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À quelles sollicitations de la personne souffrant de troubles psychiques, de sa famille ou de son entourage les travailleurs psychosociaux répondent-ils ? Faut-il, et comment, intervenir en cas de non-demande ? Manu Gonçalves est assistant social, directeur du centre de santé mentale Le Méridien à Saint-Josse-ten-Noode et président de la Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale (LBFSM). Il apporte des éléments de réponse à ces questions.

Que représente le logement dans notre espace psychique ? Manu Gonçalves : C’est l’endroit où on vit, où on peut « se laisser vivre », où on se sent en sécurité, où on peut se replier, on peut accueillir, où on se restaure et se ressource. On sait que la santé globale dépend de nombreux déterminants : le revenu, la capacité d’intégration sociale, la formation… et le logement. Ces déterminants sont malmenés, ils interagissent et participent à la détérioration de la santé mentale en particulier. On pourrait compléter le déterminant logement par deux vocables empruntés au sociologue Benoit Eyraud : « habiter » et « voisiner »1. Il y a bien là quelque chose en lien avec la question de la santé mentale : il ne suffit pas d’avoir un logement pour aller bien ; c’est une première étape pour aller mieux. Il ne suffit pas d’un toit pour que tous les problèmes soient résolus, mais le toit va permettre de commencer à rendre envisageable quelque chose qu’on pourrait appeler « habiter ». Et habiter, c’est ce qui fait qu’une intériorité et une extériorité sont possibles. « Voisiner », c’est quand dans un immeuble on partage des espaces communs avec d’autres habitants. C’est aussi, tant dans le parc privé que dans les logements publics, se poser la question de la porosité entre les appartements : des odeurs, des bruits, des tremblements… Quand l’épaisseur des murs est tellement fine qu’on a l’impression que l’autre vit chez soi ou quand on vit dans une seule pièce avec des sanitaires communs, cela complique le rapport au logement, à l’autre et à soi. On accorde souvent peu d’importance à ces réalités mais, pour un public déjà malmené par les conditions de vie, c’est encore pire. Les films où l’on voit des gamins étudier leurs leçons dans la cage d’escalier, ce n’est pas de la fiction. Le plus grave à mon sens, c’est la promiscuité et le bruit. Pour quelqu’un qui a des troubles mentaux, faire la distinction entre une voix dans sa tête et celle, bien réelle, du voisin, c’est difficile. Tout cela plaide en faveur d’une attention à apporter à la qualité de l’habitat, mais on sait qu’on vit une crise aiguë du logement en ville. Les gens se contentent de ce qu’ils trouvent et beaucoup d’argent y passe. C’est de l’argent qu’il faut prendre ailleurs et cela fragilise dans d’autres dimensions de la vie. Si on y ajoute une problématique de santé mentale – quelqu’un qui a des troubles de santé mentale peut par exemple hurler la nuit, parler tout seul dans les couloirs, claquer les portes, épier… –, cela concourt à rendre les choses compliquées pour tous. Comment faire avec des patients que l’on ne voit qu’une ou deux fois par semaine ? On n’est en effet pas dans leur quotidien. Charles Burquel, anciennement directeur du Méridien, a développé l’idée de personne vigie, une personne proche du lieu de vie du patient. Il lui donnait son numéro de téléphone et lui demandait – avec l’accord du patient bien entendu ! – de l’alerter si elle remarquait qu’il n’allait pas bien ou si elle ne le croisait plus depuis quelque temps. Ce sont des choses à mettre au point avant. Le patient lui-même indique les relais en qui il a confiance. Le concierge, le responsable de l’agence immobilière sociale, un voisin… Quand on en a besoin, on sait à qui s’adresser. Le patient nous le reprochera sans doute le jour où on le fera, mais on lui rappellera qu’on s’était mis d’accord pour intervenir quand on serait inquiet pour lui et que, là, on s’inquiétait. Ça ne veut pas dire que l’on débarque chez lui immédiatement ; en revanche on peut parler de ce qui est arrivé. C’est assez simple à mettre en place et cela permet d’accompagner des gens qui se déstructurent dans leur logement. Certains nous envoient d’ailleurs des signes. À décoder… Oui. Un patient m’a un jour interpellé dès mon arrivée au centre. Il dit avoir besoin d’antidouleurs. Je lui réponds que, pour cela, il doit consulter un généraliste et qu’ici il n’y a que des psychiatres, mais il refuse : « C’est pas d’un médecin dont j’ai besoin, ils vont me foutre à la porte ! » Son bail d’un an se terminait à la fin du mois ; il angoissait et n’arrivait pas à en parler. Qu’est-ce qui détermine le choix de se rendre au domicile des patients ? Dans le champ de la santé mentale, aller dans l’intime des gens, c’est toujours un peu difficile. Quand on le fait, c’est parce que les personnes ne peuvent pas venir en consultation, mais on attend leur invitation. On a eu à régler une situation dans un ensemble de logements sociaux : on a longuement proposé à une maman de rencontrer chez elle son grand fils qui ne sortait plus. Elle a refusé pendant des mois. Et puis on a réglé une histoire de papiers, trouvé une solution. Elle nous en a remerciés et trois ans plus tard, c’est elle qui nous a demandé de venir… « Le nettoyage est un médiateur » Depuis presque un an, je vais régulièrement nettoyer chez un monsieur. Je suis la seule personne qui peut rentrer chez lui. Un service d’aide à domicile, ce n’est pas possible : trop intrusif, trop menaçant. Moi, je ne le suis manifestement pas et il a réussi à me trouver une place. Par quoi commencer ? La chambre est tellement envahie d’humidité qu’il dort dans son salon, alors on a récuré la cuisine. Et on continue à le faire régulièrement. Hier quand je suis arrivé, je ne l’ai pas trouvé en forme. « Allez, on va causer ! », mais il m’a dit non, « je vais t’aider ». J’ai commencé à faire la vaisselle, rempli les poubelles ; il a pris le balai. Puis il s’est occupé de sa chambre dont l’état a évolué, les vêtements sont rangés dans la penderie, avant il les jetait par terre. Il a pu me dire qu’il n’y arriverait pas tout seul. Et c’est pour ça que je suis là. Je ne m’occupe plus de la salle de bains non plus, il a sa dignité. Le nettoyage est un médiateur, on parle de choses et d’autres, de la nécessité d’acheter de nouveaux essuies de vaisselle, de se laver les mains, puis de comment faire avec le linge… Depuis qu’on a mis cette relation en place, l’eau chaude et un peu d’électricité ont été rétablies. Avec le médecin, on a pu gérer une hospitalisation. C’est lent. C’est super lent, mais on est en train de retaper l’appartement, de le rendre décent. C’est un travail de proximité et ça, c’est nous, les travailleurs psychosociaux, qui devons le faire, avec les logements sociaux, avec l’AIS. Pour ce monsieur l’enjeu est là : soit on répare soit il se retrouve dans une institution psychiatrique. Quand il faut négocier pour effectuer des travaux, je suis là sinon ça monte dans les tours ! C’est difficile pour lui, mais ce n’est cependant pas impossible. Qu’est-ce qui fait que ça marche ? Où est l’alliance ? Dans la durée de la relation sans doute, et en définitive, c’est toujours le patient qui décide avec qui, quand et parfois comment les choses vont se passer. Vous évoquez des situations qui s’inscrivent dans la durée. Or, dans le réel, on n’a pas toujours ce temps-là. En cas de conflit par exemple, il y a aussi la temporalité de la justice. Comment faire ? Nous recourrons souvent à la médiation. On rédige des courriers, on négocie des échelonnements d’arriérés de loyer par exemple, on explique aux créanciers la situation mentale de la personne. Le fait d’avoir pu tisser des liens avec les sociétés de logements sociaux et les AIS nous aide évidemment. C’est du donnant-donnant. Ils savent qu’ils peuvent aussi compter sur nous. C’est du même ordre avec les CPAS. La notion de territoire parait ici essentielle. Parce que tous les intervenants se connaissent ou parce qu’ils en font aussi partie ? Les deux. On se connait et on connait une portion de notre territoire. Pourquoi une portion ? Aucun de nous ne peut avoir prétention de connaitre tout ce qui se passe. Par contre, dans nos champs respectifs, on connait les ressources et les limites du territoire. D’où l’intérêt de travailler ensemble, car on ne dispose pas toujours des mêmes informations. On accompagne des vies. Ce n’est pas propre au services de santé mentale. L’infirmière de la maison médicale fait le même travail que nous par sa présence, et le médecin généraliste aussi. On s’interpelle, on réfléchit ensemble. Les gens se sentent agressés par leur environnement et inversement. Comment travailler pour plus de tolérance et de compréhension ? Deux collègues de notre équipe communautaire travaillent au projet de cohésion sociale. Elles portent une attention particulière à la vie dans les immeubles, aux interactions. Elles disposent d’un local au rez-de-chaussée, les gens les voient, peuvent s’adresser à elles. Elles font un boulot de compréhension du « vivre ensemble » pour tous les habitants, sur la stigmatisation des logements sociaux. Ça veut dire quoi être captif du logement social ? Il faut être clair, c’est plus de la relégation qu’un choix. Elles sont tout le temps envahies par des plaintes : « Il y a trop de bruit », « Les portes ferment mal », « L’ascenseur est de nouveau en panne. » Elles ne sont pas un syndicat de locataires. Elles soutiennent les habitants, les aident à développer des outils d’analyse et de résolution des difficultés qu’ils rencontrent dans le fait d’habiter à cet endroit. Elles reçoivent aussi des propositions : installer des grillages à certains endroits pour permettre aux enfants de taper dans un ballon sans qu’il file sur la rue, des idées de plaine de jeux, de compost… Le travail communautaire, c’est la politique des petits pas. Il ne s’agit pas de faire bouger les gens, mais de les accompagner dans ce qu’ils veulent. On travaille sur plusieurs axes et la vie dans la cité inclut la dimension du logement. Intervenir dans l’habitat, cela répare aussi quelque chose à l’intérieur des gens ? Ça demande une vraie délicatesse. Faire entrer quelqu’un chez soi, c’est le laisser entrer aussi un peu en soi. La manière dont ma maison est décorée dit quelque chose de qui je suis et va générer des réactions. On entre dans un endroit qui porte les stigmates parfois de la maladie mentale et, en même temps, on ne va pas faire semblant que tout est propre et bien rangé… Ce qui est difficile, c’est de supporter la lenteur. Une dame délirante allait de moins en moins bien et la psychiatre m’a envoyé à son domicile. En échangeant avec elle, je vois qu’elle a une machine à laver flambant neuve avec un magnifique napperon par-dessus. « L’assistante sociale des logements sociaux me l’a fait acheter en disant que ce serait plus facile pour moi. Avant, j’allais toujours à la wasserette. » Avec l’arrivée de la machine, elle n’avait plus de raison de sortir… Depuis qu’elle retourne au salon-lavoir, elle se porte beaucoup mieux. Pour les personnes qui ont des troubles mentaux, pouvoir se déplacer d’un endroit à l’autre, avoir plusieurs points de chute rend possible, pour eux et pour leur environnement, la part de « folie » en eux. C’est d’ailleurs un des objectifs des services de santé mentale de rendre possible la folie dans la cité.

Documents joints

 

  1. B. Eyraud, « L’habiter et la santé : la prise en charge de la santé mentale par les acteurs de l’habitat », Santé et insertions, Les dossiers de la MRIE, 2007.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°87 - juin 2019

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