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« La santé n’est pas du tout la priorité »


Santé conjuguée n°83 - juin 2018

Avant de travailler à la maison médicale Cap Santé, à Huy, Claire Trabert était médecin généraliste dans deux établissements pénitentiaires de la région. Elle revient sur ses motivations, et aussi sur les raisons pour lesquelles elle a décidé un jour d’arrêter.

Un mot lui vient directement : vite. Il faut vraiment aller vite. « Parfois, raconte Claire Trabert, on commençait les consultations vers 7 heures du matin et, en deux ou trois heures, plus de vingt personnes défilaient. C’est difficile, parce qu’il y a des gens qui sont vraiment malades et d’autres pour qui c’est une occasion de sortir de leur cellule et qui viennent plus d’une fois par semaine. » Un tri s’impose, organisé par les agents pénitentiaires eux-mêmes qui font la part entre ceux qui sont là pour se changer les idées ou pour dealer dans la salle d’attente, un endroit où les détenus se rencontrent et où peuvent s’organiser des trafics. « C’est une chose à dire, insiste Claire Trabert, car quand on est médecin dans une prison, on n’est pas un médecin normal avec une salle d’attente normale. » À part le psychiatre, il est exceptionnel par exemple que le médecin soit seul avec le détenu, il y a pratiquement toujours quelqu’un d’autre dans le cabinet, malgré les avis des commissions de surveillance qui réclament que les agents restent derrière la porte. Les arguments ne manquent pas : « On nous dit aussi, aux femmes, de faire attention. Moi, je n’ai jamais su ce que mes patients avaient fait pour en être arrivés là. C’est fondamental pour pouvoir prendre en charge leur santé. Sans doute y a-t-il parfois de la manipulation, mais dans une patientèle plus classique aussi ça arrive. » Claire Tabert exerce également à l’asbl Cap Fly, un centre ambulatoire pluridisciplinaire qui accompagne des personnes toxicodépendantes à Liège. Il n’est pas rare que ses patients fassent des allers-retours en prison. « J’allais voir certains d’entre eux à Lantin, mais c’est très compliqué comme démarche. Y aller, attendre pour entrer… c’est le parcours du combattant et il faut compter au moins une demi-journée. Et une fois sur place, il est déjà arrivé qu’ils ne soient pas disponibles. » Ça prend un temps fou, et comme les détenus n’ont plus de mutuelle, leur médecin traitant n’est pas payé. La santé en prison dépend du ministère de la Justice, et pas de la Santé. « Le médecin extérieur n’a pas de pouvoir non plus, ajoute Claire Trabert. Si je prescris un traitement, il faut le négocier avec le médecin de la prison et c’est lui qui décidera. On n’a pas toujours accès au dossier médical. J’y allais plutôt en soutien psychologique, pour assurer un lien avec leur vie d’avant l’incarcération, les écouter sur leur vécu tout en les connaissant comme personnes et pas seulement comme détenus. » Des détenus qui critiquaient d’ailleurs énormément la médecine carcérale. Elle a donc eu envie de voir de l’intérieur comment ça se passait. « C’était une continuité, résume-t-elle. Ne pas lâcher les patients, s’intéresser à ceux qui n’intéressent pas les autres. Après, il faut aussi les sensibiliser au fait de pouvoir être soigné… Les freins sont nombreux. »

Une médecine pas comme les autres

Toxicomanie, dépendances diverses et davantage de problèmes de maladie mentale que dans la population générale, Claire Trabert confirme tous les indicateurs de (mauvaise) santé en prison. Elle souligne aussi la grande difficulté de référer à des confrères spécialistes. Elle a essayé de mettre en place des collaborations externes, avec un dermatologue notamment à qui elle imaginait pouvoir envoyer des photos pour étayer les diagnostics. « Mais prendre des photos en prison … ça ne passe pas non plus ! dit-elle. Tout ce qui serait logique ailleurs est confronté à une logique sécuritaire. » Elle l’illustre encore avec le cas d’un cardiologue qui exerce à proximité de la prison. « Impossible de recourir à ses services. Au lieu de cela, je dois envoyer le détenu à Lantin, où il passera une ou deux nuits. Il faudra deux agents pour l’extraction et d’autres contingences encore. Très souvent, le détenu lui-même renâcle parce qu’il ne veut pas se retrouver à Lantin… » Et le travail de prévention ? La vaccination contre l’hépatite B en prison, c’est un droit. « Mais la proposer à tous, c’est aussi un gros budget. On me disait d’attendre que les détenus en formulent la demande, rapporte le Dr Trabert. C’est pareil pour l’hépatite C. Beaucoup de toxicomanes en sont atteints vu qu’elle se transmet par les seringues. Le traitement est aussi un droit, mais il est très cher et l’administration ne pousse pas à ce qu’on le suive. »

Vite-vite

« La santé n’est pas du tout la priorité et dans le fonctionnement habituel de la prison, il faut que ça roule, il faut respecter un timing. » Après la consultation, le Dr Trabert devait également rendre visite à d’autres détenus en cellule. « Certains qui étaient punis, d’autres qui ne savaient pas se déplacer, dit-elle. On ne peut pas non plus arriver trop tard pour cela parce qu’après il y a le moment du repas, du préau… Les consultations doivent s’insérer dans un tas d’autres contraintes et tout le reste a plus d’importance. » Elle n’a pas vécu de nombreuses grèves, mais celles-ci restent marquantes. « On ne pouvait pas entrer, on ne savait jamais si on allait pouvoir travailler. Parfois c’était oui et on devait alors voir les détenus en cellule. Voir trente personnes dans leur cellule, c’est impossible, ça prendrait une journée ! Les grèves, c’est un énorme problème pour les détenus. » C’est à cause de tout cela qu’elle a décidé d’arrêter, de cette tension, de cette précipitation. « Je me disais qu’on risquait à tout moment de faire une bourde, car on ne dispose pas toujours non plus de tous les renseignements médicaux qu’il nous faudrait. » Pourtant, comme indépendant, la fonction n’est pas mal rémunérée. « Ce n’est pas le tarif horaire qui pêche, c’est le fait qu’on n’était pas payé pendant des mois. » Davantage que le montant dû, c’est le manque de respect que le Dr Tabert pointe du doigt. « Pour moi, il s’agissait d’un appoint, dit-elle. Mais pour certains de mes collègues, c’était la principale source de revenus… » Elle note aussi les changements intervenus dans l’organisation des gardes. À quatre ou cinq médecins, ils se répartissaient les jours de la semaine et du week-end. « Si un détenu se plaint d’une douleur à la poitrine, on s’y rend, quelle que soit l’heure. Il peut juste avoir envie d’embêter les agents. Il peut aussi faire un infarctus et il faut l’emmener d’urgence à l’hôpital. Mais s’il refuse ? Je retourne me recoucher ? C’est compliqué… » Le Dr Trabert ne dresse cependant pas un tableau entièrement noir de cette expérience. « Le job ne se réduit pas à ouvrir un carnet de prescription, rassure-t-elle. La collaboration et le travail d’équipe existent, particulièrement avec les infirmiers et les infirmières. Il y a des réunions, mais ce n’est pas facile de tous se croiser vu les différents horaires et la forte hiérarchisation du milieu ambiant. » Certains entendent faire appliquer le règlement à la lettre, d’autres ont plutôt envie d’aider les détenus à s’en sortir. « On n’est pas uniquement dans l’ordre et la sécurité, il y a des humains derrière le système », nuance-t-elle. Un système sur lequel elle savoure aussi quelques petites victoires, en matière de toxicomanie notamment. « C’est une problématique qui continue d’effrayer et l’idée de punir reste fort présente. En forçant les détenus à un sevrage abrupt par exemple, ou en contrôlant les prises par des analyses d’urine. J’ai réussi à faire accepter à une direction que l’on prescrive de la méthadone. »

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°83 - juin 2018

Introduction

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