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Du religieux au médical en Occident


Santé conjuguée n° 39 - janvier 2007

Dans sa Généalogie de la morale, Nietzsche dit que les dieux ont été inventés pour donner un sens au non-sens scandaleux de la souffrance. Le rapport entre maladie et salut apparaît en effet lorsque se pose la question du « pourquoi ? ». Paul Ricoeur distingue entre le corps-objet, celui que soigne le médecin et le corps-sujet celui qui souffre, celui sur lequel le religieux peut agir au niveau des représentations de son mal, voire « délivrer du mal ». La guérison espérée devient alors un salut. Il parait pourtant illusoire de séparer les deux niveaux interprétatifs car ils sont presque toujours étroitement intriqués : l’interprétation médicale étiologico-thérapeutique coexiste avec l’interrogation portant sur la question du sens, le pourquoi, même si cette question est souvent lue du point de vue médical comme un redoublement inutile de la problématique causale

Deux cas de figure se présentent, selon que le religieux et le médical s’entremêlent ou qu’au contraire ils semblent s’exclure.

Médecine et religion entremêlés

Le religieux et le médical s’entremêlent visiblement dans les « religions de guérison » (dont nous parlons dans un autre article) mais aussi dans les pratiques de médecine populaire, tels que rites de protection, pèlerinages, recours aux « panseurs de secrets » qui mobilisent des significations explicitement religieuses à visée de soin. L’interprétation religieuse de la maladie est là ouvertement revendiquée. L’étude de la médecine populaire en Occident montre que la relation privilégiée de la maladie et du sacré est une conséquence du rapport de la maladie au social. Ainsi les cultes rendus aux saints-guérisseurs ou les pèlerinages à intention thérapeutique constituent de véritables phénomènes sociaux, avec leur ancrage dans l’Histoire (fut-ce un mélange de légendes et d’éléments historiques) et dans la géographie (lieux sacrés où l’on se rejoint, chapelle, source, grotte), avec leurs rituels (célébration, contact d’une statue, absorption d’eau consacrée) et avec leur public de fidèles qui se reconnaissent souvent comme une communauté. Ces pratiques illustrent que la maladie ne peut être réduite à sa seule dimension anatomophysiologique, isolée de la culture, qu’elle s’inscrit au sein d’autres logiques du malheur, qui sont des logiques communautaires (et non pas individuelles comme dans la relation médecin-malade). La religion, en tant que pensée totalisante (c’est-à-dire donnant une interprétation totalisante du social, de l’individu et de l’univers) prend ici le contre-pied de la pensée scientifique qui entretient l’illusion d’une rupture de la maladie et du social. Les rituels de la médecine populaire ne sont pas des survivances de l’obscurantisme mais l’expression du rapport au social comme dimension constitutive de la maladie et de la pratique médicale elle-même.

Autonomie du médical

A l’inverse, dans le deuxième cas de figure, la fonction médicale se disjoint de la fonction religieuse et prend son autonomie. Pendant des siècles, la médecine avait respecté la « part de Dieu », selon la célèbre formule d’Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit ». Cette part laissée à Dieu a été évacuée au profit de la connaissance scientifique. Le savoir médical se désimplique des conceptions sacrées ou philosophiques et ne valorise que la position naturaliste. Henry Ey parle de « arracher la maladie à la religion, à la philosophie et aux sciences humaines afin de dégager un ordre naturel ». Il y aurait alors d’un côté un savoir flou et ambivalent d’ordre mythologique et de l’autre un savoir médical « objectif ». Le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun évoque à ce sujet un « transfert de la part de Dieu sur la part de l’homme » et s’inquiète de la disparition de la position de tiers échue à Dieu pendant des siècles, position que la science n’est pas à même de tenir. Mais la médecine est plus qu’une science de la santé, elle fonctionne comme une pratique sociale désenclavée et charrie un certain nombre de représentations liées au social et à cette forme d’expression du social qu’est le religieux. La maladie déborde du fait médical brut et engage une mobilisation de la société, ce que montre le statut attribué à ses membres qui détiennent un « pouvoir thérapeutique » allant au-delà de la maladie : le médecin a à dire par exemple à propos du psy, des situations sociales telles que la déviance, de la sexualité, de la nourriture. D’autre part, l’individu soumis à l’expérience de la maladie ne s’en tient pas au comment et pose la question du pourquoi, du sens et de l’origine. Ainsi donc, si la fonction médicale s’est disjointe de la religion, ce n’est pas en s’isolant mais en infiltrant le social. Elle semble même grignoter le terrain du religieux.

De la médecine comme une religion ?

En réponse au « pourquoi » la souffrance, la maladie, la mort, la tendance dominante incrimine un agent externe vécu comme nocif ou même maléfique. Elle cherche un bouc émissaire et, associant la maladie au mal et la santé au bien, construit une représentation de type religieux, que ce soit dans l’interprétation étiologique (la recherche des causes) ou dans la riposte thérapeutique qui se construit sur un fonds socio-culturel messianique.
Mais si toute société mobilise des représentations pour expliquer l’individu et le social, ces explications, le plus souvent religieuses, parfois politiques ou économiques, tendent à devenir sanitaires : la société se veut désormais globalement thérapeutique. Petit à petit, de segment de culture, la médecine tend à s’imposer comme culture globale. Elle ne se contente plus du vrai, elle énonce ce qui est bon et étend son monopole au-delà du biologique. Par le biais de la prévention, la pensée médicale acquiert une dimension morale.
Cette nouvelle normativité peut être qualifiée de religieuse car la santé occupe la place tenue autrefois par le salut. Elle devient un combat militant, mobilisant d’énormes ressources financières contre la maladie et même la mort ; elle donne naissance à l’image du médecin rédempteur, célébrée dans les romans et les films médicaux, et à sa « mission apostolique ». Parlant de la prévention médicale, Norbert Bensaïd disait qu’elle est la « forme moderne de la Providence qui veille sur nous et interdit que rien ne nous arrive qui ne soit de notre faute ». Et Pierre de Maret, recteur de l’ULB, dans une conférence donnée à la fondation César de Paepe en 2003, notait, en parlant des médecins : « Insensiblement ils se sont substitués aux curés aux moments cruciaux de la mort et de la naissance… on va chez le médecin comme à confesse, pour demander de l’aide et pour avouer ses péchés ». En fait, la croyance en un progrès infini est fondée sur une espérance messianique qui promet plus que la religion car elle annonce le salut dès cette vie et non plus dans l’au-delà, et moins aussi car elle ne répond que de la vie, pas de la mort, et ne peut donc approcher la question du sens. Elle se contente de réintroduire un semblant d’éternité dans l’éphémère.
Le mouvement de sacralisation de la médecine connaît actuellement un coup de frein pour des raisons… de budget des sécurités sociales, mais cette démystification n’altère pas le caractère religieux du phénomène : elle ressemble encore trop à une profanation. Les médecines parallèles n’échappent pas à ce processus de sacralisation, elles ne font qu’introduire du polythéisme, des schismes ou des hérésies en ce qu’elles répondent à un champ de demandes qui ne sont rencontrées ni par les réponses médicales officielles, ni par les réponses religieuses officielles, ni même par le discours sociologique (la santé comme problème de société). C’est dans ce même espace de carence que se renouvellent les médecines traditionnelles ou apparaissent les nouveaux types de prise en charge (psy sous toutes ses variantes). En fait, le discours religieux finit par parler de santé tandis que le médical, promettant un état de complet bien-être physique, mental et social, parle de beauté de jeunesses, de paix et de sérénité… des promesses de salut communes aux religions. Les hôpitaux ne sont pas prêts à se défaire de leur nom de saint.

La religion, bonne ou mauvaise pour la santé ?

La foi peut-elle aider à combattre la maladie ? Des scientifiques se sont penchés sérieusement sur la question. Entre 1996 et 1997, près de 600 patients chrétiens hospitalisés au Duke Hospital (Caroline du Nord) ont été interrogés sur la façon dont ils utilisaient la religion pour faire face au stress d’une maladie. Les patients qui se disaient « mal aimés de Dieu » ou qui attribuaient leur maladie au diable se sont avérés avoir un risque de mourir dans les deux ans accru de 19 à 28% par rapport aux autres. Le Dr Koenig, responsable de l’étude, concluait : « Les malades ont besoin qu’on évalue leurs attitudes spirituelles pour se mettre à l’abri de ce qu’elles pourraient avoir comme effet négatif ». Entre 1998 et 2000, six hôpitaux américains ont participé à une étude randomisée en aveugle concernant l’effet de prières faites par des congrégations à l’intention de 1802 personnes ayant subi un pontage coronarien. Trois groupes furent constitués : deux étaient informés qu’on priait peut-être pour eux (on ne priait réellement que pour les premiers) tandis que le troisième était informé qu’on priait pour lui. Les taux de complications dans les deux premiers groupes étaient de 51 et 52%, contre 59% dans le groupe de patients informés qu’on priait pour eux. Les auteurs concluaient à des effets nocifs quand les malades savaient que des inconnus priaient pour eux… A noter que le taux de mortalité était semblable dans les trois groupes. (Auriol) Les lieux de culte seraient également à risque. En Hollande, de Kok et ses collaborateurs ont montré que, par la faute des bougies traditionnelles, l’air inhalé dans les églises était vingt fois plus pollué que celui d’une route à haut trafic. Ce sont surtout les officiants qui seraient exposés à un risque santé.
En 2005, ce sont les bibles distribuées par la Gideons International dans les hôtels et hôpitaux qui sont accusées de disséminer des staphylocoques résistants (mais aucun effet néfaste pour la santé n’a été démontré).

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 39 - janvier 2007

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