La démarche d’évaluation, contrainte ou occasion ? Qu’en pense Socrate ?
Drielsma Pierre
Santé conjuguée n° 61 - juillet 2012
Evaluer son fonctionnement, ses actes, ses projets nécessite une prise de distance critique sur ceux-ci. Mais porter ce regard et remettre en question des pratiques établies depuis longtemps génère une culpabilité de l’imperfection, une crainte de mal faire et de là, la peur du changement lorsqu’il s’avère nécessaire. Pourtant, c’est de notre échec, du dévoilement de l’échec que viendra le dévoilement des causes de l’échec et des solutions possibles. Alors qu’elle est crainte, l’évaluation doit dès lors être considérée comme une opportunité…
N’ayez pas peur de la perfection : vous ne l’atteindrez jamais. – Salvador DaliLes maisons médicales se sont fixé démocratiquement des objectifs ambitieux (la charte a été débattue plus d’une année). Il est bon que les phrases se muent en acte. Par contre, nous sommes bien incapables d’affirmer que les maisons médicales s’efforcent effectivement de réaliser tout cela. Et à supposer que ce soit le cas, dans quelle mesure atteignent-elles leurs glorieux objectifs ? C’est à cela que sert la démarche évaluative, ou plus simplement l’évaluation. L’évaluation est une leçon de modestie et en même temps un appel à mieux faire.
Extraits de la Charte des maisons médicales Répondre aux besoins par l’offre de soins de santé primaires de qualité, qui soient accessibles, continus, globaux et intégrés : • des soins de qualité qui tiennent compte des acquis de la science, tout en gardant un souci d’effi cience ; • des soins accessibles sur le plan géographique, fi nancier, temporel, culturel… ; • des soins continus dispensés par une équipe de thérapeutes qui travaillent dans une logique de suivi à long terme ; • des soins globaux qui tiennent compte de tous les aspects médico-psychosociaux et environnementaux ; • des soins intégrés qui englobent l’aspect curatif, préventif, palliatif et la promotion de la santé. Les maisons médicales doivent dès lors : • Promouvoir l’autonomie des personnes qui font appel à nos services et renforcer leur capacité décisionnelle. • Favoriser l’émergence d’une prise de conscience critique des citoyens vis-à- vis des mécanismes qui président à l’organisation des systèmes de santé et des politiques sociales. • Participer à l’élaboration de politiques de santé et de politiques sociales, avec le souci permanent du respect des valeurs de solidarité et de justice sociale. • Participer, avec d’autres acteurs de la vie sociale, à un processus d’évaluation des besoins de la communauté, à la recherche des solutions et à leur application pratique, tant en matière de santé que dans d’autres domaines qui infl uencent le bien-être des individus. • Promouvoir la participation citoyenne au renforcement et à la défense du système de protection sociale, ainsi que les droits des usagers. • Promouvoir la convivialité entre les travailleurs de nos équipes, avec nos partenaires, et avec les usagers de nos services. • Assurer des conditions de travail optimal et une organisation démocratique au sein de l’équipe pour permettre un travail de qualité, valorisant et axé sur la durée, et favoriser la meilleure qualité de vie possible aux soignants.
Tous axioôphobes1 ?
Pourquoi avons-nous peur de l’évaluation ? J’ose espérer qu’il s’agit d’une simple question de culture. Le curé2 psychanalyste Eugen Drewermann[1] pense qu’au sein du christianisme, le catholicisme développe particulièrement la culpabilité de l’imperfection. Il en résulterait que nous éprouvons une grande difficulté à contempler nos manquements comme si notre imperfection était une faute, c’est-à-dire un choix volontaire et délibéré du mal. Pourtant notre père Socrate ne dit-il pas : Nul n’est méchant volontairement[2]. Le commentateur explique3 : Les anciens Grecs n’ont pas de mots pour dire le « péché », mais simplement le mot « faute4 » (qui se dit amartêma amarthmα : manquer la cible). Celui qui commet une faute se montre mauvais archer de l’existence, il vise mal la cible qui est la même pour tous : le bien. Oserais-je dire que je ne suis pas aussi optimiste que le grand philosophe grec, mais on peut dire que globalement il a raison. Si les travailleurs des maisons médicales manquent (parfois) leur cible, ce n’est pas parce qu’ils cultivent le mal, mais parce qu’ils doivent encore perfectionner leur art du tir. La culpabilité ne mène à rien : le coupable perd confiance en lui, ainsi que ses capacités à améliorer son travail. Quand les travailleurs des maisons médicales manquent leur cible et acceptent de la regarder sine ira et studio (sans colère ni favoritisme), ils sont déjà dans la vertu. Car si on abandonne la culpabilité, qui inhibe et dévalorise, on peut porter sa force et son énergie pour améliorer les choses. Nous disposons du programme de la Charte qui est le coeur de cible. Nous développons des indicateurs, des instruments de mesure pour voir si nous l’avons atteinte ou à quel point nous en sommes proches. Alors, après avoir observé notre distance à la cible et bien compris ce qui nous en tenait éloigné, nous pouvons réorienter notre tir, notre action. Chaque nouvelle mesure montre que nous nous rapprochons insensiblement du centre, ce qui nous rend très heureux comme Spinoza[3]5. Alors, nous pouvons écrire comme Sam Beckett : échouer, échouer encore, échouer mieux6…La danse des sept voiles
Supposons que nous soyons débarrassés de cette vilaine culpabilité qui ne mène à rien. Nous allons enfin pouvoir regarder, contempler, dévoiler de quoi nous sommes capables. Essayons de nous souvenir de notre enfance. À l’époque, nous jouions plus souvent qu’aujourd’hui. Il y avait plusieurs sortes de jeux. Loek Groot[4] qui poursuit l’oeuvre de Roger Caillois pense que les types de jeux sont corrélés aux sociétés dans lesquelles ils se développent. Dans les sociétés paléolithiques, on trouve l’imitation (théâtre, masque, etc.) et le vertige (saut, danse, risque physique initiatique…) alors que dans les sociétés néolithiques, on trouve le combat et les jeux de hasard qui glorifient la compétition. Mais tous ces jeux ont un point commun : ils sont dévoilement ; il s’agit de mettre au jour une vérité cachée : qui va gagner ? Qui va apparaître ? Que vais-je ressentir ? Le jeu est donc une épreuve de vérité et un dévoilement. Considérons un instant l’évaluation comme un jeu, c’est-à-dire un plaisir : pourquoi ne serions-nous pas excités d’aller voir quelle proportion de nos patients diabétiques atteignent les objectifs fixés par les recommandations ? Atteignons-nous notre cible ? Combien de nos patients vont mieux après une intervention de notre part ? Combien de patients hypertendus voient leur pression artérielle normalisée ? Quels sont les effets iatrogènes de nos traitements ?Et la démarche d’évaluation élaborée par les régions ? Depuis 2009, les décrets régionaux (COCOF et Région wallonne) régissant les maisons médicales francophones ont intégré l’obligation de mener une démarche d’évaluation. Elle s’appelle « plan d’action » en Région wallonne et démarche d’évaluation qualitative (DEQ) à Bruxelles. la Fédération des maisons médicales a toujours soutenu ce type de démarche même si de prime abord, elle n’est pas séduisante puisqu’elle occasionne une charge de travail supplémentaire (et pas assez reconnu financièrement). La Fédération s’est inscrite dans une démarche constructive avec l’Administration pour que nos objectifs puissent se rencontrer. Ces objectifs sont à la fois d’augmenter la qualité dans les services, faire en sorte que ceux-ci répondent au mieux aux besoins de la population tout en étant en adéquation avec le travail de terrain et les contraintes quotidiennes. Il ne s’agissait en effet pas de « bureaucratiser » les soignants ou de laisser plus de place à l’administratif qu’aux activités elles-mêmes (curatives, promotion de la santé, santé communautaire…). L’équilibre était à chercher. En même temps, la démarche d’évaluation permet aux équipes de sortir le nez du guidon, de réfléchir les actions au préalable et d’orienter au mieux celles-ci en fonction des besoins observés. Elle mobilise également l’équipe autour d’un projet commun et d’objectifs fixés. Elle donne du sens au travail quotidien. De plus, lors des dernières modifications du décret, cette démarche venait en parallèle d’un agrément à durée indéterminée, ce qui allégeait les équipes d’une charge administrative quelque peu inintéressante. Ce qu’on observe aujourd’hui sur le terrain des maisons médicales, c’est que la démarche d’évaluation leur a permis de se mobiliser autour de la formation, de thèmes d’action et de problématiques communes. Du côté des pouvoirs publics, l’inspection en Région wallonne, par exemple, annonce quant à elle un contrôle non pas sur les résultats mais davantage sur le processus, ce qui montre bien qu’elle a compris le contexte de notre travail. Nous pouvons aussi espérer que les relations entre l’inspection et les maisons médicales seront d’autant plus constructives et pertinentes, ce qui est dans l’intérêt de chacun. Coralie Ladavid secrétaire politique de la Fédération des maisons médicalesL’évaluation, c’est un jeu. Un jeu intelligent car chaque réponse ouvre de nouvelles questions. Quand on mesure notre ratage de cible, on se demande pourquoi… J’ai fait tout ce qu’il fallait, j’ai tout expliqué, j’ai donné le bon médicament, et pourtant… C’est de notre échec, du dévoilement de l’échec que viendra le dévoilement des causes de l’échec et des solutions possibles. La Vérité va entamer la danse des sept voiles. Nous savons que ce dévoilement est érotique, c’est-à-dire qu’il va stimuler le circuit dopaminergique de la récompense dans notre petite cervelle. Et voilà comment l’évaluation deviendra un plaisir et le restera…
Documents joints
- J’ai forgé ce néologisme à partir du grec axioô (axiow) qui signifie évaluer et de -phobe qui signifie la peur (pour une fois correctement utilisé…)
- En rupture de ban.
- http://philosophie.chez.com/cours/socrate/socrate.htm#D%C3%A9but
- Mot lui-même ambigu, faute comme une fausse note, mais pas faute comme un acte intrinsèquement méchant. On pourrait lui préférer erreur, manquement….
- La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même
- Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better (Worstward Ho).
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 61 - juillet 2012
Les pages ’actualités’ du n° 61
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