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À la niche !


Santé conjuguée n° 79 - juin 2017

Au terme de ce dossier, qu’avons-nous appris ? Comment peut-on faire évoluer la société ? Et quelle peut-être la place du mouvement des maisons médicales dans le changement ? Peut-on inscrire nos actions locales dans une stratégie ?

La question de départ de ce dossier était celle des voies de la transition par rapport aux éléments de contexte retenus comme constitutifs de notre paysage et du régime dominant : extension de la logique de concurrence à tous les champs, responsabilisation individuelle, quantification, priorité à la logique du marché comme moteur du bien-être, réduction de l’influence et des moyens de l’État. Comment, en tant que mouvement des maisons médicales, faire advenir aujourd’hui une société solidaire qui organise la protection sociale des individus et des groupes, donne la priorité à l’humain, organise le débat citoyen sur les conditions de la vie en commun ? Reprenons les quatre formes la transition de Pierre-Marie Boulanger. Quelles sont celles auxquelles notre époque et la position du mouvement des maisons médicales correspondent ? Dans quelle voie pourrions-nous inscrire notre action ? Transformation : le paysage exerce des pressions sur le régime alors que les niches ne sont pas très développées. Les acteurs dominants modifient la direction de leurs innovations en vue d’adapter le régime. Les innovations de niche peuvent inspirer les acteurs du régime. Nous ne sommes pas dans cette configuration. Certes, les pressions existent dans le paysage. La situation des gens est invivable, la grogne est réelle et la méfiance certaine. Mais les acteurs dominants sont pour la plupart acquis à l’hypothèse du marché (de manière assumée ou honteuse). D’autres sont affaiblis par les attaques que les forces néolibérales leur font subir et/ou divisés en interne sur les voies stratégiques pour y réagir, entre réformisme prudent et fuite en avant révolutionnaire. Certaines innovations ont pris leur place dans le régime sans le perturber. La pilarisation de l’organisation sociale en Belgique a probablement favorisé ce phénomène. D’autres innovations, sans doute plus porteuses, peinent ou rechignent à s’intégrer, et restent à la marge. Reconfiguration : les niches sont déjà bien développées lorsque les pressions du paysage s’exercent sur le régime. Les acteurs dominants peuvent adopter les innovations de niche comme adds-on pour résoudre des problèmes localisés mais cette incorporation enclenche des changements en série qui finissent par modifier l’architecture du régime. Peut-être est-on plus proche de cette situation, avec l’attention, parfois maladroite ou suspecte, que certains pouvoirs locaux portent à des initiatives. Le DAL à Tournai (p.15) constituerait un exemple de cette configuration. Toute la question porte sur « l’enclenchement en série », qui ne viendra pas tout seul. A nouveau, les particularités belges font que des innovations localisées peuvent apparaître et même se pérenniser sans modifier le régime. Elles trouvent leur place dans un secteur, dans un pilier, dans une région. De plus, depuis une vingtaine d’années, la logique des appels à projet pousse les acteurs partout en Europe à circonscrire leur capacité d’innovation dans des cadres déterminés. Et à accepter de se mettre en concurrence les uns par rapport aux autres dans la course aux subventions. Il y a une tension réelle, concrète, entre la nécessité de pérenniser les expériences et la volonté de conserver leur potentiel de transformation des logiques du système, dont celles de la concurrence et de l’optimisation des résultats. La bourse ou la vie, en quelque sorte. Substitution : les innovations de niches compétitives et bien développées s’installent à la place du régime, soit à cause de pressions du paysage sur le régime soit à cause de tensions internes à celui-ci. On a pu penser que c’est la position qu’ont occupée les maisons médicales dans le système de santé belge. Le mouvement a profité durant presque trois décennies de la nécessité de contrôler les dépenses en soins de santé, de la résistance des acteurs historiques à cette nécessité et de l’incapacité des pouvoirs publics à l’imposer. Aujourd’hui, quelque chose change dans notre position. Et ce changement trouve probablement ses causes tant chez nous, si nous nous regardons comme des niches d’innovation, que dans l’évolution des tensions au sein du régime. Dans notre contexte, les rapports de forces changent. Les tensions dans le régime s’arbitrent de manière nouvelle. Nous avons évolué longtemps dans un climat de consensus sociopolitique qui nous était favorable. Les maisons médicales étaient un élément indispensable des équilibres dans les politiques de santé. Depuis quelques années (et, pour être clair, déjà avant le Gouvernement Michel), les pouvoirs publics règlent autrement le déséquilibre entre les besoins et les ressources. En laissant chacun face aux besoins non couverts. Avec le Gouvernement fédéral actuel, des alliances se créent pour forcer cette logique en se passant de notre rôle de modération de ses effets. Sommes-nous des niches compétitives et bien développées ? Les maisons médicales sont de fantastiques lieux de créativité. Nous faisons toutes et tous un boulot formidable, indispensable pour les patients. Mais nous connaissons nos faiblesses, notre inertie. Rien n’est perdu, mais nous ne pouvons plus retarder une réaction forte en vue d’améliorer notre efficience, notre rigueur et la qualité de notre organisation. Cette réaction est à l’œuvre et constitue un enjeu majeur de notre avenir. Dé-structuration/re-structuration : sous l’effet de fortes pressions du paysage, le régime se désintègre. Des innovations de niches multiples occupent le terrain et coexistent un moment jusqu’à ce qu’une restructuration s’opère autour de l’une ou l’autre innovation. C’est l’option dans laquelle s’inscrit la collapsologie (p.17). Elle est par nature difficile à organiser, sauf à s’aventurer sur des voies qui me paraissent discutables. C’est une option à envisager, mais de manière théorique et en quelque sorte complémentaire. Bien sûr, nous avons tout bénéfice à développer la résilience, individuelle et collective (communautaire). C’est, d’une certaine manière, ce qui se pratique au sein du réseau d’échange de savoirs à Jette (p.37), dans la dynamique d’équipe de la maison médicale du Laveu (p.32), avec les usagers du jardin potager de Bomel (p.42). Ce sont des niches de développement de la résilience. Mais notre stratégie en tant que mouvement ne peut pas, je pense, se limiter à cette ambition. De même qu’on ne peut pas se contenter de regarder « monter la mer » (p.43), on ne peut pas juste regarder « tomber l’arbre » (p.17). Cela suppose de se représenter comme extérieurs à la situation. Or, nous ne sommes pas hors de l’arbre. Et tout ça ne dit rien de la restructuration « autour de l’une ou l’autre innovation ». Face à la mer déchaînée, on est parfois tenté de se concentrer sur le niveau de sa pratique, de la mener vers le meilleur niveau de qualité, en essayant d’ignorer ce qui nous menace, nous dépasse, nous angoisse. Cela semble compréhensible. C’est, me semble-t-il, le choix de départ de l’expérience Nos oignons du club Antonin Artaud (p.31). Si on se place dans le cadre du mouvement des maisons médicales, on ne peut s’en satisfaire. C’est pour essayer de dépasser ce niveau qu’on s’est organisé en fédération. Notre responsabilité est de travailler dans ce cadre pour transformer le régime à partir des pratiques. Nous avons également rencontré des initiatives qui visent directement le régime, comme à Alpha santé (p.26). L’idée est ici d’articuler le local et le global. Voilà un travail qui mérite d’être souligné. Il pointe des dérives graves, des enjeux essentiels. Il met en lumière des logiques délétères. Il dénonce les discours au cœur du projet néolibéral. S’agissant d’acteurs mineurs, d’une action centrée sur des objectifs lointains, des enjeux planétaires, des adversaires puissants, il faut rester vigilant au risque de désespérer devant la puissance de l’ennemi. On peut supposer que l’énergie de ce groupe repose sur une véritable innovation dans les manières de mener l’action, de l’organiser, de la décider. C’est une force dont une action comme celle-là a absolument besoin. Le réseau Public Health Movement (p.33) constitue une forme très aboutie de résistance à l’ordre politico-économique qui nous préoccupe. On pourrait se demander ce qui lui manque pour conduire à une véritable transition. Je suis frappé par le parallèle que l’on peut faire avec le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM) : « un réseau international regroupant des militants de base de la santé, des organisations de la société civile et des universitaires du monde entier ». Le GERM, c’était ça au niveau belge. En reparcourant les formes de la transition, plusieurs choses me frappent. D’une part, on ne perçoit pas la nature des innovations pratiques qui seraient à la base du mouvement. Il semble que le réseau vise directement la transformation des structures, localement et internationalement. Après plusieurs années consacrées à la recherche, à l’élaboration d’un modèle et au plaidoyer, le GERM a rencontré l’expérimentation communautaire des premières maisons médicales et cette convergence a produit notre mouvement, qui a pu prendre une certaine place dans le régime des soins de santé. Public Health Movement inscrit explicitement son action dans la société civile et semble rester à l’écart des acteurs politiques traditionnels. C’est une position qui s’est développée au niveau international ces dernières années. Ça n’a pas été le choix du mouvement des maisons médicales. On peut analyser ces choix de deux manières. D’une part, rester à l’écart du jeu politique permet de conserver une autonomie, une liberté d’action et peut-être une radicalité qui pourront s’exprimer au moment opportun, à la faveur des moments de crise du régime. La puissance des adversaires justifie peut-être cette position stratégique. D’autre part, rester à l’écart des forces politiques et sociales traditionnelles, c’est accentuer leur faiblesse et renforcer leur manque d’ouverture. C’est aussi faire le jeu prescrit par l’ordre néolibéral, qui souhaite écarter ces acteurs. C’est, enfin, prendre le risque d’une contamination interne, l’univers des ONG n’étant pas, loin de là, uniquement composé de gentils petits militants vert et rouge. Conclusion La vision de la transition nous permet de voir assez clairement ce qui pourrait manquer aujourd’hui au mouvement des maisons médicales : une véritable cohérence en termes de transformation des politiques néolibérales. Des pratiques collectives réellement novatrices, « compétitives et bien développées ». C’est-à-dire continuant à expérimenter leur organisation en-dehors des logiques dominantes, refusant la concurrence, la quantification, la responsabilisation individuelle, tout en recherchant la plus grande efficacité dans la réponse aux besoins sociaux. L’inscription de ces pratiques dans des voies stratégiques de transformation du système, largement concertées dans des réseaux ouverts à la complexité, en-dehors des logiques binaires et linéaires. Une vigilance aigüe aux transformations du monde, une capacité d’anticipation, pour hâter, au bon moment, les initiatives audacieuses qui pourront s’imposer. C’est ce qu’a fait le mouvement des maisons médicales à son origine. Il a pu de cette manière prendre une place inespérée. Contrairement à ce que soulignent plusieurs intervenants rencontrés par Marinette Mormont (p.43), je ne pense pas que l’institutionnalisation des maisons médicales soit une difficulté. Elles sont bien intégrées au système de santé, elles ont de nombreuses interactions avec le régime dominant, avec les structures. C’est une condition favorable pour soutenir la transition. La professionnalisation, le fait que l’on soit « moins militant qu’avant » ne me semble pas non plus être un problème en soi. Ces caractéristiques, venues du fait que nous avons pu pérenniser notre action, sont des atouts pour transformer la situation. On peut, en tous cas, les voir comme ça. Je refuse d’ailleurs d’employer le nom de fonctionnaire comme une insulte. Des conditions de travail de qualité ne supposent pas nécessairement une diminution de la qualité du service rendu ou de la préoccupation pour les besoins des bénéficiaires. Il n’y a pas un jardin d’Eden, un matin béni auquel il faudrait retourner. Il y a un jour qui se lève, et qui suppose de se réveiller, de repartir en avant, de là où on est.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 79 - juin 2017

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