Les religions ne s’arrêtent pas à l’âme ou à l’au-delà. Elles offrent une réponse aux questions de la souffrance d’ici-bas, modèlent des conceptions du corps qui lui donnent sens et déterminent ce qu’il doit en advenir de lui. Quelles images du corps et de la souffrance peignent les trois grandes religions du Livre et comment se passe la rencontre avec la médecine qui n’a que des techniques à offrir ? Nous ouvrirons les trois religions du Livre dans l’ordre de leur émergence.
Lectures juivesLa lecture des textes sacrés de la religion juive permettent de distinguer différents types de souffrance. La chute
Suivant la tradition biblique, la douleur, la maladie et la mort apparaissent après qu’ Adam et Eve aient mangé le fruit de l’arbre de la connaissance. Ces souffrances sont donc une conséquence de l’avènement de la conscience. En se détachant de Dieu, en devenant pleinement responsable de sa destinée, l’homme accède à la dimension symbolique, c’est-à-dire à la signification et à la valeur mais aussi à la séparation et à l’ambivalence. Il s’agit donc d’une responsabilité liée au libre arbitre plutôt que d’un malheur imposé. Les souffrances d’Egypte
Les souffrances vécues par le peuple hébreux en Egypte symbolisent tout ce qui ôte à l’homme la liberté d’être lui-même, c’est le prototype de l’aliénation. La souffrance liée à la condition des hébreux en Egypte deviendra la mesure étalon des traitements à proscrire dans la relation maître-serviteur. En tant que symbole, l’Egypte peut être partout, même intérieure, c’est pourquoi il importe d’être les fils de la liberté. La souffrance censée amener l’homme au repentir « Malheur au méchant car il sera traité selon ses actes » (Isaïe III 10-11). La Bible tend à attribuer la maladie à la violation des lois physiques et morales, tandis que le respect des commandements divins serait un moyen d’entretenir sa santé et sa prospérité (Proverbes 3,7-8 et 4,20-22). La maladie peut punir un péché précis, ou provenir de la faute des parents et s’étendre aux enfants du pécheur : « Les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les fils qui ont eu les dents agacées »(Exode 20,5). Ainsi la douleur et la maladie sont des versions somatiques du péché. A ce titre, elles ne soulèvent pas d’objection. La destruction des deux temples de Jérusalem est ainsi attribuée aux péchés d’Israël : l’idolâtrie et la haine gratuite du prochain. Mais Dieu pleure le malheur de la créature : ce n’est pas parce qu’Il l’a souhaité que la catastrophe historique est advenue (la destruction des temples puis l’exil), mais parce que l’homme a géré l’événement de manière à bouter la Présence divine hors de l’histoire. Si donc péché et punition sont liés, il arrive que la distribution de la douleur soit incompréhensible : de nombreux passages de la Bible expriment la crainte et l’indignation de voir l’impie prospérer et le juste être accablé de malheurs. L’exemple de Job est le plus connu. Homme pieux et comblé, Job voit ses richesses, sa famille puis sa propre chair détruits par des malheurs incessants envoyés par Dieu pour éprouver sa fidélité. Après avoir longtemps enduré ces souffrances, il finit par se rebeller contre l’injustice qui lui est faite. Ses amis ne peuvent croire que ces punitions s’abattent sur un innocent et le conjurent d’avouer des fautes qu’il n’a pas commises : « Où as-tu donc vu des justes exterminés ? » (Job IV 7-8). Plus encore que de ses malheurs, Job souffre de ne pas comprendre, de ne pas avoir prise sur sa situation absurde puisqu’elle contredit l’ordre moral. Dieu rendra justice à Job, le rétablira dans ses richesses et tournera sa colère contre les amis qui le condamnaient. Mais Il ne dévoilera pas à Job la cause de ses malheurs : si la souffrance a une signification, elle est au-delà de l’intelligence de l’homme, les raisons de Dieu sont incommensurables à l’homme. Ainsi l’infini du mal pèse sans rémission sur la condition de l’homme. Mais à aucun moment Job ne perd l’espoir d’une réponse, il se plaint et s’oppose à la douleur. Il en a le droit, car le Talmud reconnaît deux attitudes : l’acceptation et la foi en la justice divine, ou la révolte. Contrairement à la pensée chrétienne, la pensée juive ne valorise pas l’ascèse et la mortification. S’infliger une douleur pour se rapprocher de Dieu n’a aucun sens. La souffrance n’est pas un passage obligé de l’existence.
Ainsi, toute douleur peut être combattue, aucun préjugé défavorable ne pèse sur les analgésiques et, si l’euthanasie active est proscrite, il est licite de souhaiter la fin d’un malade qui souffre beaucoup sans espoir de guérison. L’avortement est autorisé quand la grossesse met la mère en danger ou que la situation est psychologiquement insoutenable (inceste…). La souffrance des innocents.
Ici nous sortons des textes sacrés mais rejoignons des interrogations développées par de nombreux penseurs comme Levinas. L’horreur du génocide pose la question de la souffrance des innocents. N’est-elle pas le témoignage d’un monde sans Dieu, où l’homme est la seule mesure du bien et du mal ? Ou n’est-ce pas seulement la disparition d’un dieu un peu primaire qui traitait l’homme en enfant avec des récompenses, des pardons, des sanctions ? Le génocide ne révèle-t-il pas un dieu qui en appelle à la pleine maturité de l’homme responsable intégralement ? Car c’est l’homme qui est à l’origine de l’horreur et non Dieu. Le discours chrétien
Du martyre au dolorisme Dans le discours chrétien primitif, la souffrance est liée à la faute originelle mais Dieu, qui a puni l’homme de sa désobéissance, vient le libérer de ce péché par les souffrances et la mort de son Fils. La souffrance des hommes est donc « située dans le temps » entre la chute et le salut de la fin des temps. Les souffrances, la maladie, la mort sont les peines temporelles du péché et demeurent malgré la rédemption. Il faut les accepter comme une possibilité de conversion intérieure. Les miracles de guérison accomplis par Jésus sont le signe de la délivrance qu’il apporte, à condition d’avoir la foi. Mais si la foi donne sens à la situation de malade, elle ne procure pas ipso facto la guérison physique. Avec le christianisme, le malade est délivré de l’opprobre qui pesait sur lui dans la tradition juive, il ne connaît pas le paradoxe du juste qui souffre auquel Job était confronté. Dans les premiers temps du christianisme, le martyre reproduit les souffrances du Christ. Il n’y a là aucun dolorisme : le martyre est une grâce que seul Dieu peut donner, l’homme n’a pas à le chercher mais à l’accepter s’il y est appelé. Avec la christianisation de l’Etat apparaît le monachisme, qui systématise l’ascèse, les mortifications et les souffrances auto-infligées pour atteindre l’union avec le Christ. Ici encore, la souffrance n’est pas une valeur mais un moyen. C’est à partir du XIIème siècle qu’apparaît une véritable valorisation de la souffrance, en dévotion à l’humanité souffrante du Christ. On prie pour être transpercé des souffrances les plus aiguës. Le chef-d’oeuvre de la littérature spirituelle, L’imitation de Jésus-Christ parait au début du XVème siècle et développe une spiritualité plus ascétique que mystique, sacralisant la souffrance dès lors qu’elle est acceptée par amour de Jésus. La souffrance devient ainsi une exigence de l’amour et renverse la dette du péché originel, faisant du fidèle souffrant le créancier de Dieu. C’est le début du dolorisme (valorisation de la souffrance en tant que valeur rédemptrice à chercher en elle-même) mais aussi celui de l’individualisme moderne, dans la mesure où cette souffrance est celle d’un « je ».
La Réforme protestante va transformer radicalement le rapport à la souffrance «… sachez, frères, que c’est douleur de médecine et non sentence de punition » dit Calvin. Pour les réformés, la passion du Christ suffit au salut, la souffrance humaine n’a pas de valeur rédemptrice, elle n’est pas punition d’un péché, mais une épreuve qui implique une réponse d’ordre éthique. Seule la Grâce (Sola gratia) de Dieu procure le salut, aucune repentance ne remet les péchés. Il faut donc tout faire pour réduire cette souffrance et manifester notre compassion à celui qui souffre.
Au XVIIème siècle, la réaction contre la Réforme renforce l’exaltation de la souffrance. Tout vient de Dieu, la santé comme la maladie, à l’homme de bien en user. C’est pour le détourner du mal et le remettre dans le droit chemin que Dieu envoie la maladie, afin que l’homme ne cherche plus « qu’à jouir de Dieu seul ». Le curé d’Ars dira : « La croix de la maladie, c’est l’échelle du ciel. Qu’il est bon de souffrir sous les yeux de Dieu. » Au XIXe siècle, un nouveau courant de spiritualité invitera les catholiques à réparer les fautes commises par autrui, les « impies, révoltés et athées », vivants ici-bas ou morts en purgatoire, et à s’offrir, par la souffrance, en victime à leur place. Aujourd’hui : l’amour d’abord
Actuellement, la violence physique faite au corps et la pieuse comptabilité des mérites et des rachats par la souffrance relèvent d’un passé révolu et font place à une conception où l’amour seul peut réparer les fautes et diminuer les peines entraînées par le péché. La douleur fait partie de la condition humaine depuis le péché originel, elle transforme l’âme et la rapproche de Dieu : «… dans la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement l’homme du Christ, une grâce spéciale » écrit Jean-Paul II dans « Le sens chrétien de la souffrance ». La douleur garde une dimension expiatoire dont la religion ne parvient pas à se défaire complètement, mais qui se transforme : l’accent n’est plus mis sur l’identification à la passion de la croix mais sur l’amour qui jaillit de la croix, c’est à dire la capacité de l’homme à maintenir en lui sa force d’âme : la souffrance de Jésus ne serait rien sans l’amour dispensé par son sacrifice. Mère Teresa suggérait de faire bon usage de la lèpre pour apprendre à aimer ceux que personne n’aime. L’offrande de douleur jadis valorisée perd son sens, de même que l’idée d’une douleur envoyée par Dieu en punition des péchés ou comme moyen d’acquérir des mérites en vue de la vie future ou encore comme signe d’élection. Ainsi la tradition catholique s’est ouverte aux valeurs contemporaines, l’Eglise admet aujourd’hui la lutte contre la douleur, l’anesthésie ou la péridurale. Mais les « hérésies » médicales nourries du climat catholique n’ont vraiment disparu que depuis peu, telles que la délivrance plus que parcimonieuse d’antidouleurs de crainte de provoquer une dépendance ou l’affirmation de l’inutilité des analgésiques chez les enfants sous prétexte que leur cerveau n’est pas assez développé pour percevoir la douleur. Ce n’est pas le cas dans les courants issus de la Réforme, pour lesquels il n’y a pas d’assurance des oeuvres dans la quête du salut. La douleur vient du désaveu de Dieu chassant l’homme du paradis, elle est la condition humaine après la faute. Ni punition ni rédemption, elle est un mal dont il convient d’esquiver les morsures. Dès lors, les mortifications par identification au Christ souffrant sont dénuées de sens. La Reine Victoria accoucha de son deuxième enfant sous anesthésie au chloroforme (1853). Jusque dans les années 80, les médecins scandinaves utilisaient près de vingt fois plus de morphine que leurs homologues français. Les pain clinics se sont développées dans les pays protestants bien avant les pays catholiques. Le rapport au corps Le christianisme a toujours accordé beaucoup d’importance au corps. Il l’a libéré des injonctions de pureté en vigueur dans les autres monothéismes, telles que la purification du cadavre ou de la femme ou les interdits alimentaires. Il a détruit la barrière entre le sacré, identifié au pur, et le profane, identifié à l’impur. La parabole du lépreux annonce que la lèpre n’est pas une condamnation ou une expiation et que la pureté ne peut être un élément de discrimination. Mais la société moderne réintroduit ces notions sous la forme d’idéalisation du corps : impératifs d’hygiène sociale, contradictions entre la valorisation du désir roi et les injonctions santé culpabilisantes ou promettant des enfers, idéal de beauté formatée, jeunisme. Le christianisme juge outrancière cette valorisation : le corps est mortel, fragile, il faut lui témoigner de l’attention, mais sans lui accorder un soin idolâtrique et obsessionnel qui méconnaît sa précarité. L’Eglise critique le libertarisme ambiant qui privilégie le bien individuel, l’attente subjective, l’insouciance du bien commun. Ainsi la liberté sexuelle demeure un point de conflit. La sexualité garde pour l’Eglise sa finalité procréatrice et n’est valorisée que dans ce cadre, même si, toujours dans ce cadre, on reconnaît qu’elle apporte un certain épanouissement. L’Eglise redoute surtout la banalisation de l’acte sexuel, ce qui le détournerait de son but. Elle se méfie aussi de l’ambiguïté du plaisir : même si le lien ancien entre jouissance et péché s’est défait, la jouissance amène un risque d’enfermement en soi.
Pour l’Eglise, revendiquer une égalité « anthropologique » entre couples homo et hétérosexuels ne parait pas marqué par le souci du bien commun : le refus des exclusions ne doit pas conduire à des dérèglements dont les générations futures paieront le prix. On ne peut pas faire l’économie de la différence sexuelle, une société de l’indifférenciation sociale ou sexuelle est génératrice de perte d’identité des personnes et donc source d’angoisse existentielle. La question n’est en fait pas individuelle, niveau où le dialogue au cas par cas peut se maintenir, mais sociale.
De même, le respect du corps pousse le magistère à n’accepter que les méthodes dites naturelles de contraception (Ogino) mais de très nombreux fidèles et prêtres prônent la largesse d’esprit : il faut à la fois éviter de banaliser l’acte sexuel et éviter le risque mortel, ce qui revient à permettre d’employer un préservatif… si on ne peut s’empêcher d’avoir une relation. Le corps doit être respecté et entouré et l’importance qui lui est donnée justifie (entre autres arguments) le refus de l’euthanasie. Décider d’avoir un droit de vie sur soi-même, c’est instituer avec soi-même, avec son corps, un rapport d’instrumentalisation. L’interdit de donner la mort ne peut être transgressé et la mort ne peut être banalisée. D’où aussi certaines réserves vis à vis de la crémation… et du corps médical qui identifie le patient à ses organes, alors que l’Eglise écoute le patient.
Approche d’Islam
Le silence du CoranLe Coran parle peu de la souffrance. Parfois associée à l’idée de tourments éternels, elle n’est pas une punition de Dieu mais la simple conséquence des actes du pécheur qui retombent sur lui jusque dans l’éternité. Deux aspects de la souffrance ressortent clairement : la dimension, omniprésente, d’épreuve envoyée par Dieu en vue de reconnaître les siens, et d’autre part, celle de la patience, véritable vertu théologale qui doit caractériser ceux qui s’en remettent à Dieu. La mort est décrite comme une simple disposition instituée par Dieu afin d’assurer une solidarité des humains dans la durée par le relais des générations.
C’est Lui qui m’a créé, c’est Lui qui me dirige…
Et, quand je suis malade, c’est Lui qui me guérit.
C’est Lui encore qui me fera mourir puis revivre. (26,78-82) La souffrance et la mort paraissent ne pas véritablement faire question, ne pas être source de sens pour l’homme et son histoire, et l’attitude préconisée par le Coran est plus métaphysique que psychologique. Ainsi, contrairement à la Bible et aux Évangiles, le Coran ne montre pas que la Création ou la nature de l’homme soient affectées par la première faute, qui est considérée comme une simple faiblesse de l’homme qui est inconstant, oublieux, malléable, impatient. Les conséquences des actions de l’homme ne retombent que sur leurs auteurs, y compris pour la première faute. La peine est la conséquence naturelle d’un acte, elle n’est pas moralisée. Islam signifie « soumission aux décrets de Dieu ». Tout vient immédiatement de Dieu, le mal comme le bien, les souffrances comme les bonheurs, sans aucune médiation. L’homme est directement face à la transcendance divine, et il ne saurait demander ses raisons à Dieu qui demeure inaccessible en Sa transcendance : la faute de l’homme ne peut Le toucher.
Le musulman ne se rebelle pas contre les souffrances qui l’affectent, il lutte contre le mal sans révolte ni lamentations. Il n’y a pas de scandale de la douleur parce que Dieu est avant tout puissance absolue : il faut se remettre entre ses mains et endurer avec patience. Mektoub : c’était écrit, on n’échappe pas à son destin. La douleur est prédestinée et nul opprobre ne lui est attachée même si dans certains cas elle peut punir des fautes. En effet, nul système n’en régit la distribution. La prospérité du méchant ne doit pas abuser le croyant, le châtiment pèse déjà sur lui. Si Dieu a donné la douleur, il a aussi donné à l’homme les moyens de la combattre par la médecine et la prière. S’enraciner dans la douleur sans tenter de la diminuer ou de la supprimer est une complaisance douteuse : Dieu n’a pas besoin du supplice que les hommes s’infligent. La douleur n’a aucune valeur rédemptrice mais elle est pour le croyant l’opportunité de témoigner de sa confiance inentamée en Dieu par sa fermeté devant l’épreuve. Tout désespoir serait une forme de blasphème, un doute à l’encontre de la puissance de Dieu. Ainsi se tuer pour échapper à la souffrance ou procéder à l’euthanasie d’un malade écrasé de douleurs est étranger à la mentalité musulmane. On peut dès lors interpréter le relatif « silence » du Coran quant à la souffrance comme le signe de la non-appropriation de sa douleur comme de son bonheur par le sujet. L’homme est atteint par le décret divin comme une cible. Il serait cependant exagéré de parler de fatalisme : si on ne pose pas de question à Dieu (au contraire de Job), la conviction demeure que tout ce qui advient, en bien ou en mal, a un sens et une raison même si ceux-ci échappent à l’entendement humain. Ceci justifie la patience théologale. Tout en se référant aux mêmes textes que le sunnisme dont nous avons parlé jusqu’ici, le chi’isme, second courant de l’islam, développe d’autres attitudes. Il distingue un aspect extérieur de la révélation, sa lettre, apportée par les Prophètes, de son sens caché auquel le croyant n’a accès qu’à travers l’exégèse sous la direction d’un maître initié, l’imam. Dans le sunnisme, le croyant respecte le mystère dans une extériorité pieuse et en reconnaît l’inaccessibilité, alors que le chi’isme revendique la pénétration du sens caché. L’interprétation est au cœur du chi’isme, et avec elle la personne y occupe une place centrale. En outre, elle introduit avec l’imanat une sorte de médiation qui se manifeste à travers le culte des saints et l’émergence d’une fonction cléricale. La séparation du chi’isme remonte à la succession du Prophète et à la désignation des premiers califes, époque troublée marquée par leur assassinat, ainsi que par celui de tous les descendants d’Ali, l’imam choisi par les chi’ites. Ces morts violentes prirent du côté chi’ite une signification religieuse emblématique et le chi’isme se posa en religion souffrante, attitude renforcée par les persécutions dont ils furent l’objet jusqu’au XVe siècle, époque où les Safavides en firent la religion de l’Iran. Dès lors, le chi’isme développa un usage spectaculaire de la souffrance endurée, dans une sorte de compassion et de lamentation sur les martyrs et leur supplice, aboutissant à une dramaturgie de la douleur, incarnée lors des processions sanglantes de la fête de ’Ashura. On ne peut cependant qualifier ces manifestations de doloristes car elles visent à l’affirmation d’une forme d’endurance et remplissent avant tout une fonction identitaire : la souffrance prend valeur de témoignage et d’exemple, elle n’est pas investie d’une dimension rédemptrice. Faire confiance à la conscience humaine
Qu’en est-il des rapports de l’islam avec les grandes questions soulevées par les pratiques médicales occidentales ? Interrogé à ce sujet, monsieur Soheib Bencheikh, mufti de Marseille, dont nous résumons ici quelques propos, souligne la multiplicité des avis : l’éthique religieuse est une affaire strictement personnelle. Mais l’hétérogénéité des lecture des Livres Saints est aggravée par l’ignorance de la religion en pays où l’islam est minoritaire et où la population a tendance à écouter le premier inconnu qui passe : beaucoup de charlatans s’autoproclament imam et s’érigent en donneurs de leçons. Cette prise de position du mufti de Marseille n’est pas toujours appréciée et certains qualifient son islam de gallican parce qu’il accepte la laïcité à la française. Pour lui en effet, laïcité ne signifie pas lutte contre la religion. Il rejoint en ceci Nourredine Saadi qui écrit dans la Revue nouvelle : « Aujourd’hui, il y a de très grandes avancées vers la définition d’un pratique de l’Islam dans les conditions culturelles de l’Europe. Cela nécessite le dépassement d’une conception fondée sur le clôture communautariste : interdit du mariage d’une musulmane avec un non-musulman, imaginaire de l’Umma ; etc. Le débat est interne aux musulmans et de nombreux courants s’affirment contre les fondamentalismes pour une réappropriation de l’Islam en rapport avec les valeurs universelles, dont la laïcité »1.
L’homme n’a pas été créé à l’image de Dieu mais il doit tendre vers cette image et cultiver ses facultés au maximum, intelligence, puissance, connaissance et santé : un bon raisonnement ne peut émaner que d’une intelligence protégée par un corps sain. Ainsi le halal, l’autorisé, a pour objectif de se préserver à travers l’alimentation saine (en fait le Coran parle surtout du haram, l’interdit ou illicite : tout ce qui n’est pas interdit est autorisé). Mais la préservation de la vie prédomine sur les règles : le Coran dit que celui qui se trouve dans la nécessité, s’il n’a ni volonté de rébellion ni volonté de transgression délibérée, peut aller à l’encontre de tous les interdits. La santé peut ainsi s’accommoder de multiples pratiques en contextes culturels différents. La religion dit que pour trouver des réponses aux grandes questions, il faut faire confiance à la conscience humaine. Dieu a dit : « Vous êtes mieux à même que moi, dans la gestion de votre cité, de juger de la chose physique ». Les réponses du mufti aux grandes questions « médicales » reflètent cette forme de casuistique.
L’individu n’est pas propriétaire de son corps : le corps est l’enveloppe de la vie, laquelle est un don de Dieu. L’individu n’est que gestionnaire de ce corps et de cette vie. Se suicider, c’est mettre un terme à une vie dont on n’a pas la possession, c’est un meurtre. Même principe pour l’euthanasie : n’étant que les gérants de notre vie, « je doute que nous ayons le droit de demander à un médecin de mettre un terme à notre vie ». Et si quelqu’un qui souffre atrocement vous supplie de mettre fin à sa vie ?. « J’appelle le médecin et je me sauve ! ».
La souffrance pourtant n’est jamais un bienfait. Tous les moyens possibles doivent être utilisés pour combattre la maladie avec dignité et détermination, et dans cet esprit la bienveillance est grande vis à vis des pratiques médicales. Qu’en est-il du respect du au corps mort ? L’autopsie est acceptée si le bien recherché (par exemple la santé des survivants) dépasse la sacralité de la dépouille, qui reste métaphysique. La question du don d’organe est difficile : « Ma mère refusera que mon cœur fasse vivre un autre homme après mon décès car elle dira ne pouvoir supporter que son fils meure deux fois ! » L’incinération est une pratique étrangère à l’islam ; la tradition veut que l’homme retourne vers l’argile, et même le cercueil n’est pas admis. La femme n’est pas inférieure à l’homme. La mixité généralisée qui marquait les débuts de l’islam (la femme priait avec l’homme, choisissait son mari) a disparu avec la décadence de l’islam. « Ce que quelques-uns osent appeler « l’éveil de l’islam » marque la recrudescence de coutumes tribales, parfois des résidus de la société anté-islamique ou arabique». Aucun verset coranique n’exige la séparation des hommes et des femmes à la mosquée. « L’islam ne refuse en aucun cas qu’un homme ausculte une femme – et la réciproque est tout aussi vraie. La femme et l’homme peuvent prendre en charge tous les malades». Rien n’interdit de serrer la main d’une femme (certains pensent que la femme n’est pas un être intelligent mais une source de plaisir et craignent, s’ils la touchent, de ne plus être en état de pureté et de devoir refaire leurs ablutions. L’impureté de la femme est une lecture cynique du Coran).
Contraception : le préservatif ne pose pas de problème, au nom de la préservation de la vie mais le véritable objectif du mariage reste la procréation.
L’avortement est accepté quand la vie de le femme est menacée ou qu’il y a eu viol, mais s’il s’agit de sa santé psychique, les avis divergent, et l’avortement pour convenance personnelle n’est pas acceptable.
L’islam ne voit pas d’inconvénient aux mère porteuses (contrairement au catholicisme) mais, selon l’éthique musulmane, l’enfant a le droit de connaître son vrai père, ses sœurs et frères, en vertu de la seconde des cinq préservations essentielles : préservation des vies, des filiations, de la raison humaine, des biens et de l’honorabilité. Parlant des Twin Towers : « Il n’y a rien de plus abject que de porter atteinte à la vie d’innocents… Ce n’est pas parce qu’un tendance interprète la religion d’une manière moyenâgeuse et cruelle qu’on se donne le droit de la généraliser à tout l’islam. A mon sens, il faut traiter les criminels en tant que tels, sans faire systématiquement référence à leur croyance. Sinon, on finit par réaliser l’objectif même de ceux qui se sont lancés contre les tours de New York, à savoir séparer les nations et cultiver les méfiances. La justice universelle est areligieuse – ni religieuse ni antireligieuse». Porteuses de leur histoire et confrontées à la modernité, les religions du Livre affirment des convictions contradictoires qui pourtant doivent être prises en compte
Le pur et l’impur
Cette notion n’a rien à voir avec l’hygiène, ni même avec le bien et le mal. Elle réfère aux énergies invisibles qui peuvent être maléfiques ou bénéfiques. Les forces négatives sont souvent situées sous terre, à l’abri de la lumière, et les forces positives dans le ciel (anges, étoiles, âmes des ancêtres). L’énergie sacrée peut se concentrer dans des créatures hors normes négatives (serpents, bossus, insectes…) : on les évite, elles sont impures, elles sont dangereuses parce que habitées par une énergie négative, leur contact porte malheur. Ainsi on ne mange pas les animaux « infernaux » pour ne pas devenir comme eux (insecte rampant, porc). En enfreignant ces interdits, on pourrait manger un djinn car ils aiment se manifester sous forme animale.
Les Eglises face à la modernité
Les grandes religions sont de nos jours obligées d’intégrer certaines attentes des contemporains, notamment celle de l’accomplissement de soi au sens ultra-moderne du terme. La vie en plénitude promise dans l’autre monde cède le pas à une pensée de l’eschatologie dans le temps présent. Voici comment Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, analyse ces mutations, principalement en ce qui concerne le catholicisme. Souffrance et péchéAujourd’hui, une conception pragmatique du salut doit tenir compte du corps jeune et en bonne santé : bien vivre, c’est d’abord ne pas souffrir. Le judaïsme magnifie la santé et ne valorise absolument pas la souffrance qui est toujours un mal et ne purifie pas. Le christianisme considère la maladie ou la souffrance comme signe du péché mais aussi comme un moyen de se purifier du péché, d’où une ambiguïté fondamentale. Mais ce n’est pas le fait de souffrir qui fait Jésus sauveur, c’est le fait de faire la volonté du père en acceptant cette souffrance : la souffrance n’est plus l’outil mécanique du salut. Le dolorisme régresse, mais l’individu est appelé à s’identifier au Christ à travers le manque, la maladie, la pauvreté, l’exclusion : il fait place à une forme de misérabilisme socialement valorisé. La notion de péché évolue, elle est de moins en moins associée à une faute et se rapproche de l’idée d’un manque, d’une « impuissance à aimer », liée à la finitude humaine. Ce qui se disait sur le mode du péché se dit aujourd’hui sur le mode du manque. « On est plutôt dans une décrue de la culpabilité explicitement religieuse, mais l’ancrage religieux des approches psychologiques et psychanalytiques du manque demande lui-même à être exploré ». Salut et guérison
Le salut dans l’autre monde devient de moins en moins plausible, la réalisation de soi dans ce monde inverse l’articulation entre guérison et salut : dans la tradition, la guérison n’est pas le salut, elle en est la métaphore, aujourd’hui le salut devient une manière de dire la guérison dont le corps est le lieu. Avec le rôle central de la guérison, on assiste à un balancement entre la religion et les réponses scientifiques données par la médecine. Mais la médecine ne peut répondre à l’attente de sens : les constructions croyantes autour de la guérison ne régressent pas, la religion exprime l’aspiration à une guérison pleine et entière que la biomédecine ne donne pas (d’où l’essor des mouvements religieux thérapeutiques). L’ambivalence est forte vis à vis du monde médical : l’aspiration à la guérison se greffe sur les potentialités de la médecine et proteste en même temps contre ses limites, avec apparition de « cocktails médico-religieux » cuisinés par chacun. On passe de l’ascèse religieuse, dépouillement de soi pour le salut, à un training spirituel ordonné pour la construction de soi pour la guérison. La plupart des religions soutiennent aujourd’hui les soins palliatifs et rejettent l’euthanasie. Mais cette attitude claire ne suffit pas à dissiper l’incertitude face à la guérison et à la mort, plus lourde avec les progrès qui font apparaître la maladie chronique et les « réanimations ». Que disent les religions ? Le protestantisme, surtout le calvinisme, chemine avec l’incertitude quant au salut : le croyant doit seulement croire que la grâce lui est donnée et accomplir dans la foi sa vocation dans le monde. La catholicisme offre au contraire de formidables dispositifs de conjuration de l’incertitude ainsi que des médiations (par exemple la Vierge). Dans le judaïsme par contre, il n’existe pas de correspondance entre l’ordre du divin et l’ordre de l’humain, Dieu ne se prononce pas et le juif vit dans l’incertitude et l’angoisse. Le sexe, la démocratie, l’orgueil
La modernité amplifie l’impact des questions autour de la sexualité. Pour l’Eglise catholique, la légitimité morale de l’acte sexuel est subordonnée à la procréation. Cette conception vitaliste la conduit à faire des processus biologiques et physiologiques les lieux dans lesquels se manifeste directement la volonté divine et à réprouver toute intervention humaine dans un processus qui n’appartient qu’à Dieu puisqu’il engage le commencement de la vie. Le caractère naturel, donc divin, de la fécondation prime. L’homme de science ne peut se mettre à la place de Dieu : la tension persiste entre une science qui en l’étudiant rend hommage à la création divine et en même temps peut amener l’homme à oublier Dieu ou à s’en passer. Beaucoup de pratiquants rejettent ce discours (en matière de contraception par exemple) et à l’opposé, certains groupes réaffirment une identité catholique intransigeante. Le dialogue sur ces sujets est difficile : la constitution ecclésiologique catholique rejette la culture du débat et ne peut se soumettre à un processus démocratique. Mais on sait trop peu qu’une norme qui n’est pas reçue par le peuple chrétien peut être déclarée caduque même si elle a été proférée par le magistère infaillible. Il suffit de faire valoir que le pape ne s’est pas trompé, qu’il a dit ce qu’il pensait devoir dire mais qu’il y a eu inadéquation entre son discours et la pratique du peuple chrétien. En 1864 parut le Syllabus, rédigé par Pie IX, qui plaçait la démocratie, la liberté de conscience et la liberté religieuse, le socialisme, le libéralisme au rang des erreurs sataniques avec lesquelles l’Eglise ne pactiserait jamais… Toutes les normes sont produites dans des conditions sociales et historiques données, même si elles réfèrent à des principes fondamentaux indépassables… En fait, le principal problème de l’Eglise catholique est celui de l’autonomie du sujet (par la science ou la démocratie par exemple), le « péché d’orgueil » qui est l’acte de Lucifer. A l’inverse, les protestants ne voient pas dans l’église – regroupement des croyants – une institution divine de nature extra-sociale et, en dehors de courants fondamentalistes, valorisent le débat qui manifeste la capacité d’engagement de chaque fidèle : l’autonomie morale du sujet croyant est fondamentale. En matière de sexualité, le judaïsme et l’islam sont dans des perspectives radicalement différentes, beaucoup plus tolérantes. Pour le judaïsme, ce qui ne se voit pas à l’œil nu n’a aucun statut, et tant que la respiration n’est pas intervenue, l’enfant n’est rien d’autre qu’une partie du corps de la mère, ce qui explique que l’avortement puisse être accepté (en cas de maladie pour la mère). L’islam exclut l’avortement, mais admet le diagnostic prénatal et préimplantatoire, contrairement au catholicisme.
L’empreinte morale pesant sur la douleur persiste même chez les individus non religieux. La souffrance de l’innocent les scandalise et relance la tentative de relier faute et souffrance : l’idée de la maladie mérité le dispute au sentiment d’injustice. « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés ». (Camus, La peste). Mais la nature n’a que faire de l’opinion de l’homme à son égard, elle n’est pas « morale ».Gérer sa santé Gérer sa santé est une lecture partielle d’un processus existentiel qui ne dépend pas seulement de l’individu : la santé est globale, multidimensionnelle. Pour les religieux, la maladie ne vient pas seulement du corps, mais d’un ailleurs où le corps est partie d’un tout vivant, déséquilibré, empoisonné par le mal. C’est pourquoi, il importe de donner de la place à cet ailleurs en invitant le patient à poser d’autres problèmes que le « médical autorisé » : ce n’est pas de la bienveillance, c’est un temps politique et social, c’est dépasser une vision à court terme de l’organisation économique et sociale. C’est dans cette optique qu’il faut saluer l’instauration de consultations éthico-religieuses dans les lieux de soins. Dès 1996 en France (hôpital Antoine-Béclère de Clamart), est créé ce que René Frydman appelle une « consultation des états d’âme », lieu d’émergence d’une éthique pratique négociée entre patient et médecin. La question qui se posait alors était : l’hôpital est-il le lieu adéquat où tenir ce genre de consultation, ces débats ne devraient-ils pas avoir lieu dans le groupe d’appartenance ? Pour Frydman, c’est le bon endroit, car l’éthique pratique est nettement plus simple, plus souple que l’éthique théorique. Dans le même ordre d’idées, Martin Winckler proposait de substituer à l’interrogatoire clinique une méthode littéraire qui considérerait le patient comme l’auteur d’un texte dont le médecin est le lecteur.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 39 - janvier 2007
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