Aller au contenu

Privatisation, commercialisation, marchandisation… Késako?


Santé conjuguée n° 69 - décembre 2014

La privatisation des soins de santé soulève des débats importants dans de nombreux pays européens. Certains y voient le remède par excellence aux problèmes d’efficience et à la crise de l’État providence. D’autres craignent l’augmentation des coûts, des inégalités et de l’injustice. L’auteur de cet article nous livre ses réflexions tout en apportant quelques éclaircissements aux termes utilisés dans ces débats.


Privé, public: des objectifs différents?

De façon générale, privatiser signifie transférer des tâches du secteur public vers le secteur privé. Le secteur public comprend les organismes gérés et contrôlés par une autorité publique; son but est d’organiser des services accessibles à toute la population – les hôpitaux publics en sont un exemple. Le secteur privé, lui, est composé d’organismes et de services qui ne sont pas gérés par des autorités publiques, mais par des instances ou des personnes privées; cela recouvre tant des petites initiatives (prises par une seule personne), que de grandes entreprises multinationales. Alors que le service public n’a jamais pour objectif principal de faire des bénéfices, cela peut être le cas pour le service privé. Cependant, certaines entreprises privées n’ont pas de but lucratif, ce qu’indique la dénomination asbl. Dans les soins de santé, la privatisation joue principalement au niveau de l’offre et au niveau du financement des soins. En ce qui concerne l’offre, on constate que la grande majorité des cliniques sont privées, mais ont un statut excluant le but lucratif. Ce type de ‘privatisation’ vise en principe une bonne accessibilité et une bonne qualité des soins. Il y a naturellement quelques exceptions, une autorité de surveillance est donc nécessaire: son rôle est de déceler les «mauvais élèves», et d’intervenir pour que la qualité et l’accessibilité (notamment financière) soient garanties. L’exemple belge montre que l’offre ne doit pas nécessairement être entièrement aux mains du public; un mélange d’offre publique et privée non commercial peut apparaître souhaitable. Quant au financement, la plus grande partie des dépenses de soins de santé sont de nature publique en Belgique. Cependant, 25% des dépenses en soins de santé sont à charge des ménages; cette participation augmente et elle peut constituer une menace pour la santé, tout comme l’émergence d’assurances privées. En effet, les risques face à la santé sont répartis de façon inégale dans la population. Dans un secteur comme celui des assurances santé existe un risque de concentration, à quoi s’ajoute la possibilité croissante de prévoir les comportements à risque et la prédisposition à certains risques. La poursuite d’une privatisation à but commercial rampante mènera très probablement à la sélection des risques, à une augmentation des primes et à la fragmentation des frais administratifs. Les Etats-Unis sont depuis longtemps un exemple bien connu en la matière. Au regard de l’exemple américain, on peut mettre en doute l’idée que la privatisation mènerait à une maîtrise des dépenses; alors qu’en Belgique les dépenses en soins de santé représentent un peu plus de 10% du produit intérieur brut, ce taux s’élève à 17% aux États-Unis, où le secteur des soins de santé est fortement privatisé – et, avant la mise en place par le Président Obama d’un système public d’assurance santé (Obamacare), plus de 40 million d’américains n’étaient pas assurés. Il semble donc nécessaire qu’une autorité publique supervise le financement, libère les fonds nécessaires pour les soins de santé et tienne les dépenses sous contrôle.

La marchandisation est-elle bonne pour la santé ?

Quand on parle de privatisation, on fait presque automatiquement le lien avec la commercialisation et la marchandisation. Dans un système de soins de santé basé sur le marché, une gamme de produits est offerte et l’on attend du bénéficiaire de soins qu’il agisse comme un consommateur choisissant des soins adéquats; la qualité de soins découlerait du libre choix du consommateur-patient ainsi que de la concurrence entre les prestataires de soins dans un fonctionnement de libre marché. Une question se pose alors: le bénéficiaire peut-il faire un choix parfaitement libre et éclairé dans le système des soins de santé? La réponse est bien évidemment: non. En effet, même si le patient est bien mieux informé qu’auparavant, les connaissances restent essentiellement aux mains des prestataires de soins. Face à un système orienté vers le marché, il existe un modèle régulé dans lequel la maîtrise des dépenses est aux mains d’un pouvoir régulateur fort. Les opposants de ce modèle considèrent que la liberté de choix y serait trop limitée; un modèle se situant entre ces deux systèmes pourrait être envisagé. Il est certain que les services à visée commerciale des soins orientés vers le marché se développent de plus en plus et qu’ils trouvent leur place dans les systèmes de soins de santé en Europe, ce qui donne plus de chance aux acteurs commerciaux d’être actifs sur le marché des soins de santé. La commercialisation des soins de santé est donc une conséquence possible de la privatisation et elle augmente l’entrée sur le marché d’acteurs qui considèrent les soins de santé comme un business devant produire des bénéfices. Comment faire des bénéfices? En réduisant les charges au minimum. Où vont ces bénéfices? Une partie peut être ristournée sous forme de bonus aux collaborateurs, une autre sous forme de dividendes aux actionnaires. Jusqu’à présent, rien ne prouve que les prestataires commerciaux travaillent de manière plus efficace et offrent de meilleurs soins à des prix moins élevés. En outre, les entreprises ne peuvent sans doute réussir que si elles ne s’occupent que des parties rentables des soins: par exemple les traitements cardiologiques ou les résidences pour personnes âgées. Il n’est cependant pas souhaitable de laisser des entreprises faire des bénéfices sur la santé des personnes âgées, ni qu’une personne malade soit la victime d’un prestataire à visée commerciale: on ne peut tout abandonner au marché. Il est donc primordial que les autorités publiques investissent suffisamment pour offrir une large gamme de soins accessibles à tous, et qu’elles mettent en place les règles du jeu: par exemples des règles relatives à une transparence dans l’établissement des prix, un contrôle de qualité, un déploiement suffisant de personnel compétent. En outre, une partie des bénéfices des prestataires commerciaux devrait être réinvestie dans les soins plutôt que partagées entre les actionnaires.

Objectif: les meilleurs soins possible pour tous

Dans le débat autour de la privatisation et la marchandisation croissante des soins de santé, il faut surtout rester conscient des effets négatifs, des risques et des pièges qui sont liés à ces évolutions. Il est primordial que nous ayons en Europe un système de soins de santé de qualité, accessible à tous: l’essentiel, c’est de penser avant tout aux patients et aux citoyens. Mais il faut aussi être conscient du contexte actuel dans lequel se trouve l’Europe: les acteurs commerciaux sont actifs et le secteur privé joue, comme le public, un rôle dans les soins de santé. Il faut l’accepter de façon pragmatique, en examiner les aspects positifs et négatifs; identifier non seulement les dangers, mais aussi les leçons qui peuvent être tirées des pratiques du secteur privé et commercial, et utiliser celui-ci d’une bonne manière. La réflexion doit porter sur le meilleur équilibre qu’il est possible d’atteindre pour arriver à une société où chacun, quel que soit son revenu ou son état de santé, puisse bénéficier des meilleurs soins. Comment définir la finalité publique?1 Giusti, Criel et de Béthune – The case of health care delivery in sub-Saharan Africa (Giusti & al. 1997) – ont proposé les cinq critères suivant pour apprécier la finalité publique d’une offre de soins:
  • Avoir une perspective sociale: se préoccuper de favoriser le bien-être et l’autonomie des usagers dans un climat de dialogue et d’harmonie avec le contexte socio-économique environnant,
  • L’absence de discrimination dans l’offre de soins, quel que soit la race, la religion, l’affiliation politique, le statut social ou le niveau de revenu…
  • Une offre en relation avec une population définie pour laquelle le service se sent responsabilisé et vis-à-vis de laquelle il est prêt à rendre compte (accountability),
  • En accord avec la politique de santé: respect de la politique des autorités en matière de niveau de soins offerts et en accord avec le plan plus général de couverture (pour autant que cette politique soit adéquate),
  • Un but non lucratif: un engagement que l’objectif du service ne se réduise pas à générer du profit. Bien sûr le staff a droit à de bonnes conditions de travail dans un service pérenne. Si du profit est possible, il devrait être réinvesti dans le service même ou dans des activités sociales similaires en accord avec les usagers.

Documents joints

  1. Extrait de Santé conjuguée, des critères à tous les niveaux – cahier n°56 – Dessine-moi un centre de santé ! – avril 2011

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 69 - décembre 2014

Les pages ’actualités’ du n° 69

Hommage à Jean Carpentier

Jean Carpentier, médecin généraliste français, communiste de la première à la dernière heure, s’en est allé le 9 juillet 2014. C’était un défricheur, infatigable, joyeux, clairvoyant, à la fois rebelle et fédérateur. Nous nous reconnaissons dans(…)

- Dr Dominique Vossen, Marianne Prévost

Les élections syndicales médicales 2014

En octobre 2014, les médecins belges ont élu leurs représentants dans les lieux de concertation. Alors que les formations défendant une philosophie et une politique ‘soins de santé primaires’ avaient reculé lors des dernières élections ( 2010 ),(…)

- Dr Pierre Drielsma

Un réseau pour l’égalité

La traduction française du dernier ouvrage de Kate Pickett et Richard Wilkinson en 2013 a fourni l’occasion d’un partenariat nouveau entre le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, le centre local de promotion de la(…)

- Christian Legrève

Accessibilité aux soins, recommandations de Médecins du Monde et de l’INAMI

Hier un Livre vert, aujourd’hui un Livre blanc : deux documents interpellant qui font le tour des questions liées à l’accessibilité aux soins en Belgique. Ce travail est le fruit d’une initiative inédite mise en œuvre par(…)

- Marianne Prévost

Médicaments mortels et crime organisé de Peter Gotzsche

Peter Gotzsche frappe fort avec cet essai. Il démontre qu’en Occident, les médicaments sont la troisième cause de mortalité après les maladies cardiaques et les cancers. Aux Etats-Unis, les maladies cardiovasculaires font 600.000 morts par an,(…)

- Dr André Crismer

Préparer l’avenir pour mieux soigner, Colloque Prescrire Paris 2014″

Les 24 et 25 mai derniers ont eu lieu à Paris les Rencontres Prescrire 2014 sur le thème « Préparer l’avenir pour mieux soigner ». Ces journées très riches réunirent plusieurs centaines de personnes dont une petite délégation(…)

- Dr Anne Gillet-Verhaegen, Dr Caroline Colinet, Dr Karin Verbist, Dr Mima Deflores, Dr Patrick Jadoulle

Chapitre 1

Privatisation, commercialisation, marchandisation… Késako?

La privatisation des soins de santé soulève des débats importants dans de nombreux pays européens. Certains y voient le remède par excellence aux problèmes d’efficience et à la crise de l’État providence. D’autres craignent l’augmentation des(…)

- Mathias Neelen

Les mutuelles : un acteur de premier plan face aux défi s pour la santé

De nombreuses pistes existent pour aller vers le « mieux-être » de tous en Europe, à condition de sortir des logiques marchandes actuelles et de concevoir la santé de manière plus équitable. Morgane Dor souligne ici(…)

- Morgane Dor

Politiques fiscales en Europe à l’ère de la crise économique. Implications sur la santé et l’accès aux soins

L’Europe était, jusqu’il y a peu, un continent attractif grâce à sa combinaison réussie d’économies solides et de fortes protections sociales. Mais les temps changent, aujourd’hui tous les Etats sont en difficulté . Les auteurs de cet(…)

- Alexis Benos, Angelo Stefanini, Chiara Bodini, Elias Kondilis, Pol De Vos

La réforme des systèmes nationaux de santé sous la gouvernance économique de l’Union européenne

La crise économique et financière qui a éclaté en 2007 a engendré un changement radical dans la manière dont l’Union européenne intervient en matière de réforme des systèmes nationaux de santé. Les États membres ayant toujours(…)

- Rita Baeten

L’Union européenne : cheval de Troie des systèmes sanitaires nationaux ?

Dans l’Union européenne, l’organisation et la fourniture de services sanitaires et sociaux ont toujours été considérées comme une matière relevant exclusivement de la compétence des états membres ; le projet d’intégration européenne concerne avant tout le(…)

- Rita Baeten

Chapitre 2

Mutualités: les services complémentaires sous la pression de l’assurance privée

Les assurances complémentaires ont été développées par les mutualités dans un but de protection sociale sont mises sous pression par le secteur de l’assurance privée. Ce dernier, s’appuyant sur les règles européennes en la matière, invoquait(…)

- Christel Tecchiato

Crise, austérité et régionalisation en Belgique: un mauvais cocktail?

Au premier janvier 2015, pas moins de 5,08 milliards d’euros seront transférés du fédéral aux entités fédérées pour la santé dans le cadre du transfert des compétences prévu par la sixième réforme de l’État. Alors que(…)

- Marinette Mormont

La mutualité socialiste constate les impacts des mesures d’austérité sur l’accès aux soins

Quels sont les effets des mesures d’austérité sur l’accès aux soins de santé? S’appuyant sur les constats d’une grosse centaine d’assistants sociaux des centres de service social de la Mutualité quotidiennement en prise avec les problématiques(…)

- Ivan Dechamps

Soins de santé en Belgique : un marché en or ?

Dans les pays du Sud d’Europe, la crise et les programmes d’austérité pèsent sur les systèmes de santé, ouvrant la brèche à une commercialisation du secteur. La Belgique, forte d’un régime de sécurité sociale développé, avec(…)

- Marinette Mormont

Débat café sur la marchandisation des services au public

Deux travailleuses se retrouvent dans un café, fin de semaine, histoire de ‘breaker’ un peu.

- Gilot Marie-Agnes

Personnel de santé pour tous, tous pour le personnel de santé

La pénurie de personnel de santé augmente dans le monde entier et devient un problème social de plus en plus aigu : si la situation actuelle perdure, un milliard de personnes ne verra jamais un médecin(…)

- Marti Waals

Chapitre 3

Le traité transatlantique : toxique pour la santé et pour la démocratie

Depuis l’été 2013, l’Union européenne et les Etats-Unis ont entamé les négociations d’un « partenariat transatlantique de commerce et d’investissement », plus communément appelé Traité transatlantique. Ce traité pose des questions essentielles par rapport aux politiques(…)

- Etienne Lebeau

De l’austérité au libre-échange : la santé sacrifiée

Dans sa stratégie « Europe 2020», l’Union européenne se pose comme objectif d’élargir l’accès aux marchés pour les services et les investissements de ses propres entreprises transnationales, de mieux faire respecter les droits de propriété intellectuelle(…)

- Marc Botenga

Néolibéralisme et santé en Argentine : la dictature du libre marché

L’Argentine a une histoire mouvementée, émaillée de dictatures, de coups d’états, de mouvements de résistance populaire et d’embellies démocratiques. Alicia Stolkiner évoque les liens existant entre l’histoire politique des dernières décennies et la marchandisation des soins(…)

- Alicia Stolkiner

Chapitre 4

En réseau contre Goliath

La lobbycratie nuit à la démocratie. Elle est très active entre autres au niveau européen. Elle y impose ses valeurs ultralibérales comme une incontournable évidence sans alternative possible… Éclairage de zones d’ombres.

- Gaëlle Chapoix

Grèce : résister malgré tout

La Grèce vit une des crises les plus importantes de son histoire : les politiques exigées par l’Union européenne font des ravages sur la situation sociale d’une grande partie de sa population. Cependant, la résistance tente(…)

- Sebastian Franco

Espagne, la marée blanche a bloqué la privatisation des hôpitaux

Des mobilisations pour la santé publique se sont considérablement renforcées ces dernières années en Espagne, en réponse aux réformes – coupes et privatisations – menées tant par le Gouvernement central que par ceux des communautés autonomes.

- Carmen San José Pérez

L’eau est un droit humain

Le succès d’une initiative citoyenne : bien conçue et bien dotée elle a abouti malgré de nombreux défis.

- Pablo Sanchez

Conclusion

Conclusion

Nous remercions les nombreux auteurs qui ont contribué à ce dossier. Ils viennent de différents horizons, et tous sonnent l’alarme : la commercialisation de la santé met à mal le droit à la santé pour toutes et(…)

- Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones, Julie Maenaut

Introduction

Introduction

Ce dossier propose quelques éclairages sur un danger qui menace tous les pays européens, au-delà de leur diversité : la montée en puissance d’un capitalisme sauvage ( souvent appelé, pour moins de clarté, « néolibéralisme »(…)

-