Des professionnelles voilées en maison médicale
Comité d’éthique
Santé conjuguée n° 45 - juillet 2008
En aucun cas les convictions des patients, quelles qu’elles soient ne peuvent constituer un obstacle à l’accès aux soins. Par contre, en maison médicale, l’affichage de signes religieux en tant que travailleur en contact avec les patients pose question.
Les membres d’une maison médicale s’interrogent sur l’attitude à prendre quant au port du voile par une personne de l’équipe et interpellent à ce sujet le comité d’éthique. Nous apprendrons par la suite que la question s’est posée à l’occasion du recrutement d’un(e) assistant(e) social(e). Lors de la sélection, il s’est avéré que le candidat le plus compétent pour ce poste était F., une femme de confession musulmane (ce qui ne posait pas problème) qui portait le voile. En tant que signe ostensible, ce voile pouvait-il mettre son engagement en question ? Après en avoir longuement débattu, l’équipe a décidé d’engager cette personne et quelques mois plus tard se déclarera satisfaite de son choix. Toutefois, le déroulement des faits, fut-il heureux, ne vide pas le questionnement de son sens et l’interpellation au comité d’éthique demeure pertinente. Les débats sur le voile se multiplient depuis plus de dix ans et le comité d’éthique est conscient de la vanité qu’il y aurait à redéployer des argumentaires soutenus ailleurs avec compétence et perspicacité. C’est pourquoi, il choisit de centrer sa réflexion sur le port du voile dans l’exercice d’une fonction en maison médicale. Cette canalisation de la question n’épargnera pas une réflexion plus large mais le lien avec la question concrète ne peut que nourrir cette réflexion. Dans cet esprit, une discussion est organisée entre le comité d’éthique et des représentants de la maison médicale d’Anderlecht, parmi lesquels l’assistante sociale portant le voile. Les membres de l’équipe précisent la portée de leur questionnement et il apparaît alors qu’il repose sur l’image de la maison médicale et la façon dont les patients percevront la présence d’une femme voilée au sein de l’équipe. La maison médicale véhicule un idéal de laïcité et souhaite maintenir une relation professionnelle et non pas idéologique ou religieuse avec les patients tout en faisant preuve d’ouverture à un public largement musulman. Des situations précises sont évoquées : quelle devrait être la réaction de l’équipe devant d’éventuels propos racistes ou des attitudes de rejet par certains patients ? Pourra-t-elle aborder le problème de la même manière si au lieu d’un poste d’assistant social, il concernait une fonction soignante en maison médicale telle que médecin, kinésithérapeute ou infirmier ? Sur un plan plus général, quelle est la portée de ce symbole religieux au sein de l’équipe et par rapport aux patients ? Existe-t-il plusieurs types de voile(s) et de manière(s) de le porter ? Qu’induit ce symbole auprès des patients et jusqu’où l’accepter ? Considérant la force que peut détenir un symbole religieux, l’équipe se demande si intégrer une personne voilée ne fait pas d’elle le véhicule involontaire d’un message qu’elle n’a pas choisi d’exprimer et s’en inquiète. Qu’est-ce qui dérange dans le voile ? Le comité relève quelques traits généraux de la problématique du voile qui aident à situer le cas particulier et qui tournent autour des notions de multiculturalité et de relativisme. Il existe dans nos pays un « sentiment d’invasion », très émotionnel, qui a accompagné les vagues successives d’immigration et se focalise aujourd’hui sur les populations musulmanes. Y a-t-il un lien entre l’interrogation sur le voile et une difficulté à accepter la présence musulmane ? Le malaise que suscite le port du voile cristallise-t-il la difficulté à assumer la multiculturalité et le deuil sans cesse recommencé du fantasme d’une société homogène ? Est-ce le moment difficile de la reconnaissance de l’autre tel qu’il est (tel qu’il demeure ici) et du renoncement au fantasme de l’assimilation qui le ferait disparaître en tant que différent ? Engager une personne portant le voile reviendrait non seulement à refléter la composition sociologique de la patientèle de la maison médicale mais aussi à prendre position quant à la présence des musulmans, au risque de perturber les autres patients. Le trouble résiderait alors dans la difficulté d’assumer les tensions que cela est susceptible d’entraîner. Les suites de l’engagement de F. semblent montrer que ces tensions n’ont pas pris une intensité redoutable. La multiculturalité, coexistence des cultures, pose la question d’une hiérarchie des cultures ou d’un relativisme culturel qui admet les valeurs de l’autre comme aussi valables mais ébranle nos convictions d’universalisme. Certains principes nés en Occident se veulent en effet « universels » tels que ceux portés par les Droits de l’Homme. S’ils paraissent inattaquables sur un plan théorique, il convient de garder à l’esprit que ces principes ont souvent servi de paravent à l’impérialisme occidental. On peut alors comprendre que les cultures non occidentales puissent s’affirmer non seulement dans leur spécificité, mais aussi dans une opposition à ces principes. En fait, l’affirmation de principes universels exprime insidieusement la préséance de la pensée de celui qui affirme cette universalité. Au fil des siècles, nos sociétés se sont dégagées de la préséance de la pensée religieuse, en tout cas dans le domaine public où le modèle dit « républicain » rejette les signes extérieurs de conviction religieuse au nom de la liberté et du respect de l’autre et confine l’expression de ces convictions dans le domaine privé. Le voile vient remettre en question ce partage des espaces public et privé acquis de hautes luttes. Corrélativement, le voile réintroduit un rapport entre la religion et le politique que nos sociétés ont rejeté. Cette préséance de nos valeurs peut aussi être le masque d’une volonté de supériorité, nourrie d’amalgames, comme l’illustre l’invocation injustifiée de l’excision pour porter un jugement sur une religion : aucune religion ne prône l’excision, même si ceux qui la pratiquent recourent à la religion pour la justifier. De même, s’il existe un rapport entre le voile et la conception de la place et du rôle de la femme dans la société, il faut éviter de les confondre intégralement : nous ne pouvons en inférer qu’en lui-même le port du voile entérine forcément des usages et principes que nous critiquons tels que les mariages arrangés ou d’autres règles des anciens codes de la famille (et qui sont l’objet de discussions dans certains pays musulmans ainsi que le montre la promulgation d’un nouveau Code de la famille au Maroc). Pour vivre ensemble devons-nous tolérer des principes que nous n’acceptons pas ? Jusqu’où admettre que l’autre ne partage pas mon point de vue et réciproquement ?Ambiguïtés
Nous avons tenté de contextualiser ce qui peut déranger dans le port du voile, ce qui éclaire le problème mais ne vide pas la question du sens que la personne elle-même donne au port du voile, et donc de ce qu’elle dit à l’équipe et aux patients en le portant. Le port du voile a un sens principal qui connaît de multiples déclinaisons mais retourne toujours à sa source : l’appartenance à une religion, à une communauté ou à une culture. En le portant, la personne affirme cette appartenance. Si aux premiers temps de l’immigration, les personnes d’origine musulmane se faisaient discrètes, les générations suivantes ont abandonné le mythe du retour au pays, se sont installées dans la durée et ont conquis un statut socio-économique respectable qui leur permet d’affirmer une identité où les deux cultures, celle des origines et celle du pays d’accueil, se mêlent dans des proportions variables et changeantes. Dès lors, le port du voile devient emblématique d’une certaine forme d’affirmation identitaire et prend des sens nouveaux fonctionnant à différents niveaux que l’on peut ramasser dans la formulation : qui dit quoi à qui ? « Qui » parce que la personne qui s’exprime à travers le voile peut être la personne elle-même, ou sa famille, ou sa communauté. Quelle y est la part de sens assumé ou d’obligation sociale, d’imaginaire, de ruse ou de soumission ? « Quoi », parce que les sens du voile sont multiples. Porter le voile, cela peut vouloir dire : accepter la loi de Dieu ; appartenir à la communauté, que ce soit une appartenance acceptée, revendiquée ou subie ; rechercher la respectabilité à l’intérieur de la communauté (celles qui ne le portent pas sont déconsidérées dans certains milieux) ou à l’extérieur (revendication fière de l’identité) ; se désigner comme sexuellement inaccessible (dans une société où les freins à la sexualité sont rongés…) ; accepter simultanément le voilement du sexuel et sa désignation sur les lieux du travail (le voile désigne le féminin) ; officialiser la répartition de rôles sociaux ; s’émanciper, quand le signe de la soumission permet paradoxalement des libertés qui sans lui seraient inaccessibles (études, travail rémunéré) ; se révolter contre des parents considérés comme trop occidentalisés… « A qui » est-ce dit ? A ses frères, à sa communauté, aux non-musulmans ? Porter le voile ou s’en abstenir permet à la femme de dire quelque chose à sa famille, à sa communauté, de l’accepter ou de la rejeter, d’être acceptée ou rejetée par elle. C’est aussi affirmer certaines valeurs face aux chrétiens ou aux sans-dieu. Tous ces niveaux de lecture s’interpénètrent à des degrés divers et changeant dans le temps, ce qui rend toute interprétation réductrice et le débat inextinguible. Dans certains pays musulmans il y a une recrudescence de la pression à porter le voile, souvent conflictuelle. En Belgique, la pression sociale sur le respect des signes et comportements religieux est plus importante que par le passé. Nombre de femmes, surtout jeunes, déclarent porter le voile avant tout pour qu’on les respecte dans leur communauté… Mais à l’opposé, nombre de femmes refusent d’être agies par la communauté ou la religion et s’approprient le discours sur le voile, que ce soit pour le rejeter comme symbole de domination de l’homme sur la femme (ainsi que le revendiquent des mouvements comme « Ni putes ni soumises » et comme nous le rapportent les trop rares informations sur le combat des femmes dans les pays arabes) ou que ce soit pour affirmer un choix personnel de le porter sans crainte ni contrainte.Voir le voile
Les sens que peut revêtir le port du voile sont également perçus et vécus différemment par ceux à qui il est montré. Nous citerons trois ordres de perception potentiels. Le voile peut nous heurter parce qu’il marque l’infériorité de la femme par rapport à l’homme. La religion chrétienne nous a habitués à cette lecture : «… l’homme ne fut pas créé à cause de la femme mais la femme à cause de l’homme. La femme est donc tenue de porter sur la tête un signe d’autorité ». (Saint-Paul, Épître aux Corinthiens). « Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. Les femmes à leurs maris comme au Seigneur, car l’homme est à la tête de la femme comme le Christ est à la tête de l’Assemblée… » (Saint-Paul, Épître aux Ephésiens). Le mouvement de libération de la femme qui a traversé le XXème siècle occidental et continue son combat nous éloigne de cette conception inégalitaire et, à moins de remettre cette libération en question, rend inacceptable ou à tout le moins suspect tout symbole qui réfère à une infériorité de la femme. Sur un autre plan, le port de ce symbole réduit la personne à une image et nous réduit à un rôle d’observateur. Ce rôle peut nous donner un sentiment d’infériorité lorsque l’autre parait nous regarder avec sa supériorité, avec l’assurance de détenir la vérité face à ceux qui ont vidé les lieux du sens (on trouve là le contre-poids à notre prétention d’universalisme). D’ailleurs, lorsque parallèlement au voile il y a un discours missionnaire, ce n’est pas le voile qui nous dérange mais bien le discours missionnaire ! Enfin, le voile dans nos rues rend visible l’irruption d’une culture étrangère. Pourtant les femmes qui le portent ne sont ni une foule homogène ni des envahisseurs, elles sont des personnes, elles portent un nom, elles sont Aïcha ou Rachida, elles sont de cultures très différentes les unes des autres (berbère, turque, marocaine, pakistanaise, bosniaque…) : le discours sur « le voile » ou « les femmes voilées » ou « la » paradigmatique femme voilée est toujours réducteur. La massification et la dépersonnalisation sont dangereuses, elles font le nid du racisme comme du totalitarisme. Alors notre question : « qui dit quoi à qui » se complique de « comment est- ce entendu » ! Il devient illusoire de dissocier ces ordres de sens intriqués et sans doute jamais univoques.En maison médicale
Revenons au cas concret de l’engagement d’une personne voilée en maison médicale. On peut se demander pourquoi se priver de personnes compétentes sur base du principe de laïcité des maisons médicales ? L’équipe dit avoir vérifié que le travail de la collaboratrice portant le voile s’harmonisait parfaitement avec le travail habituel de la maison médicale. Pour autant, cela suffit-il à résoudre la tension entre les valeurs portées par la maison médicale et celles attribuées au port du voile ? Sans être anticléricales ni prosélytes de l’athéisme ou de l’agnosticisme, les maisons médicales n’ont pas d’orientation religieuse. Elles respectent les convictions de chacun. Si les soignants musulmans peuvent exprimer leur position sans prosélytisme, c’est une belle occasion de dialogue et d’ouverture, mais l’affichage religieux peut être vécu par certains comme un « coup de poing » porté à cette laïcité. Il ne s’agit probablement pas pour eux de rejeter la foi de l’autre mais de s’opposer à la dé-laïcisation de la maison médicale. L’alternative est donc, pour les maisons médicales en tant qu’attachées à la laïcité : soit se positionner contre l’affichage des symboles religieux, soit rentrer dans la signification de ces symboles en tenant compte de la multiplicité de ses sens. C’est la réflexion sur les sens que peut revêtir le voile qui va donner à l’équipe un argumentaire pour se positionner. Mais au-delà de la question religieuse, la maison médicale porte un projet de société : si le voile contredit ce projet, il ne sera pas admissible. Ainsi, si le port du voile s’inscrit dans une attitude dogmatique, il entre en contradiction avec le questionnement permanent et l’exigence critique qui nourrissent la dynamique des maisons médicales. Cela le rend inacceptable. Par contre, si la personne et l’équipe peuvent s’entendre mutuellement sur une ouverture dialoguante et sur leur rapport aux valeurs et principes, la collaboration devient possible. Encore faut-il que les choses soient claires : le port d’un signe distinctif n’est jamais privé, il se gorge des sens publics… En ce sens, le comportement de la personne est sans doute aussi important que les discours implicites ! Enfin, on peut se demander si la relation de soins ne demande pas une certaine neutralité et si les signes religieux ne sont pas un obstacle à l’instauration d’une relation de confiance entre le soignant et le malade. Toutefois, l’affichage de ces signes peut également éviter que cette influence ne s’exerce en sous-main et être l’occasion d’un dialogue, marquant le fait que la relation de soins s’exerce aussi entre deux subjectivités et pas uniquement sur base d’une objectivité désincarnée. Une question qui reste en tension Les valeurs que véhiculent les maisons médicales semblent exclure le port du voile dans l’exercice d’une fonction en tant qu’il est porteur de symboles en contradiction avec ces valeurs, notamment l’égalité homme-femme et l’autonomie des personnes, ainsi qu’en tant qu’affichage public de convictions religieuses. Mais le voile est un symbole susceptible de nombreuses interprétations qui, en outre, sont évolutives. Ainsi il peut être un moyen de trouver son autonomie, valeur qui rejoint celles des maisons médicales : dès lors l’attitude et le comportement de la personne dans l’exercice de ses fonctions seront déterminants pour éclairer le sens qu’il porte. C’est en effet en tant qu’objet « uniforme » (même si ses déclinaisons sont variées), et non en tant que signe qui parle de la personne- sujet, que le voile nous dérange. Les maisons médicales défendent les valeurs d’autonomie et d’égalité qui sont en opposition avec la soumission et l’infériorité de la femme que cet objet uniforme montrera à voir. A ce titre, elles peuvent refuser que le voile soit porté dans l’exercice d’une fonction en leur sein. Mais ce faisant, elles se contredisent elles-mêmes à deux reprises. La première contradiction est de pénaliser des personnes parce qu’elles subissent l’inégalité. Le tort fait à ces personnes est-il justifiable par une quelconque raison supérieure ? Suffit- il de refuser le symbole pour refuser la chose ? Accepter le symbole (accepter le port du voile) signifie-t-il accepter l’inégalité ? N’y a-t-il pas une contrainte tout aussi injuste à interdire le voile qu’à l’imposer ? Il y a là un champ de parole à ouvrir tant à l’intérieur de l’équipe que vis-à-vis des usagers, afin de faire la part des choses : c’est en discutant des valeurs qu’on les partage. Travail lourd et difficile mais nécessaire dans une société multiculturelle. La seconde contradiction tient dans la disqualification de la parole de la femme. Engager une personne qui porte le voile comme affirmation de valeurs en opposition avec celles des maisons médicales est absurde. Mais si la femme le porte de manière as- sumée et autonome (et nous avons vu que cela se peut), pour elle-même et non par prosélytisme, sans que cela ne constitue une pression ou un jugement sur les femmes non voilées, n’est-ce pas une manifestation d’autonomie que nous devons respecter ? Dans une société multiculturelle, il est sans doute illusoire d’imaginer une coexistence sans tensions, insensé de penser qu’une hiérarchie de valeurs puisse rassembler tout le monde et certainement nuisible d’exclure des personnes sur base de symboles. Les maisons médicales portent un projet d’égalité, de justice sociale, d’auto nomie et de santé. Elles sont traversées par des savoirs politiques, religieux, sociaux ou psychanalytiques qui se conjuguent et s’interpellent. Il y a donc place pour une négociation plurielle.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
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