Soin et spiritualité – de la nécessité d’un espace
Terlinden Guibert
Santé conjuguée n° 39 - janvier 2007
Le Carrefour Spirituel des Cliniques Universitaires Saint-Luc. Visite guidée…
Avec mes collègues des diverses religions et de la laïcité, j’ai l’honneur de vous convier aux cliniques Saint-Luc1, de l’université catholique de Louvain2. Dans le grand hall d’accueil, cherchez l’indication Carrefour Spirituel. Une musique douce vous invitera à pousser plus loin la curiosité. Ouverte sur le hall, une sorte d’exposition où dominent les couleurs pastel et turquoise, le bois naturel et des formes chaudes, de la lumière : une invite, délicate, chaleureuse, discrète. « Un lieu d’accueil, d’écoute, de partage », est-il suggéré. L’oeuvre d’un artiste belge contemporain, posée sur un chevalet, attire d’emblée votre regard : photographes, sculpteurs, peintres, céramistes… Ils sont nombreux à avoir déjà accepté de prêter une de leurs oeuvres et de livrer ainsi, à qui pouvait la déchiffrer, la quête personnelle qu’ils se sont efforcés d’y exprimer. Par la beauté, la recherche artistique parfois difficile et exigeante, ils prennent part à ce qui se cherche dans les murs de cet hôpital, ils vont à la rencontre de ce qui s’y vit comme joie, désarrois, questionnement, ils ouvrent des horizons de sens. Face à cette oeuvre d’art, la présence d’un livre d’or vous invite à vous asseoir un moment, à lire ce que d’autres y ont déposé de leur expérience hospitalière. Des bouteilles à la mer ou des prières : autant de cris, de questions douloureuses, de reproches éventuels ou d’expressions de gratitude envers les équipes soignantes, la vie, Dieu, les visages croisés au hasard. C’est souvent bouleversant, parfois dérangeant. La parole a peu de place dans cet univers de corps et de sciences techno-médicales qu’est un grand hôpital. Par ce livre, des dialogues s’instaurent, des solidarités s’ébauchent, un interlocuteur se cherche : on y trouve des témoignages de vie, des messages d’amour. De s’asseoir là un moment, on se met à pressentir qu’on fait partie de la même humanité, complexe et émouvante. Perdu dans les pensées que votre lecture n’a pas manqué de faire surgir, vous trouvez support à votre voyage intérieur en vous laissant toucher par des photos regroupées en un bouquet à côté duquel vous étiez peut-être passé sans le voir. La richesse et la complexité de ce qui habite ou constitue l’humain se donnent à percevoir : la joie de ce qui vient au monde, la compassion, la précarité et la souffrance, la relation amoureuse et la tendresse, le soin, la culpabilité et le pardon, la mort, la différence, l’intériorité ou la contemplation, la beauté et la création, la tristesse, l’incroyable vitalité dont sont porteurs les enfants du Tiers-Monde ou les enfants malades, le travail par lequel on transforme le monde, etc. Tout homme et le tout de l’homme. Enchâssée dans ce bouquet, une invitation vous est adressée de la part de ceux qui vous accueillent en ce lieu : « Amis de passage – patients, proches, soignants – de notre confrontation avec l’énigme qu’est la vie naissent quantité d’interrogations, de cris, d’inquiétude ou de gratitude. Les différentes familles religieuses et philosophiques que nous représentons n’ont pas la prétention de résoudre cette énigme. Notre souhait est de contribuer à donner place et parole à la recherche spirituelle. Nous pensons prendre part ainsi, avec tous les soignants, à votre bien-être et même à votre guérison. Notre projet commun est de vous offrir l’occasion de partager ce que vous éprouvez ou découvrez, ce qui est pour vous source d’interrogation, de joie ou de révolte, ce que la vie vous inspire ici. « Nous ne sommes pas nés sans bagage !» Dans la diversité de nos approches nous nous tenons fraternellement à votre disposition, à la permanence ou dans les chambres, pour partager avec vous un bout de chemin. Nous avons la conviction que tous, nous en deviendrons plus humains ». Ce texte est signé par les équipes d’aumônerie chrétienne, israélite et musulmane ainsi que par les conseillers laïques[Par chrétiennes, nous entendons : catholique, protestante, anglicane et orthodoxe. Le terme « laïque » sera toujours utilisé dans ce texte pour désigner les membres de la laïcité ou de la « libre pensée ». Ces sept traditions sont celles reconnues par l’Etat belge. Nous avons fait le choix d’adopter ce critère et de nous y tenir quand d’autres traditions nous font la demande de se joindre à nous, comme ce fut dernièrement le cas avec les Témoins de Jéhovah. Ce critère nous a paru être le moins arbitraire possible.Dans le respect de la loi, nous nous faisons cependant un point d’honneur à servir d’intermédiaire, si on nous le demande, entre les patients des traditions non reconnues et leurs représentants. Un arrêté royal daté de 1973 (A.R. DE SAEGER) reconnaît à tout patient hospitalisé le droit d’être accompagné par un représentant de sa tradition philosophique, morale ou religieuse, demande aux hôpitaux d’en informer ces patients et d’en organiser la réalisation si ceux-ci désirent en faire usage. ]. Il constitue en quelque sorte la charte commune du Carrefour Spirituel, l’esprit dans lequel ces équipes ont souhaité collaborer. Vous percevez bien à quel point la personne en situation de vulnérabilité y occupe la place centrale. Quant aux aumôniers et conseillers, ils ne prétendent pas occuper une place d’exception. Ils s’inscrivent plutôt au sein du groupe soignant, modestement, pour la part qu’ils pourront prendre au bien-être des malades. Le spirituel n’est certes pas leur propriété mais bien une dimension qui traverse tous les soins, et accompagne leur humanisation. Dimension transversale ou ‘meta’ si difficile à définir et encore davantage à laisser advenir. A ce bouquet de photos qui, nous le pensons, éveille déjà à ce que nous entendons par la « dimension spirituelle de l’existence », nous avons accolé deux séries de paroles que nous renouvelons régulièrement. D’une part, des paroles recueillies au fil de nos rencontres à l’hôpital auprès des patients hospitalisés qui traduisent en des mots très simples leur expérience de la maladie, la souffrance, l’hospitalisation. Elles expriment la grande diversité de la vie spirituelle et les différents champs de l’expérience humaine où nous la pensons à l’œuvre. D’autre part, des paroles héritées des grandes traditions philosophiques, poétiques et religieuses, donnant à penser que nous ne venons pas de nulle part, que d’autres, avant nous ou ailleurs, ont été confrontés au même questionnement existentiel et ont cherché à apporter leur pierre à la « maison commune ». Pendant que vous accomplissiez ce tour d’horizon, vous n’aurez pas manqué de jeter un coup d’œil curieux par la porte en verre ouvrant largement sur le local voisin. Une personne y tient permanence. Elle ne porte pas de blouse blanche, n’est pas affairée à un travail qui vous inciterait à passer votre chemin, l’air de dire qu’il y a des choses bien plus importantes que celles qui vous préoccupent. Elle porte uniquement le badge qui vous permettra d’identifier la tradition spirituelle à laquelle elle appartient. Personne disponible dont la présence, n’a d’autre raison d’être que de vous accueillir, gratuitement, sans projet, de vous donner son temps, sa disponibilité. C’est une chose si rare dans la fourmilière qu’est un grand hôpital. Vous passez votre chemin, ou vous l’envie de passer la porte.
Quelques événements vécus
Mme X. avait vu sur l’horaire affiché à l’extérieur qu’un membre de la laïcité l’accueillerait et certainement pas un croyant. C’est qu’elle est dans une colère et une souffrance indicibles, Mme X. Son petit garçon est en train de mourir et le peu de foi qui l’animait encore jusque là et lui donnait souffle, s’est soudainement évaporé. Elle n’est plus que détresse, cri adressé à la face du monde, conviction qu’il n’y a pas de dieu, que Dieu ne saurait exister s’il laisse mourir son petit. Dieu n’est plus. Dieu n’est pas. Déterminée dans cette nouvelle option personnelle, elle adresse à la permanente laïque la demande suivante : « aidez-moi à préparer des funérailles laïques pour mon enfant ». Celle-ci aurait pu répondre à cette demande, abuser de la détresse de cette maman. Elle n’en fit rien. Au contraire, elle chercha à la rencontrer là où elle en était, poussant l’hospitalité jusqu’à la rejoindre dans son questionnement religieux, à la relier à sa tradition chrétienne afin qu’elle y retrouve souffle et vie. Respect infini. Un autre jour, J., permanente anglicane, est accostée au Carrefour Spirituel par un jeune homme au grand sourire et très excité. Il se présente en tant que musulman et demande s’il peut prier. Elle lui indique le petit local voisin qui est disponible, sinon elle l’aurait envoyé à la chapelle où, faute de mieux, les musulmans n’hésitent pas à se rendre. Mais il s’assied pour raconter avec une joie débordante la naissance de son premier enfant qui vient d’avoir lieu et les grandes émotions que cet événement a fait lever en lui. Le nom qu’il a choisi pour cet enfant veut dire : celui qui devait naître, qui devait se montrer. J., toute émue, se rappelle et lui apprend que ce jour-là les chrétiens fêtent l’Epiphanie. S’ensuit un échange au terme duquel ils se sentiront l’un et l’autre tout petits et émerveillés devant la convergence des choses qui leur aura permis d’échanger quelques trésors de leurs expériences et traditions. L’hôte parti, J. s’interroge : « qui accueille ? Qui est accueilli ? ». Quand elle est de permanence, C. aime aller à la rencontre des gens de passage. Elle s’est fait ainsi quantité de connaissances parmi les membres du personnel qui, du coup, ne craignent pas de s’arrêter un moment pour partager avec elle un événement vécu, la surcharge de travail, ou pour trouver là un lieu de parole quand la vie professionnelle ou personnelle est lourde, pose question. De s’être arrêtés là un moment et d’avoir déposé auprès d’un visage connu le poids du jour, déjà ils allaient mieux. Jusqu’à des cadres, si souvent seuls devant leurs responsabilités, qui viennent parfois solliciter un peu de bienveillance avant de poursuivre leur route. La personne qui s’arrête au Carrefour Spirituel vient on ne sait d’où et poursuivra peu après son propre chemin. Elle n’y est retenue par rien. L’objectif des permanents n’est ni thérapeutique ni d’endoctrinement. Etre compagnon d’un instant. Pour rien. Chacun est désireux de s’ouvrir avec son regard particulier à la lumière dont tout humain a besoin pour éclairer sa vie, surtout au moment où la maladie bouscule les repères de l’existence et change les priorités. Les entretiens se succèdent et ne se ressemblent pas. Tout ce qui s’entend ici est reflet de la vie. Le plus souvent, il s’agit de partager son inquiétude quant à l’avenir, ses questions, son désarroi dans l’attente d’un diagnostic ou d’une intervention chirurgicale, sa souffrance. Il y a aussi le partage de la joie d’une naissance, d’une guérison, d’un traitement efficace, d’une intervention réussie, d’une sortie après de longs mois d’hospitalisation. Bien souvent des personnes viennent partager la découverte de la solidarité, de l’amitié, manifestées à travers le temps de la maladie. Et puis, pourquoi pas, une « causette » tout amicale, un échange sur les événements du monde, une façon de tuer le temps. Ou encore, gratitude et parfois colère vis-à-vis des équipes soignantes. Merveille aussi que ces trésors de force insoupçonnée dont beaucoup témoignent. Parfois, une parcelle de confiance semble s’être éveillée, avoir traversé l’épaisseur de l’abattement, qu’il s’agisse d’un patient, d’un proche ou d’un membre du personnel. D’anciens patients viennent donner des nouvelles, des parents qu’on avait soutenus lors de la perte d’un enfant nous font le plaisir d’annoncer une nouvelle naissance ou des personnes endeuillées cherchent un soutien dans la solitude et la peine. Signalons encore les gens de passage qui nous interrogent sur ce fait étonnant que dans une clinique catholique l’hospitalité soit offerte aussi clairement à d’autres approches philosophiques et religieuses. Nous avons été fort surpris par exemple de l’écho qu’un simple geste d’hospitalité a trouvé dans la communauté musulmane : pour l’ouverture du ramadan, nous avions placé en vitrine nos vœux de bonne entrée dans ce temps si significatif ainsi qu’une belle photographie de La Mecque. Les patients musulmans n’en croyaient pas leurs yeux. Certains ont même interrogé l’imam de la Grande Mosquée à propos de ce qui se passait là. Des équipes pastorales d’autres hôpitaux de Belgique, de France, de Suisse nous demandent de raconter notre aventure. Des gens de passage viennent exprimer leur sympathie pour ce projet qui, déjà, nous parait pourtant aller de soi…Les sept couleurs de l’arc-en-ciel
Plus d’une vingtaine de personnes, membres de ces sept équipes, se relayent en ce lieu pour assurer environ quarante heures de permanence par semaine. Il faut encore y ajouter une dizaine de catholiques qui, sans assurer de permanence, accompagnent aussi malades, proches et soignants qui le souhaitent dans les unités de soins. L’estime et l’amitié qui ont grandi entres elles au fil des ans sont désormais le véritable ciment de tant de diversité. Les fruits sont nombreux. Il n’est pas rare par exemple qu’après avoir vécu une situation douloureuse auprès des malades un des aumôniers ou conseillers laïques, vienne au Carrefour Spirituel, comme au port, y solliciter écoute et chercher paix. Dans les sept couleurs de l’arc-en-ciel, si l’une vient à faiblir, c’est la lumière tout entière qui se trouve fragilisée… La représentante anglicane, se sentant isolée, a rejoint l’équipe catholique lors des temps de supervision et de partage. L’imam aime prendre soin de chacun en apportant dattes, thé et gâteaux, le tout mâtiné d’un humour généreux. La maladie et le décès d’une personne de l’équipe, et plus récemment l’agression raciste du rabbin, ont été l’occasion de percevoir la qualité du soutien mutuel que nous sommes en mesure de nous offrir. Lorsque l’un de nous est sollicité pour prendre la parole dans le cadre d’une formation, c’est devenu une habitude de ne plus y répondre seul mais de s’y rendre accompagné par l’un ou l’autre membre d’une autre tradition : cette collaboration fraternelle en dit parfois bien davantage que ne l’auraient fait de beaux discours sur le respect ou la tolérance.C’est ainsi que, depuis plusieurs années, nous collaborons à deux ou trois, à la formation offerte aux nouveaux membres du personnel en vue de les introduire dans la culture d’entreprise des cliniques. Même chose au Centre de perfectionnement en soins infirmiers (CPSI) et à l’école de santé publique de l’université catholique de Louvain dans le cadre des formations en soins palliatifs. Un aumônier catholique a été amené à participer à la formations de futurs aumôniers musulmans et à réfléchir à la façon de vivre en milieu pluraliste. Ces collaborations nous ont conduits à mieux connaître nos sensibilités respectives et à pouvoir vivre ensemble. Depuis trois ans, même la très catholique fête patronale de Saint-Luc est devenue une affaire commune à laquelle beaucoup se réjouissent d’être présents et de collaborer. On y réussit le tour de force, perfectible certes, mais non moins réel, de ne verser ni dans la confusion généralisée, ni dans le « souk spirituel » à l’intérieur duquel chacun vendrait sa marchandise ou ferait valoir ses convictions particulières. Chacun reste lui-même tout en demeurant au service de l’ensemble. Vous imaginez bien qu’en oeuvrant de cette sorte, il n’est plus possible de retourner à sa propre tradition spirituelle, quelle qu’elle soit, sans la considérer avec un regard transformé… Des rencontres régulières sont bien sûr nécessaires pour ajuster nos vues et nos projets. Au départ, le fait d’être centrés sur une tâche commune et sur la création d’un nouveau lieu a permis un apprivoisement progressif. Le monde dont nous sommes issus est tellement cloisonné que nous avions peu d’expérience en ce domaine. Trouver des symboles communs pour la fête d’inauguration a été toute une affaire révélatrice de la profondeur en laquelle s’enracinent nos différences. Bien du chemin a été parcouru depuis. Centrés au départ, sur ce qui nous rassemblait, sur nos points de convergence, nous avons peu à peu osé manifester nos points de divergence. Ainsi, lors de notre dernière journée de rencontre annuelle, nous sommes partis d’une situation vécue de demande d’euthanasie, ce qui a permis à chacun de rendre compte de ses positions éthiques et de les confronter (loving confrontation !) à celles des autres.
Cette meilleure connaissance des autres traditions nous permet de prendre part de façon plus informée aux débats éthiques, culturels ou spirituels auxquels nous sommes mêlés dans les unités de soins : cellules d’aide à la décision, éclairage porté sur les coutumes ou rites des patients, sur ce qui peut favoriser une prise en charge plus respectueuse. Il nous est enfin arrivé d’apporter collégialement notre pierre à des événements vécus douloureusement par la collectivité, comme par exemple les morts d’enfants victimes d’abuseurs : Julie et Mélissa d’abord, puis Ann et Efje, Lubna enfin. A cette occasion, nous avons cherché à suggérer des pistes symboliques pour dépasser les sentiments primaires de terreur ou de vengeance. Lors des événements du 11 septembre 2001, la communauté musulmane a fortement apprécié un texte affiché à la vitre du Carrefour Spirituel par lequel les personnes étaient invitées à ne pas faire d’amalgames aux effets ravageurs. Nous participons, à notre façon, à des initiatives plus larges comme la journée des droits de l’homme, la semaine de prière pour l’unité des chrétiens ou la journée de prière des religions pour la paix. Nous signalons les grandes fêtes religieuses des diverses traditions présentes à l’hôpital et cherchons parfois à en éclairer la signification ou à y participer.
Historique et enjeux
Une telle initiative n’aurait certes pas pu voir le jour sans un concours de circonstances favorables. Il y eut d’abord des personnalités ouvertes à l’échange, choisissant de mettre la personne malade au centre, fût-ce au détriment des intérêts idéologico-religieux ou philosophiques particuliers. La majorité d’entre elles avaient déjà fait l’expérience du ‘métissage’ culturel ou religieux, la plupart même dans leur vie conjugale ou familiale, et en avaient éprouvé la fécondité. Il y eut d’autre part l’avis favorable de la direction qui accepta de nous faire confiance et de dépasser ses appréhensions du départ face à l’inconnu du pluralisme. Le maître d’œuvre est, depuis le départ, l’équipe d’aumônerie catholique, seule présente structurellement dans l’institution par le financement d’aumôniers[L’Etat belge ne reconnaissant pas de budget pour les aumôneries d’hôpitaux, chaque institution de soins conserve l’initiative. Les cliniques Saint-Luc rétribuent 4 équivalents temps plein d’aumôniers catholiques et, pour les autres cultes qui en font la demande, financent certains frais de déplacement et certaines prestations.], l’octroi de locaux et un accueil très réel dans les unités de soins. Voici une dizaine d’années, certains enjeux lui ont paru prioritaires, dont en premier lieu la marginalisation de la dimension spirituelle dans les soins de santé. Marginalisation du spirituel par la rationalité technicienneMarginalisée d’abord dans un univers dominé par l’efficacité, la rentabilité, et par une approche essentiellement technicienne et rationaliste tant du corps et de la maladie que de la mort et des limites de l’existence. Dans un tel univers où l’angoisse et le manque de repères submergent souvent le malade et le conduisent à s’en remettre entièrement entre les mains de « la Science », nous le voyons trop souvent réduit à un corps objectivé et coupé de ce qui fait de lui véritablement un humain, à savoir ses dimensions sociale, relationnelle et spirituelle. En caricaturant, on se retrouverait face à une médecine ignorant toutes limites et ne laissant sa place au spirituel qu’au moment de la mort, mort qu’elle aura repoussée parfois jusqu’au-delà de toute limite, de toute raison3. Le courant anglo-saxon de la médecine palliative a bien mis cela en lumière et a cherché, on le sait, à réintroduire une dimension holistique des soins intégrant le spirituel4. Une question se pose donc : comment contribuer à relier le patient ou le soignant à cette part de lui-même que cherche à désigner le mot « spirituel » ? Comment même l’initier à cette dimension souvent en veilleuse dans une société pour laquelle le faire et l’avoir sont en position d’hégémonie par rapport à l’être ? Des situations donnent à penser l’urgence de ces questions. Une maman, dont l’enfant avait été admis aux soins intensifs pédiatriques et qui finira par y perdre la vie, dira après coup que jamais elle n’aurait pensé appeler un aumônier. Quand celui-ci la rencontrera, il la trouvera tétanisée dans le fond de la pièce. Elle avait remis son enfant mourant sur l’autel de la « Médecin » puis s’était retirée à l’entrée du « Templ », habitée des sentiments si connus de fascination et de crainte qu’on éprouve face au sacré. Elle n’aurait su dire ce qu’elle attendait, incapable d’exprimer un ‘besoin spirituel’, comme on dit dans les manuels infirmiers. « C’est après coup que je l’ai su, dira-t-elle, quand vous êtes venu », autrement dit, quand elle aura retrouvé le contact avec son humanité de mère, d’épouse, de femme, de croyante. Et avec quels fruits ! Lors des interruptions médicales de grossesse, bien des parents voudraient que les choses aillent vite, qu’elles se limitent autant que possible à un acte technique, à un ‘faire’. Mais fort heureusement, les accoucheuses leur proposent systématiquement d’entrer dans certaines démarches symboliques, en ce compris un rituel ou une bénédiction portés par leur tradition spirituelle. D’avoir été ainsi reconduits du côté de l’être, ces parents diront après coup leur infinie gratitude.
Cet « après cou » dit combien notre culture a perdu le lien entre le « dire » et le « faire », ce qui constitue le propre de la symbolisation. Un véritable travail qui consiste à retrouver la place accordée au sujet est à entreprendre aujourd’hui par toute la communauté soignante, travail. Ce travail de subjectivation passera nécessairement par un travail de symbolisation, au sens d’une nouvelle accession au langage, dans toute sa richesse : paroles, échanges, rites, symboles… On peut même affirmer qu’il s’agit là d’un travail de prévention en santé mentale, s’il est vrai qu’un certain nombre de nouvelles maladies de l’âme trouvent là leur origine5.
Marginalisation du spirituel par les Etats laïques Un autre motif de marginalisation du spirituel vient de ce qu’au sein des Etats modernes, fondés nécessairement sur une logique laïque, les croyances ont été repoussées du côté de la vie privée. C’est évidemment une chance de s’être libéré des vieux obscurantismes et de la pression qu’ils ont parfois pu exercer sur les consciences privées d’autonomie, mais le prix à payer est élevé : replis individualistes massifs hors des institutions traditionnelles et hors des lieux de vie communautaire, ouverture d’une sorte de supermarché du religieux dans lequel tout se vaut ou plus rien ne vaut, perte des repères pour un grand nombre ou, à tout le moins, d’une initiation cohérente, dérives sectaires. Et solitude. Une conséquence de cette marginalisation, est que les soignants, bousculés eux-mêmes par les refontes du religieux et par la perte de leurs propres repères, ne savent plus que faire de cette dimension des soins, pourtant si présente dans le passé. Le pluralisme de leurs convictions, autant que celui des patients et de leurs familles, est devenu un fait.
Conséquence : quand bien même en estimeraient-ils l’importance, beaucoup de soignants n’osent plus aborder la dimension spirituelle avec les patients.
Les uns craignent que ceux-ci perçoivent une intrusion dans leur vie privée. D’autres, en questionnement pour eux-mêmes, craignent de se mettre en échec ou de perdre la face en abordant ce domaine avec les patients et choisissent dès lors de se replier sur l’acte médical ou infirmier stricto sensu. « Je ne vais quand même pas mettre le spirituel dans ma pharmacopée ! », s’écriait un médecin. Enfin, dans une institution à étiquette « catholique » comme la nôtre, s’ajoute pour les patients l’appréhension qu’il leur faudrait être catholiques pour être mieux soignés. Des soignants catholiques choisissent parfois de s’abstenir de crainte d’être perçus comme zélateurs de la foi catholique. Une situation de monopole catholique a abouti paradoxalement à contribuer à la solitude de tous. Et ce n’est pas un document administratif remis au début de l’hospitalisation qui suffit à pallier à ce vide généralisé6. Question : comment donner à penser que la recherche spirituelle est l’affaire de tous et pas seulement des croyants ou des religions ? Comment permettre aux soignants de se retrouver plus à l’aise dans cette partie essentielle de l’approche du malade ? Et comment redonner une place au spirituel dans la sphère publique et pluraliste tout en rencontrant les craintes légitimes de ceux qui ne veulent en aucun cas la restauration d’une société religieuse ?
Donner place au « soin spirituel » :
un véritable choix éthique pour nos sociétés sécularisées.
Tout homme et le tout de l’homme.
Notre conviction est qu’on peut tomber malade ou être empêché de guérir si, on est privé de l’accès à cette part spirituelle de notre humanité. Il fallait donc inventer des pistes pour tenter de sortir de ces impasses. Une priorité est apparue pour l’aumônerie catholique : c’est que à chaque patient qui le sollicite – quelles que soient ses convictions – puisse être offert l’accès au ’soin spirituel’, au meilleur de sa tradition et par là, à des mots, une mémoire retrouvée, un bagage, un éventuel espace de prière ou de célébration. Faute de quoi seul le corps risque d’avoir sa place au détriment du sujet en tant qu’être de parole et acteur autonome de son existence. Il est devenu évident qu’on ne pouvait rester confronté à ce véritable choix éthique en vase clos, enfermé dans la position de monopole catholique héritée du passé, mais que nous avions à le partager avec l’ensemble de la communauté soignante, toutes professions, toutes convictions et philosophies réunies. Hors d’une telle approche commune et du fait de l’étiquette « catholique » de l’institution, les catholiques seraient toujours suspectés, de chercher à revendiquer une place, à sauvegarder leur pouvoir. Notre principal souci est le respect du patient, de tout patient, dans toutes ses dimensions. Il fallait qu’il soit clair La formule « Tout homme et le tout de l’homme » pourrait être une façon originale de se réapproprier – hors d’une logique de pouvoir – la connotation universelle du mot « catholique », et de réhabiter la mission d’hospitalité de nos institutions de soins. C’est la raison pour laquelle nous avons noué peu à peu des liens avec les différentes confessions et nous avons bien vite découvert qu’elles partageaient des soucis analogues et le même choix éthique. Dans l’histoire de cette collaboration inédite, une fois le patient mis au centre, tout le reste en a découlé si facilement alors que tant de motifs de conflits nous précédaient ! Ce ne fut pas la moindre de nos surprises !
Peu à peu a mûri le projet de créer un lieu de rencontre visible et pluraliste qui exprime de façon manifeste l’importance du spirituel pour toute personne dès l’entrée aux cliniques. Vous l’avez visité au début de cet article. Il est ouvert depuis novembre 1995. Les permanents bénévoles qui s’y relayent collaborent dans une entente et une loyauté optimales. Les fruits deviennent peu à peu perceptibles.
Quelques fruits
Pour les malades, les proches et les membres du personnel, il devient manifeste que l’hospitalité est en principe offerte à tous, que chacun a la garantie d’y être respecté au mieux dans ses convictions personnelles. Le visage qui devient le nôtre est progressivement celui d’un collectif pluraliste, fruit d’une oeuvre commune et concertée, au service de tous. Les soignants sont nombreux à se réjouir de cette initiative : il est devenu clair pour eux qu’ils n’ont pas à être les promoteurs de la seule foi catholique mais bien à promouvoir tout chemin spirituel, nécessairement singulier et jamais achevé, fragile par définition. Dans le même mouvement, un espace leur est ouvert pour être eux-mêmes singuliers et en chemin, pour libérer leur propre parole et oser de véritables échanges avec les patients. Un autre fruit de nos rencontres régulières est qu’on apprend peu à peu, à entrer plus avant dans la culture religieuse de l’autre, dans ce qui en constitue le fond anthropologique, symbolique, spirituel propre. La tâche est immense, d’autant plus que chacun de nous est toujours porté à ramener à soi, au même, au déjà connu, ce qui est étrange. Les a priori demeurent nombreux et tenaces. Ainsi n’est-il pas vraiment pensable pour un musulman qu’on puisse être humain et pourtant ne pas croire en un Dieu. Sa foi repose sur le socle anthropologique qu’être homme, c’est être croyant, et qu’être musulman, c’est croire au Dieu Unique. Ainsi demeure-t-il difficile pour un membre de la laïcité, si imprégné par la logique du progrès, de se départir de l’idée qu’être croyant, c’est encore relever du monde ancien, quelque peu infantile et irrationnel au regard de la grande Raison. Et à vrai dire, les propos ou attitudes de certains croyants ne sont pas loin de le confirmer dans cet a priori… Ainsi pour un catholique belge, tellement habitué à sa position hégémonique et majoritaire de jadis, est-il difficile d’imaginer en quelle profondeur s’enracine la suspicion des minorités à son égard ou qu’offrir aux autres l’hospitalité, c’est encore un pouvoir.Et que dire des différentes approches du sujet humain, de son autonomie, de ses dimensions constitutives, de son rapport aux textes révélés, au pluralisme de conviction… ? Les questions sont innombrables, et quand on croit avoir trouvé une explication satisfaisante, elle s’avère insuffisante l’instant d’après.
Questions en suspens
Parmi les questions qui surgissent aujourd’hui, il en est une qui nous préoccupe fortement. Une des conséquences de la sécularisation de nos sociétés et de la relégation du religieux dans la sphère privée est, sans nul doute, qu’un nombre sans cesse grandissant de nos contemporains en sont venus à ne plus adhérer à aucune institution de sens, qu’elle soit d’inspiration religieuse ou laïque. On se réjouira très certainement de ce que chacun a gagné en autonomie, en liberté de conscience. On se réjouira des trajectoires spirituelles opérées par certains passeurs de frontières, n’ayant pas peur d’aller voir ailleurs et d’intégrer à leur univers personnel ce que l’autre lui aura appris. Mais à côté de cela, que de bricolages et d’insignifiance, que de solitudes, avec tout ce que cela offre comme prise aux dérives sectaires en tous genres ! Le nombre de demandes adressées directement et explicitement aux membres des sept traditions reconnues a tendance à diminuer fortement : de moins en moins de personnes se reconnaissent en celles-ci. Un des enjeux d’avenir consistera à offrir un appui à ces personnes isolées, le plus souvent dépourvues de toute véritable initiation à la vie spirituelle, à tout le moins « quand la bise fût venue… ».Les psychologues ont tendance aujourd’hui à se transformer en pourvoyeurs de sens, quittant les limites de leur cadre professionnel afin de répondre à l’urgence des situations. La frontière entre « psy » et « spi » s’y fait poreuse. Ce n’est pas toujours juste. Il faudra que les tenants des grandes spiritualités apprennent à inscrire davantage dans le langage et la culture de ce temps la dimension « meta » qu’ils représentent sans plus en avoir le monopole. Il leur faudra trouver les moyens pour initier les soignants à identifier cette dimension spirituelle de l’existence, à mieux découvrir en quoi ils sont eux aussi en première ligne pour la rencontrer et en prendre soin quand elle se trouve être en souffrance. De nombreux soignants nous interrogent en ce sens, mais force est de reconnaître que nous sommes, nous aussi, de notre temps et que c’est ensemble qu’il nous faudra trouver les mots et les attitudes adéquats. Tout au plus disposons-nous d’un savoir-être et d’un savoir-faire qui a fait ses preuves et dont nous pouvons témoigner en offrant nous-mêmes l’hospitalité à ceux qui ne sont pas de notre maison, ou à ceux qui se tiennent sur la frontière, au carrefour de plusieurs traditions.
Conclusion
Cette réalité rend plus modeste et fait prendre conscience que chacun de nous est à la fois particulier et en même temps relié à l’humanité tout entière. On en vient à réaliser ainsi le véritable malheur qu’il y aurait à soigner ces humains si riches, si complexes et cependant unifiés, en les réduisant à des corps interchangeables, à des machines qu’il faut réparer. Ce fut certes cette réduction qui a permis les plus grandes avancées de la médecine moderne et la sortie des vieux obscurantismes, mais si celle-ci ne retrouve pas le chemin de l’humain en sa plus grande complexité, elle risque bien de générer une violence dont nous ne mesurons pas la portée. Une initiative comme celle que nous avons cherché à vous rapporter vient à son heure, petite pierre à l’édifice à côté de tant d’autres qui expriment la même insatisfaction et la même espérance. Souhaitons leur longue vie, au plus grand bénéfice des malades et de ceux qui les entourent. Guibert terlinden a publié en 2006 : J’ai rencontré des vivants – Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie (préface de Danièle Deschamps), Fidélité, Namur-Paris, 138 p.Documents joints
- Saint-Luc, c’est 4.800 membres de personnel et une capacité d’accueil de 960 lits (31.000 patients par an), 26.000 hospitalisations d’un jour, 450.000 consultations. C’est aussi un lieu de formation pour des milliers de stagiaires de toutes les professions soignantes, issus de tous les coins du monde, et un lieu de recherche.
- En Belgique, on parle volontiers de « pilier » catholique par opposition, parfois conflictuelle, avec le « pilier » laïque, libre penseur et (en principe) pluraliste. La « pilarisation » de la société belge est une de ses marques propres, partie de son imaginaire, difficilement déchiffrable à l’étranger. L’initiative dont il est question dans cet article, au sein d’un des fleurons du monde catholique belge, en est d’autant plus originale. En 1995, la direction des cliniques nous refusait encore la première dénomination choisie, qui était « Carrefour spirituel pluraliste », et par crainte de confusion entre les « piliers », nous faisait enlever l’expression « pluraliste ».
- Ce qui constitue, on le perçoit mieux aujourd’hui, un des principaux motifs qui poussent les personnes ayant subi de l’acharnement thérapeutique parmi leurs proches à formuler une demande d’euthanasie. Un projet est en cours à Saint Luc, intitulé « projet thérapeutique ». Celui-ci consiste, d’une part, à sortir de la logique du ‘tout ou rien’ en incluant des étapes dans la désescalade thérapeutique et en reconnaissant la valeur thérapeutique des soins de confort. D’autre part, il inclut dans ces décisions une perspective d’équipe et de pluridisciplinarité, sortant le médecin de son face à face solitaire avec le malade. Tout membre de l’équipe soignante peut interroger le médecin responsable sur la pertinence du projet choisi en vue de le réajuster, et cela en dialogue avec le patient et sa famille. J’ai la conviction qu’un tel outil offrira à terme une nouvelle façon de faire face tant aux limites de l’existence qu’à celles de la médecine, ce qui sera une avancée réelle au plan spirituel.
- On reconnaît aujourd’hui que deux courants ont contribué à réintroduire le spirituel dans les soins : celui des soins palliatifs avec son exigence de considérer la personne humaine dans toutes ses dimensions (bio-psychique, sociale et spirituelle) et celui des aumôneries d’hôpital confrontées à des demandes de moins en moins spécifiques au plan religieux mais néanmoins spirituelles. Ces deux courants s’articulent avec plus ou moins de bonheur selon les lieux.
- Allusion au livre de Julia KRISTEVA, Les nouvelles maladies de l’âme, Fayard, 1993.
- Document appelé « formulaire DE SAEGER ». Bien souvent, il nous parvenait trop tard, une fois le patient sorti. Un premier effet de la loyauté et de la perte des suspicions entre les aumôneries aura été d’en gérer ensemble la filière. Un détail, sans doute, mais qui signifiait que le spirituel n’est pas purement affaire privée relevant du secret. Une autre initiative a été la création d’une affiche et d’un dépliant communs.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 39 - janvier 2007
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