Quelques réflexions pour fabriquer une histoire globale, intégrée, continue et accessible des maisons médicales
Dr Pierre Drielsma
Santé conjuguée n° 57 - juillet 2011
Une analyse « historique » met en exergue la nécessité « macro » de déployer des alternatives au système dominant, alternatives dans lesquelles les maisons médicales jouent un rôle à leur niveau.
Dire que nous sommes Romains, c’est tout le contraire d’une identification à un ancêtre prestigieux. C’est une dépossession, non une revendication. C’est reconnaître que l’on n’a au fond rien inventé, mais que l’on a su transmettre, sans l’interrompre, mais en s’y replaçant, un courant venu de plus haut. Remi Brague professeur à la Sorbonne et à Munich (Ludwig-Maximilian Universität)Dans un texte historique sur le site de la Fédération des maisons médicales, on peut lire : « Un important mouvement social, politique et culturel a traversé l’ensemble de la société belge, mais aussi d’autres pays dans le monde. Ce mouvement, d’emblée contestataire, apportait une critique au fonctionnement de l’ensemble des institutions qui sont à la base de l’organisation de la société : une justice pour les riches, des soins de santé à deux vitesses, des entreprises gérées par des patrons peu soucieux du bien-être de leurs ouvriers… Il dénonçait une mauvaise distribution des richesses produites, l’alliance des pouvoirs politiques et économiques, une démocratie plus formelle que réelle. Tout cela produisait une société inégalitaire et inéquitable dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la culture, du logement, de la justice… société dans laquelle les riches devenaient plus riches et les pauvres plus pauvres. » En réalité, cette critique sociale existe depuis la révolution néolithique qui a transformé des chasseurs cueilleurs en éleveurs et cultivateurs. La crise du néolithique (A, B) signifie le lancement de ce que nous appelons LA civilisation. On commence à construire en dur, l’écriture apparaît ainsi que les religions de salut. La société se hiérarchise fortement (bien plus que les sociétés chimpanzées, bonobote ou paléolithiques qui sont en fait très égalitaires). Donc pour paraphraser Marx(C), on pourrait dire que l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’est pas l’histoire de la lutte des classes, mais la lutte entre les dominants et les dominés. Nous savons aussi que la dominance est un fait biologique, mais un fait relatif et non absolu. La dominance animale est relative à la pénurie et pas à l’abondance. Chez Homo sapiens, plus la société est abondante, plus la dominance s’installe. La dominance animale est un processus de survie, la dominance chez les humains est un acte de mort. Les maisons médicales sont nées autour de 68(D-J) comme sont nées les coopératives au XIXème siècle, comme sont nés les monastères au IVème siècle, comme la médecine pour pauvres de Renaudot sous Louis XIV. Cette période de re-naissance sociale correspond donc à une résurgence d’un fleuve ancien mais enfoui. Si l’on veut savoir de quel fleuve il s’agit, il suffit de se plonger dans le courant de l’histoire. On peut considérer que l’histoire, notre histoire à nous occidentaux, commence avec le croissant fertile, Sumer, Akkad, l’Égypte, enfin la Grèce. D’autres civilisations se sont construites indépendamment : Inde, Chine, Méso-Amérique, Pérou, etc. Le Moyen-Orient se caractérise très vite par des religions de salut qui vont conduire au prophétisme. Ce prophétisme se muera en messianisme, millénarisme et enfin en Utopisme (Thomas More). Ensuite, l’utopie de More passera le relais aux différentes formes du socialisme. Après 68, les institutions internationales sont aussi prises dans la tourmente et l’Organisation mondiale de la santé rédige la déclaration d’Alma Ata1, et la charte d’Ottawa2. Au Sud aussi, cela bougeait mais dans des conditions autrement difficiles. Les maisons médicales ont fondé leur action sur les principes d’égalité, d’équité, de solidarité, de démocratie, de participation, d’autonomie, de justice, de respect des différences, elles ont essayé d’appliquer ces valeurs à leur fonctionnement interne et dans leurs relations avec les usagers. Beaucoup d’autres groupes centrés sur d’autres thématiques sont nés en même temps : les plannings familiaux, le mouvement féministe, le mouvement homosexuel, les centres de santé mentale, les boutiques de droit, les écoles de devoirs, un peu plus tard les centres pour toxicomanies. Toutes ces organisations présentaient des objectifs et des méthodes communs. Quelques années plus tard, la guerre du Vietnam et la politique de la planche à billet des États-Unis ont conduit l’économie à la faillite. Les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont été plus le prétexte que la cause des difficultés. Le partage de la richesse s’est considérablement déséquilibré en faveur des détenteurs de capitaux qui ne représentent qu’une petite minorité de la population. La collaboration avec le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine – GERM conduit à un modèle cohérent des soins de santé : globaux, intégrés, continus et accessibles. Les maisons médicales sont soutenues du bout des lèvres par les pouvoirs publics qui ne veulent pas se fâcher avec les leaders médicaux. Le sabotage de la deuxième grève ’Wynen’ réussi par les maisons médicales ouvre la porte à une réforme du payement. Le règlement du forfait, voté à l’INAMI en 1982, est appliqué pour la première fois en 1984. La capitation était souhaitée par le GERM et les maisons médicales pour de nombreuses raisons : connaître la population soignée, pouvoir s’y adresser sans être taxé de racolage, favoriser le travail d’équipe, le budget prévisionnel, la prévention, l’autonomisation des patients, la chasse à la médico-dépendance. Des soins orientés plutôt sur les besoins que les demandes. Pensez vous que toutes ces étapes ont été réalisées, dans la plus grande unanimité, dans le consensus le plus enthousiaste ? Navré de vous décevoir, mais non, les bagarres à la Fédération des maisons médicales (et dans les maisons médicales), on a bien connu. Sur quoi portaient ces conflits – qui d’ailleurs ne sont pas encore tous résolus ? Il y a eu des conflits entre les tendances psycho-centrique et socio-centrique ; des conflits entre acte et forfait ; entre science et politique, des conflits sur les alliances (Groupement belge des omnipraticiens – GBO, syndicats interprofessionnels, mutualités, etc.), des conflits sur la gestion de la Fédération et des maisons médicales, etc. Tous ces conflits ont laissé des traces. Des gens sont partis, les uns en claquant la porte, d’autres amers et en silence. Les désaccords ne sont pas a priori une mauvaise chose. Ils font partie de la vie des mouvements sociaux et des institutions. Cependant, il faut être sur qu’il s’agit de vrais désaccords, que les querelles de personnes ne prennent pas le pas, que ces désaccords ont été tranchés par des débats démocratiques éclairés. La critique soixante-huitarde était double : contre le stalinisme, qui s’est effondré, et contre le capitalisme rebaptisé néolibéralisme3, qui va très bien. Ce modèle de pensée unique nous étouffe. Heureusement toute agression génère des anticorps, ici c’est l’altermondialisme qui malheureusement ne possède pas encore de relais politique suffisamment fort et déterminé. L’altermondialisme souhaite une autre société, et cette société à bien des égards nous rappelle les paradis messianiques, millénaristes ou l’Utopie de More : « Les Utopiens appliquent en ceci le principe de la possession commune. Pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage. Et encore. Les habitants des villes soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût, que je n’ai jamais vu ailleurs plus de fertilité et d’abondance réunies à un coup d’oeil plus gracieux. ». Pendant que nous esquintons à panser les blessés de la guerre économique, celle-ci fait rage au dessus de nos têtes et les cadavres s’amoncèlent. Le politique a complètement perdu la boussole. La liberté économique tant exigée par les possédants et les pseudo-experts chargés de la légitimation des inégalités a montré ses limites dans la crise des sub-primes. On s’attendrait logiquement à une reprise étatique du contrôle sur les banques. Que nenni ! Après quelques menaces de sabre de bois, les gouvernements ont laissé les banquiers bien tranquilles et se sont tournés vers les citoyens qui ne possèdent que leur force de travail pour récupérer les milliards évaporés dans les nuages de l’économie imaginaire. On observera non sans intérêt que cette nouvelle crise est contemporaine d’investissements guerriers considérables (Irak, Afghanistan…) ; la planche à billet tourne à plein régime… On ne peut s’empêcher de citer un expert, Jean-Pierre Chevènement(K) à propos de la libéralisation des capitaux : « un autre choix a été fait en 19904, celui de libération des capitaux sans contrepartie, notamment fiscale. J’ai été le seul à contester cette décision stratégique. A compter, de cet instant on a accordé au capital un privilège d’extraterritorialité et la capacité de mettre tous les territoires en concurrence au nom du moins disant fiscal, du moins disant social, et en donnant le feu vert à la globalisation financière et à l’économie de casino ». Jamais la situation n’a été si angoissante, alors que le système social et de santé est sous pression maximale et que, comme le dit très bien Wilkinson(L), le ministre qui a le plus d’influence sur la santé des gens n’est pas le ministre de la Santé mais le ministre des Finances ! Les ministres européens des finances font comme si aucune de leurs décisions n’avait d’impact sanitaire. Pis encore les deux principaux chefs de gouvernements européens (de droite) veulent imposer à la Belgique l’abandon de la liaison des salaires à l’index et le report de l’âge de la pension5. Toutes les forfaitures qui se préparent alors qu’un nationalisme flamand revanchard tient le pays en otage nécessitent une cohésion très forte au sein de la Fédération et des équipes des maisons médicales. Plus que jamais nous devons tisser des alliances et agir pour infléchir le monde dans le sens de ce courant souterrain dont je parlais au début de l’article, courant qui ne nous abandonnera jamais et fera résurgence tôt ou tard. Si nous ne faisons rien nous devons nous atteindre à une dégradation de la situation socio-sanitaire ici et ailleurs. Ce qui aura pour conséquence une inégalité croissante dans la distribution des richesses avec un transfert de richesses des populations pauvres vers les populations riches ; une diminution de l’accessibilité à l’enseignement, aux soins de santé, au logement, mais aussi à l’eau, la nourriture, le travail, à des degrés divers dépendant de la zone du monde où l’on se trouve.
Documents joints
- Déclaration d’Alma Ata (1979) : proposée par l’OMS et adoptée par de nombreux états, elle soulignait l’importance d’une approche globale de la santé et réaffirmait le droit à la santé pour tous. Elle en faisait un objectif social fondamental et soulignait l’importance des soins de santé primaires : « des soins de santé essentiels fondés sur des méthodes et techniques pratiques, scientifiquement valables et socialement acceptables, rendus universellement accessibles à tous les individus et toutes les collectivités de la communauté avec leur pleine participation et à un coût que la communauté et le pays puisse supporter. Ils font partie intégrante du système de santé dont ils sont la cheville ouvrière ainsi que du développement économique et social de la communauté ».
- Charte d’Ottawa (1986) : première conférence internationale pour la promotion de la santé, qui a émis la Charte pour l’action, visant la ’Santé pour tous d’ici l’an 2000’et au-delà. Cette conférence était avant tout une réaction à l’attente d’un nouveau mouvement de santé publique dans le monde. Les discussions se sont concentrées sur les besoins des pays industrialisés, tout en tenant compte des problèmes de toutes les autres régions.
- Néo libéralisme : est la reprise des idées libérales depuis un tournant que l’on peut situer dans les années 1970 (affaiblissement de la perspective d’un nouvel ordre économique international). Ce processus, dont les fondateurs sont Milton Friedman et les « Chicago Boys », préconise l’élimination du rôle de l’État en tant que régulateur des relations commerciales, la privatisation à outrance et le règne des lois du marché comme arbitre suprême entre les sociétés et les nations.
- Sous Mitterrand II.
- Quoique cela pourrait se discuter pour les travailleurs intellectuels bien rémunérés dont l’espérance de vie est particulièrement élevée.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 57 - juillet 2011
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