Nous vivons dans une société d’abondance, de surabondance même, mais où les écarts sociaux se creusent sans répit. Une « nouvelle pauvreté » apparaît. Mourra-t-on à nouveau de faim dans la vieille Europe ?
En 1857, l’économiste Engel énonce un principe qui reste d’actualité : « Plus un individu, une famille, un peuple sont pauvres, plus grand est le pourcentage de leurs revenus qu’ils doi vent consacrer à leur entretien physique dont la nourriture représente la part la plus impor tante. ». L’Europe a connu tout au long de son histoire de nombreuses famines auxquelles n’échap- paient que les nobles et les bourgeois, et souvent aussi les militaires. Le volume et la qualité de l’alimentation du peuple demeuraient étroite- ment dépendants des guerres, des catastrophes naturelles, de la qualité des sols. Au cours du XIXème siècle, on constate une hausse généra- lisée de la consommation de toutes les caté- gories d’aliments ; à la fin du siècle, alors que la consommation de viande, fruits, matières grasses, légumes et sucre continue d’augmenter, celle des céréales, féculents et légumes secs diminue. Jusqu’au début de XXème siècle, les comporte- ments alimentaires seront considérés comme strictement liés aux besoins et dépendants de l’activité physique. Le sociologue Halbwachs introduit alors l’idée que « la mécanique diges tive est sous la dépendance de dispositions mentales », qui résultent des « habitudes, de l’entourage, des croyances et préjugés touchant l’excellence ou le bon goût des aliments ». L’idée émerge déjà que c’est en agissant sur les représentations et en tenant compte des habitudes coutumières que l’on pourra agir sur les mangeurs, bien plus qu’en les heurtant au nom des certitudes scientifiques. La croissance de l’abondance tout au long du XXème siècle voit se poursuivre le déclin de la nourriture de pauvres, basée sur les féculents et le pain, tandis que la consommation de viande se généralise, ce qui gomme les contrastes sociaux antérieurs de l’alimentation. Le modèle bourgeois tend à s’imposer. Progressivement, la restauration collective se développe (notamment sur les lieux de travail), le recours aux aliments transformés s’accroît avec régression de la cuisine familiale et prise en charge de l’activité culinaire par des professionnels (transfert de la cuisine vers l’usine). La santé accompagne désormais l’alimentation : au souci de la faim succède celui du cholestérol.Les diététiciens (détenteurs du diplôme de gradué/bachelier en diététique) ont obtenu, après des années de pour- parlers difficiles (depuis 1978), la reconnaissance de leurs actes par l’INAMI. Pour l’instant, les mutuelles renâclent et limitent les remboursements aux enfants en surpoids et à toute personne munie du passeport de diabé tique. Nous essayons de mobiliser les patients pour que, à leur tour, ils insistent auprès des médecins conseils de leurs mutuelles (sur base du certificat médical, indispensable) pour obtenir le remboursement. Anne Van der Borght, diététicienne à la maison médicale de LinkebeekLes différences sociales apparaissent alors com- me des sur- ou sous-consommation de certains aliments. Si on constate à partir des années 60 une baisse généralisée de la ration énergétique (le nombre de calories ingérées, qui était en hausse au XIXème siècle), les apports éner gétiques diminuent proportionnellement moins dans les classes populaires que dans les classes supérieures : on voit là une explication de l’ap parition de l’obésité dans les classes défa- vorisées. Mais le retour d’un capitalisme agressif dans la société globale à la fin du XXème siècle voit les différences sociales se creuser à nouveau : les riches plus riches, les pauvres plus pauvres, et plus nombreux aussi. Alors que les frigos de la Communauté européenne regorgent de nourriture soustraite au marché pour maintenir les prix, la rengaine « Aujourd’hui, on n’a plus le droit d’avoir faim ni d’avoir froid » et les charity-shows font appel à la générosité publique pour nourrir une population dont l’Etat- Providence ébranlé ne parvient plus à satisfaire les besoins les plus élémentaires. Les oeuvres caritatives connaissent un regain d’activité, les banques alimentaires et les « restau du coeur » font le plein. L’arme de la faim réapparaît : à Anvers, des groupements racistes distribuent une soupe populaire contenant de la viande de porc afin d’exclure les musulmans. A nouveau, on meurt de froid dans la vieille Europe. Pas de faim, la question ne se pose pas encore en ces termes. Mais la qualité de l’alimentation se dégrade. En France, l’ancien président de l’Institut national de la consommation, Christian Babusiaux, déclarait récemment : « Les catégories les plus pauvres ne peuvent pas manger équilibré ». Pour lui, la mauvaise alimentation de nos contemporains ne résulte pas de mauvaises habitudes qu’une pédagogie pourrait corriger, mais de l’incapacité économique d’une fraction de la population d’accéder au type d’alimentation recommandé par les campagnes en faveur d’une nutrition plus saine. Aux Etats-Unis, Adam Drewnoski, professeur à l’école de santé publique de Seattle, constate que dans les vingt dernières années, le prix des fruits et légumes a augmenté de 140 % tandis que ceux du sucre et des graisses n’augmentait que de 20 à 30 %. Dès lors, le maintien du volume alimentaire se compense par la perte de qualité : les pauvres mangent plus gras et plus sucré parce qu’ils n’ont pas d’autre choix économique. Le principe de Engel conserve une bien triste jeunesse. .
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 36 - avril 2006
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