L’adolescence évoque invariablement quelque chose de flou qui suggère soit l’image d’une rébellion à mater soit celle d’un cheval fou à dompter soit, dans le meilleur des cas, celle d’un être hybride contraint de réaliser cette lente métamorphose qui l’incitera à ne plus ressembler à ce qu’il était enfant, mais ne lui permettra pas encore de se présenter pour ce qu’il sera une fois devenu adulte.
Rester soi-même en se transformant, voilà fondamentalement la prouesse qui est attendue d’un adolescent. Ce morceau de bravoure est d’autant plus difficile à réaliser qu’il ne se manifeste ni brutalement, comme c’est le cas d’une chenille qui devient papillon, ni spectaculairement, comme le suggère une grenouille qui, en se dépouillant progressivement de son habit de têtard, prend cette forme radicalement autre d’un batracien adulte. L’adolescence donne pour sa part l’impression de s’étendre en longueur, de se poursuivre sans avoir véritablement commencé à un moment précis et de cesser sans n’avoir jamais véritablement terminé son cours. Elle s’étend de nos jours sur une durée d’autant plus indéterminée qu’elle est de moins en moins associée à des rituels qui, marquant le passage d’un état à un autre, permettent d’être reliés à une date ou à une période fixe.
L’adolescence n’existe pas
Certains diront qu’elle commence vers neuf ans et citeront le phénomène des Lolita, ces petites filles prépubères et néanmoins hypersexuées. Il sera question pour eux d’adonaissance. D’autres argumenteront qu’elle ne cesse jamais en évoquant les Tanguy, ces jeunes adultes qui continuent à vivre avec leurs parents, menant le plus longtemps possible une existence qui les met à l’abri d’un ensemble de difficultés et de responsabilités auxquelles confronte habituellement l’expérience de l’âge adulte. Il s’agira pour eux d’adulescence. Le terme « adolescence » permet de désigner la construction mentale censée rendre compte de cette période qui se constitue entre l’adonaissance et l’adulescence. Dans les structures sociales qui n’ont pas inscrit ce terme ou son équivalent dans leur patrimoine linguistique, la transition de la période enfantine à celle de l’âge adulte (qui existe, elle, dans toutes les sociétés) se réalise en un temps éclair et se consume dans un ensemble de rituels plus ou moins codifiés et une série d’épreuves plus ou moins pénibles par lesquels l’appartenance au groupe adulte est socialement reconnue et l’accession au rang d’individu responsable est légitimement authentifiée. Ce n’est que dans nos sociétés qui font l’impasse des rituels et laissent chacun bricoler ses épreuves à son rythme et à sa guise que le terme est apparu. Il fallait bien imaginer un mot aussi élastique que la période qu’il sert à désigner. C’est pour cela qu’il ne s’agit pas, en affirmant que « l’adolescence n’existe pas », de dénier la réalité d’une période intermédiaire de développement qui séparerait l’enfance de l’âge adulte. Ceux qui sont confrontés aux difficultés concrètes que pose la cohabitation avec un adolescent et aux défis multiples que suppose son éducation ne supporteraient pas de l’entendre. Pour eux, l’adolescent existe plutôt deux fois qu’une. Il se pose même comme une réalité tangible et les difficultés qu’il soulève donnent souvent l’impression que l’adolescence exerce sur les problèmes pédagogiques une fonction similaire à celle de la levure : elle gonfle tout.
Pour qui l’adolescence est-elle véritablement une crise ?
Envisagé comme un sujet en vacance d’identité, l’adolescent est souvent présenté comme quelqu’un qui, empêtré dans un inconfortable présent, serait amené à rompre avec son passé, plus sécurisant, d’enfant, sans pour autant disposer de tous les codes qui lui permettent de faire pleinement son entrée dans le monde des adultes. Ce que Gramsci disait en parlant de l’évolution des sociétés semble également d’application pour ce qui relève du développement d’un être humain : « Quand un monde ancien n’existe pas et que le monde nouveau peine à venir, vient la période où l’on voit apparaitre les monstres ». Kafka a mis en scène cette métamorphose dans son roman éponyme. Cette impression de devenir monstrueux, à ses propres yeux comme vis-à-vis de ceux qui l’entourent et souffrent de ne plus le comprendre dès lors qu’il est question de crise, c’est exactement ce que ressent l’adolescent quand, dans cet âge autrefois « ingrat », il se défie de sa forme changeante et se met à souffrir de dysmorphophobie parce qu’il s’empêche d’habiter sereinement ce corps trop mouvant auquel il n’a jamais le temps de s’habituer. Ces formes pathologiques d’acceptation d’une corporéité instable dans ses formes ne sont toutefois pas la norme. Généralement et en dehors des périodes particulières qui freinent son besoin d’actions et d’interactions, l’adolescent se trouve plutôt bien dans sa peau et cette période de développement correspond même à l’un des deux pics de bonheur qui traversent le plus souvent un parcours humain (le second est situé aux alentours de la soixante-cinquième année). Par ailleurs, la crise de l’adolescent semble généralement désigner moins la sienne propre que celle qu’éprouvent ceux qui – parents, enseignants ou éducateurs – ont à se préoccuper de lui. Ce sont davantage les adultes qui évoquent des troubles spécifiques ou des difficultés particulières liées à cette période. Le fait que l’adolescent se trouve confronté à la nécessité de mettre en scène un Moi qui se diffracte dans le temps en s’inscrivant dans une histoire (c’est-à-dire en réalité un Soi) induit également une difficulté plus grande à saisir ce qu’il vit et à le comprendre que lorsqu’enfant il n’était pas confronté à cette même obligation de se constituer en sujet dans un récit qui se déploie dans la continuité. C’est ce qui explique qu’un adulte associe spontanément à l’idée d’enfant des termes connotés positivement (jeu, insouciance, rire, etc.) alors que le champ sémantique qu’il utilise pour parler de l’adolescent emprunte plus directement au registre problématologique des difficultés et des troubles. Cette association n’est pas le reflet de ce qui est véritablement vécu, mais liée au fait que l’enfant se vit essentiellement dans l’instant alors que l’adolescent entame une métamorphose complexe qui incite à penser qu’elle ne peut être que difficile et donc éventuellement pénible.
La triple métamorphose de l’adolescent
La métamorphose adolescente se pose dans cette optique comme une lutte qui s’engage sur un triple terrain, celui de la physiologie, de la quête identitaire et de la reconnaissance sociale. Un cerveau étonnamment câblé. Le cerveau adolescent se fait la cible d’un véritable bombardement neuronal qui se manifeste par un afflux de matière grise – et donc une augmentation significative des neurones – associé à une matière blanche qui, évoluant quantitativement moins rapidement et moins brutalement, empêche les connexions neuronales de se réaliser dans la même proportion. Résultat : les adolescents se transforment en collecteurs d’information particulièrement performants, mais ils ne disposent pas de connexions suffisantes pour donner à ces informations la consistance de connaissances organisées, structurées et systématisées. C’est ce phénomène qui explique notamment leur forte appétence pour toutes les formes de prêt-à-penser qui permettent de poser les informations sur une structure susceptible, à moindre coût, de leur donner l’apparence d’un système organisé qui connecte entre elles les informations recueillies de façon éparse. Cette métamorphose neuronale implique en outre un processus d’élagage à travers lequel les neurones non utilisés disparaissent. Cela explique que ce qui le mobilisait ou le passionnait enfant peut se mettre à l’ennuyer profondément et que ses activités changent parfois complètement de forme et de fond. C’est ce qui explique aussi que l’adolescent, ne sachant plus très bien où fixer ses intérêts, passe souvent par une période au cours de laquelle l’ennui et le « rien-faire » ne lui paraissent pas nécessairement problématique. Ces périodes alternent en outre parfois avec d’autres moments au cours desquels l’action, la découverte et l’expérience vécue se posent avec une urgente nécessité parce que, en ne disposant pas de ces supports de réalisation de soi, l’adolescent peine à se construire et que l’identité trouve trop peu de matière pour se constituer. Une identité en friche, entre ipséité et mêmeté. L’identité est un processus complexe qui suppose de ressembler aux autres et de s’en singulariser. Chez l’adolescent, l’évolution identitaire suppose à la fois de se définir des groupes d’appartenance à travers les interactions qu’il noue en dehors de sa famille et de s’affirmer individuellement en démontrant son aptitude à se réaliser de façon originale et particulière. Cette tension entre l’ipséité et la mêmeté a été mise en avant par Ricœur pour expliquer comment la quête identitaire se constitue parfois comme un tissu de forces contradictoires et de tendances paradoxales qui imposent de ressembler aux autres (ou à certains autres) tout en se définissant comme unique. Cette unicité de la ressemblance ou cette affiliation respectueuse de la singularité induit des formes complexes de reconnaissance identitaire susceptibles d’induire des comportements, des conduites et des attitudes parfois difficiles à comprendre pour un adulte pour qui la pression identitaire se fait sentir avec moins d’intensité. C’est ce qui explique notamment l’importance démesurée accordée au look, aux communautés d’appartenance et aux objets de marque. Cette métamorphose identitaire est renforcée par une troisième, à caractère social, qui impose à l’adolescent de se montrer particulièrement soucieux de l’image qu’il donne et qui explique pourquoi il existe aussi essentiellement à travers ce que son entourage fait de lui en lui attribuant son identité et en l’associant à des traits de personnalité qui en fixent les composantes. Un besoin de reconnaissance inédit. L’adolescent tolère sans mal de ne pas être compris, accepte généralement sans réserve d’être contesté, mais il ne supporte pas d’être « nié » ou « dénié ». N’être « personne » ou « pas grand-chose » se révèle une véritable souffrance dont l’entourage prend généralement trop peu la mesure. Ces adolescents humiliés ou fatigués de n’être qu’eux-mêmes peuvent dans les cas les plus lourds chercher à « reprendre la main » en existant intensément à travers les conduites à risque ou, s’il est question de revêtir un costume de héros pour tout racheter d’un trait, être tentés de le faire par un geste spectaculaire ou par une histoire aventureuse. Certains se contenteront pour étrenner ces identités héroïques de l’espace virtuel que constituent les jeux vidéo, mais d’autres, plus radicalement, utiliseront ces leviers identitaires pour se lancer dans un jihad ou se faire l’auteur d’un massacre. Évidemment, il s’agit de cas extrêmes. Néanmoins cette tendance à l’excès apparait si souvent associée au paradigme adolescent qu’il est important de ne pas la sous-estimer dans un monde où les identités ne se constituent pas facilement et où celui qui se nourrit essentiellement d’actions et d’interactions risque, quand les circonstances d’une pandémie le privent brutalement des uns et des autres, de sombrer dans une forme d’engourdissement affectif qui laisse augurer des réveils brutaux et le recours à des conduites impulsives. En quoi un adulte peut-il être utile pour un adolescent ? Les adolescents paraissent souvent autosuffisants et tendent à se présenter comme des êtres autonomes. C’est pour cela qu’il peut paraitre tentant de les laisser se débrouiller avec les difficultés qui se posent à eux, de les regarder tâtonner ou de les voir s’empêtrer dans les fils de leur existence. Il suffit d’écouter Pline l’Ancien déjà s’inquiéter de devoir laisser le monde à cette génération nouvelle décrite comme irresponsable, vaniteuse et peu soucieuse d’assumer ses obligations morales, pour comprendre que le conflit des générations n’est pas neuf. Est-ce à dire qu’il faut, en tant qu’adulte, se tenir à distance ? Au contraire, il est important de multiplier les échanges notamment lorsque l’adolescent éprouve des difficultés à se construire et qu’il peine à trouver, parmi ses pairs, de quoi le soutenir dans cette quête difficile qui l’amène à devenir ce qu’il est. Pour cela, l’adulte devra toujours veiller à se montrer disponible sans être envahissant et attentif sans être intrusif. C’est là tout l’enjeu de l’éducation. C’est aussi la condition essentielle à la construction du monde de demain que ne manqueront pas de faire tourner les adolescents d’aujourd’hui.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°95 - juin 2021
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