Le développement des soins de santé primaires au Vietnam
Simon Elst
Santé conjuguée n°83 - juin 2018
Au début des années 2000, la médecine de famille n’existait pas au Vietnam. Depuis près de quinze ans, des universités et hautes écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles accompagnent ce pays dans la mise en oeuvre de soins de première ligne. De 2016 à 2018, des travailleurs de maisons médicales ont contribué au développement des soins infirmiers de famille et à la promotion des modes de travail interdisciplinaires.
Au Vietnam, on compte près de 12 000 postes de santé primaire (PSP). Ils ont pour mission principale de faire de la prévention de masse, mais aussi de dispenser des soins à la population locale. Aujourd’hui, celle-ci semble leur accorder peu de confiance. Le niveau de compétence des prestataires de soins y est inégal1 et plus faible que dans les hôpitaux ; on y rencontre notamment des praticiens certifiés, sans diplômes reconnus. En ville, faute de médecins généralistes, les citoyens ont tendance à consulter le pharmacien ou à se rendre à l’hôpital public. En général, ils recourent aux PSP s’ils n’ont pas d’alternative. Le fonctionnement et les tâches accomplies dans ces postes sont aussi très variables : « Certains effectuaient le minimum légal : la culture des plantes médicinales, l’affichage d’un tableau les détaillant, la prévention par pulvérisation, notamment contre des maladies comme la dengue. D’autres recevaient, en plus, des patients. L’infrastructure et l’équipement y étaient dans tous les cas minimalistes », constate Marie-Louise Fisette. Infirmière à la maison médicale de Ransart et coordinatrice du secteur infirmier à la Fédération des maisons médicales (FMM). Elle a été sollicitée dans cette aventure pour son expérience de travail dans un centre de santé pluridisciplinaire. En 1997 déjà, lors du premier congrès belgo-vietnamien de réadaptation fonctionnelle organisé en partenariat avec la FMM, Hélène Bottemane, alors kinésithérapeute à la maison médicale de Forest, insistait auprès des médecins sur « l’importance de ne pas évoluer, comme dans nos pays, vers une dépréciation de la médecine de base au profit d’une sophistication coûteuse du niveau hospitalier. »2 Aujourd’hui, les hôpitaux publics sont totalement saturés. « Dans une ville comme Ho Chi Minh, de plus de 9 millions d’habitants, l’absence de centres médicaux de première ligne conduit à […] des files de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de personnes attendant des soins pendant des heures dans les services d’urgence hospitaliers pour des pathologies ne relevant pas de l’urgence médicale à proprement parler. »3 Avec une telle pression, une consultation peut se réduire, « montre en main, [à] moins de deux minutes », note le Pr Didier Giet, responsable du département de médecine générale de la faculté de médecine de l’Université de Liège4. Un constat partagé par Marie-Louise Fisette : « Les services sont bondés. Il y a parfois plusieurs personnes par lit. Les proches sont présents pour nourrir la personne malade, ils dorment dans les couloirs sur des nattes ». Ce bypass de la première ligne impacte non seulement l’accessibilité financière, mais avorte aussi toute possibilité de continuité des soins et de prévention individualisée. Le « projet 9 » autour de la première ligne En 2005, le Vietnam faisait appel au Pr Giet pour l’accompagner dans l’émergence de la médecine de famille. Depuis lors, de nombreux intervenants belges se sont relayés sur le terrain pour mettre leur expertise au service de concertations et de formations autour du développement de la première ligne. En une décennie, le Vietnam a reconnu la médecine de famille en tant que discipline, intégré des cours de médecine générale dans le tronc commun du cursus de médecine, développé des formations spécifiques accréditées et initié des postes pilotes. Un réseau interuniversitaire de médecine de famille a également vu le jour. Le projet 9 s’est progressivement intéressé aux autres disciplines, regroupant aujourd’hui les soins infirmiers, la kinésithérapie, la psychologie et la pharmacie. Les deux missions annuelles sont accompagnées et financées par Wallonie-Bruxelles International (WBI) et sont désormais organisées en deux parties : un volet monodisciplinaire dans lequel chaque intervenant belge travaille avec les représentants vietnamiens de sa discipline et un volet interdisciplinaire où toutes les parties sont réunies. Marie-Louise Fisette a notamment animé un workshop au Vietnam en novembre 2016. « J’ai présenté le rôle infirmier dans les maisons médicales belges et abordé des cas pratiques. Le but était, à partir d’un minimum de données sur le patient, d’établir quelles informations rechercher afin d’avoir une anamnèse offrant une vision globale de la situation. Les infirmières vietnamiennes étaient étonnées de la place des infirmiers dans nos centres. » Le WBI a aussi sollicité son aide pour inviter les maisons médicales à accueillir des stagiaires de l’Université Pham Ngoc Thach (UPNT). Au printemps 2017, quatre thérapeutes – deux infirmières (Nguyen Thi Thanh Thuy et Dang Le Tu Trang) et deux médecins (Nguyen Thi Bich Duyen et Nguyen Xuan Trung Dung) – ont eu l’occasion de se rendre en Belgique5. Cette mixité avait pour but d’éviter, de retour au pays, une incompréhension du corps médical face aux témoignages des infirmières. Suite à l’accueil du Dr Duyen, Jenny Bodin, infirmière à la maison médicale Perspective, et moi-même avons fait part de notre enthousiasme aux opératrices du projet 9B Séverine Maucq et Marie-Clotilde Lebas (Haute École Robert Schuman). Elles nous ont proposé de les accompagner pour les missions suivantes… Volet infirmier ou « projet 9B » Au Vietnam, la formation universitaire en sciences infirmières ayant été durant des années intégralement dispensée par le corps médical, on constate aujourd’hui que le rôle des infirmières est centré sur les actes techniques. Les soins d’hygiène et l’alimentation sont assurés par les familles, du fait de l’indisponibilité des infirmières et de l’absence d’aides-soignantes dans la majorité des hôpitaux6. En ce qui concerne les projets de première ligne (tels que la clinique pilote de l’UPNT), la pratique infirmière reste limitée à l’anamnèse médicale, à la prise systématique de certains paramètres et au tri des patients. Seuls quelques actes techniques sont couramment réalisés, comme les prélèvements sanguins, et il n’existe actuellement aucune légis- lation encadrant la pratique à domicile. « La transition démographique que nous avons connue en Europe nous a permis de nous adapter progressivement, rappelle Jenny Bodin. Au Vietnam, cette transition a lieu de manière accélérée et ne laisse pas au pays le temps de s’adapter. » Les soins infirmiers de première ligne sont donc loin d’intégrer une démarche clinique spécifique, sans parler du rôle autonome infirmier. Depuis quelques années, Séverine Maucq et Marie-Clotilde Lebas aident les infirmières de l’UPNT à développer ces champs du métier par l’enseignement des concepts fondamentaux, des paradigmes de soin, de la démarche et des rôles infirmiers, et l’élaboration d’un référentiel de compétences vietnamien. Lors de la mission de novembre 2017, Jenny et moi avons animé le « Third family nursing science workshop ». À partir de la démarche clinique appliquée à des situations rencontrées dans nos maisons médicales, les participants ont établi les projets de soins et leur organisation en dispensaire ou à domicile. L’objectif était d’évaluer les manques aux niveaux logistique, matériel, législatif, financier et organisationnel afin d’identifier les cibles des prochaines missions. « Les infirmières comprenaient nos questions, mais peut-être nous attendions-nous à d’autres réponses, raconte Jenny, car elles ont leur réalité et nous la nôtre. J’aurais aimé qu’elles apportent leurs propres expériences ou cas cliniques, mais c’est impossible puisqu’elles n’exercent pas encore couramment à domicile. Je pense qu’il est important de renforcer leur capacité à prendre les choses en main. Mais le problème est qu’elles souhaitent que l’on vienne avec une solution. » Daniel Rottier, kinésithérapeute au centre de santé le Goéland a participé au congrès de réadaptation fonctionnelle de 1997. « Les médecins vietnamiens sont très demandeurs de connaissances, ils ont hâte de rattraper le temps perdu, mais il semble que, dans le souci de bien faire, ils veuillent brûler des étapes »7, rapportait-il à l’époque. La mission de mars 2018 a bénéficié de temps supplémentaire. Ce confort de travail et l’expérience nous ont permis de moins céder à la dimension prescriptive qui semblait attendue de nous et de suivre les participants dans des discussions de fond : l’adaptation du domicile en regard à la pratique hospitalière, la collaboration avec la famille… À mon sens, notre démarche s’est rapprochée de l’aide internationale, telle que la voit Ernesto Sirolli : « on n’initie jamais rien, on ne motive jamais personne, mais on devient un serviteur de la passion locale […] On peut changer la culture et l’économie d’une communauté juste en captant la passion, l’énergie et l’imagination de ses propres membres. »8 Quel pouvait être notre projet à l’issue de cet atelier ? Renforcer la reconnaissance du corps infirmier vietnamien et son autonomie vis-à-vis de sa propre évolution. Ce jour-là, la faculté de sciences infirmières de l’UPNT a avalisé la mise en place d’un groupe pilote de quatre infirmières pour coordonner en continu le développement d’un modèle de soins infirmiers de famille.Volet interdisciplinaire
Lors du congrès de novembre 2017 à Hai Phòng9, Jenny Bodin a été surprise par une dimension politique exacerbée. « J’avais l’impression que c’était une occasion pour toutes les personnes présentes de se vendre auprès de l’État, raconte-t-elle. Plein de projets vietnamiens y sont défendus, c’est comme si c’était leur seul moyen de communiquer avec le gouvernement, une occasion unique à ne pas rater. » Au congrès de mars 2018 à Huè10, la politique s’est un peu effacée au profit du partage. Notre délégation a présenté quelques points d’attention au sujet de la prise en charge palliative en équipe et de l’apport infirmier dans l’autonomisation des patients malades chroniques. Mme Thuy et le Dr Duyen ont ensuite appelé leur gouvernement à établir d’urgence un cadre pour les soins à domicile. Enfin, j’ai participé à une réunion de concertation autour du dossier patient (dossier de santé interdisciplinaire). Certains acteurs y ont mis en évidence l’impossibilité d’avoir une vision de la continuité à l’échelle interdisciplinaire, car chaque discipline utilise des documents papier distincts : ce fut l’occasion de présenter quelques spécificités du logiciel Pricare. Ce type d’outil pourrait répondre aux objectifs de l’UPNT de mise en place d’un dossier informatisé commun à tous les thérapeutes…11Vers une identité professionnelle infirmière
Malgré des contextes fondamentalement différents, nous constatons une similitude entre le Vietnam et la Belgique dans la difficulté de faire valoir l’intérêt du nursing pour la santé globale. « Je souhaite aux infirmières vietnamiennes d’être reconnues dans leur métier, dit Jenny Bodin. Pas seulement par le gouvernement ou les médecins, mais surtout par la population. J’espère que leur travail sera valorisé. » Marie-Louise Fisette nous rejoint dans cette réflexion : « On a beaucoup évolué au niveau du rapport médecin-infirmier depuis que j’ai commencé ma carrière. Dans nos centres, gardons précieusement cette relation entre les soignants qui, j’en suis persuadée, augmente la qualité des soins au patient. » Le projet 9B met le cap sur le leadership. D’un côté, le groupe pilote de l’UPNT s’est réuni une première fois afin d’établir des objectifs pour les années à venir ; les enjeux se situent dans la continuité du travail et dans la communication interuniversitaire (sans fédérer leurs efforts et devant la disparité des projets pilotes, les infirmières risquent un jour de se voir imposer par le gouvernement un modèle qui n’est pas le leur et qui ne répond pas aux besoins identifiés sur le terrain). D’un autre côté, à Huè, nous nous sommes concertés avec des infirmières de différentes universités pour mettre en œuvre l’une de leurs aspirations : un congrès infirmier. Notre délégation a bon espoir de voir la première édition début 2019, dont les enjeux ne paraissent finalement pas diamétralement opposés à ceux qui nous préoccupent aujourd’hui en Belgique.Documents joints
- B. L. Nguyen, « Vietnam. Interview réalisé par A.- M. Mottaz lors du congrès du CII à Durban en juin 2009 », Recherche en soins infirmiers, n°1, 2010.
- D. Rottier, « Deux kinésithérapeutes au Vietnam. Le premier congrès belgo-vietnamien de réadaptation fonctionnelle », Santé conjuguée, n°4, 1998
- « Au Vietnam, l’ULg stimule la médecine familiale », www.uliege.be, 11 octobre 2013, consulté le 22 avril 2018.
- D. Giet, Un soir, une poussée de fièvre, Université de Liège, 27 janvier 2015.
- Les stagiaires ont été reçus à la maison médicale de Ransart, La Glaise (Marchienne-au-Pont), Espace-Temps (Gilly), Espace santé (Ottignies), Laveu (Liège), Perspective (Anderlecht), Atlas (Saint- Josse-ten-Noode), Riches Claires (Bruxelles) et au centre de santé Le Goéland (Linkebeek).
- J. Gandon, M T H Ngoc, « La famille, partenaire central des soins infirmiers au Vietnam». La revue de l’infirmière n°191, 2013.
- D. Rottier, op cit.
- E. Sirolli, « Want to help someone ? Shut up and listen ! », colloque TEDx « Uncontained », 1er septembre 2012, Christchurch (Canterbury, Nouvelle-Zélande).
- « Développement de la médecine de famille au Vietnam : optimisation du travail d’équipe pluridisciplinaire dans les soins des patients », congrès de l’Université de médecine et de pharmacie de Hai Phòng, 9-10 novembre 2017.
- « Améliorer la qualité des soins de santé primaire en suivant les principes de la médecine de famille », congrès de l’Université de médecine et de pharmacie de Huè, 29-30 mars 2018.
- Notons à ce sujet que, dans le cadre de sa thèse présentée en 2013 à l’Université de Liège, le Dr T. L. Vo (un médecin de l’UPNT très impliqué dans le développement de la première ligne) a traduit la totalité de la classification internationale des soins primaires (CISP-2) en vietnamien.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°83 - juin 2018
Introduction
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