donc bien vrai que des services de soins infirmiers sont « côtés » en bourse ? M-A : Oui, depuis 2006. C’est incroyable, les soins de santé sont payés en grande partie par la sécurité sociale, et donc par la collectivité et ces services privés profitent du système. Et tu penses bien que le tri des patients est réalisé à outrance. Les infirmiers indépendants n’adhèrent pas forcément à la convention INAMI. Ils demandent donc les honoraires qu’ils veulent : « Bonjour madame, c’est pour un soin lourd, qui demande du temps… Nous pouvons le réaliser… Mais cela vous en coûtera trois fois le prix. ». Sauf que ce n’est pas dit ouvertement ! Nath : Tu parles : « Bonjour Monsieur… Oui… Vous avez la carte Visa ++++, vos revenus sont de 5.000 euros par mois… Mais bien sûr nous pouvons vous soigner dans notre hôpital, et vous offrir un frigo dans la chambre, des menus différenciés, internet… A quand le jacuzzi ! ». Et à côté de cela, on chipote pour certaines opérations bien nécessaires. Eve : Et puis viendra la suite logique et marchande pour ces clients intéressants, à la sortie de l’hôpital, après l’accouchement. S’ils sont intéressants pour le secteur soins de santé, ils le seront pour l’accueil de l’enfance. « Bonjour Madame, vous souhaitez mettre votre enfant en garde. Bien sûr, nous vous proposons des titres services à domicile, qui garderont votre enfant à partir de 6 heures du matin, feront votre ménage en plus, vos courses avec l’enfant dans la poussette histoire de faire une petite balade, le jardinage,… ». Seb : Salut, désolé d’arriver si tard mais pas moyen de quitter le boulot à l’heure. Vous parliez de marchandisation de vos boulots ? Nath : Oui, ça devient grave chez nous. Pas chez toi ? Seb : Evidemment, on n’échappe pas à la tendance. Tu sais que depuis trois ans des places en maison de repos se transforment en maison de repos et de soins avec plus de moyens financiers bien sûr. Ce sont les subsides pour personnes fortement dépendantes. M-A : C’est plutôt bon, les personnes sont mieux soignées, il y a plus de personnel, c’est plus confortable… Seb : Tu rêves ! Ce sont des grands holdings internationaux qui rachètent les petites institutions. Ils font des investissements dans le mobilier, sous-traitent les services d’entretien, de buanderie ou de repas et raflent les subsides pour les aspects plus « sociaux » et donc moins rentables. Moralité : ils sont de plus en plus grands et peuvent influencer les décisions politiques dans le sens qui leur convient. Eve : Si je te suis bien, cela devient de plus en plus cher d’aller en maison de repos ? Seb : Ca dépend… Mais si tu veux de la qualité, tu as intérêt à pouvoir payer. Et si tu es vraiment riche, tu pourras même trouver quelque chose à la Côte d’Azur ou en Espagne. Evidemment, si tu as une petite pension… Tu devras te contenter d’une maison de repos publique ou gérée par une petite asbl. Nath : Mais le personnel profite quand même indirectement des nouveaux subsides ? Ils sont plus nombreux, ils ont plus de matériel… Seb : Tu crois ça ? Pour le personnel, on compte au plus juste et je te prie de croire que les conditions de travail sont pénibles. Nath : On est bien loin des beaux discours : accessibilité des soins pour tous, pratique des soins de façon humaine en respectant la personne, ou encore « des travailleurs qui se sentent bien travaillent bien ». Quand tu vois que la proposition de la Fédération des entreprises de Belgique est de rentabiliser certaines périodes plus creuses en faisant venir de riches patients étrangers pour garantir un taux d’occupation maximum. M-A : La marchandisation de nos services précarise l’emploi, mais aussi la représentation syndicale des travailleurs, éparpillés dans des petites équipes d’indépendants. On demande aux travailleurs d’être des opérateurs d’un produit et plus d’un service aux personnes. Eve : Non seulement les emplois sont plus précaires, mais dans mon secteur, cette privatisation « déprofessionnalise » le métier, l’encadrement du personnel d’accueil n’est plus adéquat, voire inexistant. Les pouvoirs publics perdent la maîtrise du fonctionnement et de cette sacrosainte qualité. M-A : Mais nous ne voulons pas d’une telle société, nous voulons une Belgique sociale, respectueuse des besoins de ces citoyens ! Tous : Allez, santé pour nous et… santé pour tous !Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 69 - décembre 2014
Les pages ’actualités’ du n° 69
Hommage à Jean Carpentier
Jean Carpentier, médecin généraliste français, communiste de la première à la dernière heure, s’en est allé le 9 juillet 2014. C’était un défricheur, infatigable, joyeux, clairvoyant, à la fois rebelle et fédérateur. Nous nous reconnaissons dans(…)
Les élections syndicales médicales 2014
En octobre 2014, les médecins belges ont élu leurs représentants dans les lieux de concertation. Alors que les formations défendant une philosophie et une politique ‘soins de santé primaires’ avaient reculé lors des dernières élections ( 2010 ),(…)
Un réseau pour l’égalité
La traduction française du dernier ouvrage de Kate Pickett et Richard Wilkinson en 2013 a fourni l’occasion d’un partenariat nouveau entre le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, le centre local de promotion de la(…)
Accessibilité aux soins, recommandations de Médecins du Monde et de l’INAMI
Hier un Livre vert, aujourd’hui un Livre blanc : deux documents interpellant qui font le tour des questions liées à l’accessibilité aux soins en Belgique. Ce travail est le fruit d’une initiative inédite mise en œuvre par(…)
Médicaments mortels et crime organisé de Peter Gotzsche
Peter Gotzsche frappe fort avec cet essai. Il démontre qu’en Occident, les médicaments sont la troisième cause de mortalité après les maladies cardiaques et les cancers. Aux Etats-Unis, les maladies cardiovasculaires font 600.000 morts par an,(…)
Préparer l’avenir pour mieux soigner, Colloque Prescrire Paris 2014″
Les 24 et 25 mai derniers ont eu lieu à Paris les Rencontres Prescrire 2014 sur le thème « Préparer l’avenir pour mieux soigner ». Ces journées très riches réunirent plusieurs centaines de personnes dont une petite délégation(…)
Chapitre 1
Privatisation, commercialisation, marchandisation… Késako?
La privatisation des soins de santé soulève des débats importants dans de nombreux pays européens. Certains y voient le remède par excellence aux problèmes d’efficience et à la crise de l’État providence. D’autres craignent l’augmentation des(…)
Les mutuelles : un acteur de premier plan face aux défi s pour la santé
De nombreuses pistes existent pour aller vers le « mieux-être » de tous en Europe, à condition de sortir des logiques marchandes actuelles et de concevoir la santé de manière plus équitable. Morgane Dor souligne ici(…)
Politiques fiscales en Europe à l’ère de la crise économique. Implications sur la santé et l’accès aux soins
L’Europe était, jusqu’il y a peu, un continent attractif grâce à sa combinaison réussie d’économies solides et de fortes protections sociales. Mais les temps changent, aujourd’hui tous les Etats sont en difficulté . Les auteurs de cet(…)
La réforme des systèmes nationaux de santé sous la gouvernance économique de l’Union européenne
La crise économique et financière qui a éclaté en 2007 a engendré un changement radical dans la manière dont l’Union européenne intervient en matière de réforme des systèmes nationaux de santé. Les États membres ayant toujours(…)
L’Union européenne : cheval de Troie des systèmes sanitaires nationaux ?
Dans l’Union européenne, l’organisation et la fourniture de services sanitaires et sociaux ont toujours été considérées comme une matière relevant exclusivement de la compétence des états membres ; le projet d’intégration européenne concerne avant tout le(…)
Chapitre 2
Mutualités: les services complémentaires sous la pression de l’assurance privée
Les assurances complémentaires ont été développées par les mutualités dans un but de protection sociale sont mises sous pression par le secteur de l’assurance privée. Ce dernier, s’appuyant sur les règles européennes en la matière, invoquait(…)
Crise, austérité et régionalisation en Belgique: un mauvais cocktail?
Au premier janvier 2015, pas moins de 5,08 milliards d’euros seront transférés du fédéral aux entités fédérées pour la santé dans le cadre du transfert des compétences prévu par la sixième réforme de l’État. Alors que(…)
La mutualité socialiste constate les impacts des mesures d’austérité sur l’accès aux soins
Quels sont les effets des mesures d’austérité sur l’accès aux soins de santé? S’appuyant sur les constats d’une grosse centaine d’assistants sociaux des centres de service social de la Mutualité quotidiennement en prise avec les problématiques(…)
Soins de santé en Belgique : un marché en or ?
Dans les pays du Sud d’Europe, la crise et les programmes d’austérité pèsent sur les systèmes de santé, ouvrant la brèche à une commercialisation du secteur. La Belgique, forte d’un régime de sécurité sociale développé, avec(…)
Chapitre 3
Le traité transatlantique : toxique pour la santé et pour la démocratie
Depuis l’été 2013, l’Union européenne et les Etats-Unis ont entamé les négociations d’un « partenariat transatlantique de commerce et d’investissement », plus communément appelé Traité transatlantique. Ce traité pose des questions essentielles par rapport aux politiques(…)
De l’austérité au libre-échange : la santé sacrifiée
Dans sa stratégie « Europe 2020», l’Union européenne se pose comme objectif d’élargir l’accès aux marchés pour les services et les investissements de ses propres entreprises transnationales, de mieux faire respecter les droits de propriété intellectuelle(…)
Néolibéralisme et santé en Argentine : la dictature du libre marché
L’Argentine a une histoire mouvementée, émaillée de dictatures, de coups d’états, de mouvements de résistance populaire et d’embellies démocratiques. Alicia Stolkiner évoque les liens existant entre l’histoire politique des dernières décennies et la marchandisation des soins(…)
Chapitre 4
En réseau contre Goliath
La lobbycratie nuit à la démocratie. Elle est très active entre autres au niveau européen. Elle y impose ses valeurs ultralibérales comme une incontournable évidence sans alternative possible… Éclairage de zones d’ombres.
Grèce : résister malgré tout
La Grèce vit une des crises les plus importantes de son histoire : les politiques exigées par l’Union européenne font des ravages sur la situation sociale d’une grande partie de sa population. Cependant, la résistance tente(…)
Espagne, la marée blanche a bloqué la privatisation des hôpitaux
Des mobilisations pour la santé publique se sont considérablement renforcées ces dernières années en Espagne, en réponse aux réformes – coupes et privatisations – menées tant par le Gouvernement central que par ceux des communautés autonomes.
Conclusion
Conclusion
Nous remercions les nombreux auteurs qui ont contribué à ce dossier. Ils viennent de différents horizons, et tous sonnent l’alarme : la commercialisation de la santé met à mal le droit à la santé pour toutes et(…)