La cascade des qualifications
Santé conjuguée n°94 - mars 2021
La dynamique de la pandémie de Covid-19 pousse les différents groupes de métiers de la santé à s’interroger sur leurs domaines respectifs de compétences et sur le partage des frontières professionnelles qui en découle. Cette crise questionne également la place du patient et des aidants proches dans les soins et la reconnaissance des compétences ainsi acquises.
Les crises constituent un momentum, un révélateur ou un accélérateur des transformations en cours. Historiquement, elles ont souvent (re)structuré les métiers de la santé. Les épidémies de maladies infectieuses au XIXe siècle associées à l’application de la loi sur l’exercice illégal de l’art de guérir et à l’organisation des spécialités médicales dans les hospices1, par exemple. Ou la Première Guerre mondiale et l’industrialisation associées à la reconnaissance et parfois à la réglementation de différents groupes professionnels (infirmières, kinésithérapeutes, assistants sociaux, ostéopathes, aides familiales, etc.). Tous éléments « influencés par les besoins de la population, les ressources disponibles et les choix politiques du moment »2. La pénurie de professionnels, le manque de ressources financières et matérielles et l’augmentation du nombre de patients sont autant de problématiques qui se posaient avant le surgissement de la Covid-19 et qui aujourd’hui les a accentuées. Quels en sont les enjeux, les opportunités et les risques potentiels ?
Entre déqualification et requalification
Certains métiers et professions pourraient-ils se voir « requalifiés » et d’autres « déqualifiés » à la suite des transformations à l’œuvre ? En l’absence d’investissements massifs dans les systèmes de santé, les différents métiers vont-ils se disputer les actes de soins, les compétences reconnues et les ressources qui leur sont associées comme une couverture trop étriquée ? Les capacités de négociation diffèrent selon les métiers, de même que les priorités politiques et l’échelle de décision. Arguant de la pénurie de personnel, le gouvernement a fait voter en novembre 2020, en urgence, une proposition de loi3 prévoyant la délégation de certains actes infirmiers à des non-infirmiers. Ceci a entrainé une levée de boucliers du côté des organisations syndicales et professionnelles infirmières, qui n’avaient pas été concertées – la Commission technique de l’art infirmier (CTAI) a notamment rendu une série de remarques qui n’ont pas été suivies par les autorités4,5. Du côté des opportunités, la proposition de loi permet une certaine plasticité dans l’organisation des soins, tout en donnant un cadre à la délégation et en l’inscrivant dans une période limitée (jusqu’au 1er avril 2021, prolongeable de six mois). Du côté des risques, les infirmiers craignent l’ouverture d’une brèche dans les compétences dévolues aux infirmiers, une dévalorisation du métier6 et la création d’une jurisprudence, mais pointent également un risque en matière de sécurité et de qualité des soins. La perception des risques et opportunités dépend aussi de l’échelle et du degré d’institutionnalisation des transferts de compétences envisagés. Outre les récurrentes inquiétudes à propos de la qualité et la sécurité des soins, les entretiens menés auprès de professionnels du soin et de l’accompagnement social lors de la première vague de la pandémie7 montrent que certains acteurs acceptent volontiers au sein de leurs collectifs de travail des transferts de compétences locaux, informels et ponctuels entre métiers pour faire face à la situation de crise – même lorsque les tâches sont considérées comme moins « prestigieuses » au regard de leur formation initiale. Des psychologues ont expliqué avoir distribué des repas, des kinésithérapeutes avoir assisté les médecins lors des tests en maison de repos, des ergothérapeutes ont assuré la communication avec les familles des résidents. L’accroissement des activités liées au nettoyage et à l’application des mesures très strictes d’hygiène a également entrainé un transfert de tâches. Toutefois, ces mêmes acteurs pourraient se montrer réticents à des modifications inscrites dans les lois et réglementations. En effet, certains soignants estiment que la crise était utilisée comme prétexte pour leur retirer des compétences tandis que d’autres sont partisans d’une délégation des compétences à d’autres professions.
La qualité des soins à l’épreuve de la pandémie
Les débats touchant au transfert d’actes de soins ou de compétences posent avec acuité la question de la confiance entre les acteurs. Les tables rondes organisées dans le cadre de la chaire Be.Hive ont démontré que cette confiance joue un rôle majeur dans l’adaptation des pratiques aux nécessités du terrain : « La confiance se développe lorsque l’on connait le champ de compétences et les pratiques d’autres professionnels […] ; elle se développe également au fil des relations interpersonnelles qui s’établissent au cours du temps, le plus souvent sur une base territoriale »8. L’enjeu est d’identifier si cette interconnaissance et cette confiance interpersonnelle, développées au sein des collectifs de travail et avec les patients ou aidants proches, sont transposables à un niveau institutionnel : est-il possible et souhaitable de calibrer des textes légaux qui formalisent des ajustements réalisés au sein de réseaux locaux, forcément hétérogènes dans leurs pratiques ? D’autre part, comment inscrire ces transformations dans un temps long alors qu’elles sont plus volontiers acceptées pour une période courte et dans un contexte particulier ? Ces deux questionnements impliquent un large consensus des professionnels de santé (notamment au travers des organisations professionnelles), des associations de patients et d’aidants proches, et dès lors une concertation solide. L’équilibre entre différents objectifs – efficience, qualité, sécurité des soins, bien-être des professionnels – est également touché par les évolutions que connaissent les métiers et la répartition des compétences en situation de crise. Les réductions de coût pour les pouvoirs publics résultant par exemple de la délégation de certaines tâches à des métiers moins rémunérés9 vont-elles être considérées comme un moyen stricto sensu de faire baisser les dépenses de santé ou seront-elles réallouées à améliorer les conditions de travail des professionnels, leur formation, la gouvernance, le soutien aux pratiques collaboratives ou encore au bien-être des patients et aidants et à une meilleure accessibilité aux soins ? Comment l’efficience est-elle mesurée ? En référence à la qualité des soins, à la sécurité des usagers et des professionnels ou uniquement à l’aune des économies réalisées ? En effet, l’affaissement des frontières entre métiers d’une part et entre travail profane et travail professionnel d’autre part ne risque-t-il pas de créer des turbulences ? En conséquence, l’absence de reconnaissance de savoirs spécifiques qui sont réputés garantir la qualité des soins n’engendre-t-elle pas des zones d’incertitudes pour les différents acteurs ? La contestation par l’Association belge des patriciens de l’art infirmier (ACN)10 de l’arrêté royal concernant l’autorisation pour des personnes non légalement qualifiées à exercer des activités appartenant à l’art infirmier durant la période de la Covid-1911 attire l’attention sur la manière dont la crise peut exacerber les tensions entre recherche d’efficacité et garantie en matière de qualité des soins. Pour allier efficacité et prudence, la mise en place d’équipes pluridisciplinaires comprenant au minimum un médecin est la voie actuellement choisie. La crise a également affecté la manière dont les différents métiers sont régulés : les procédures et outils de formalisation des prestations des professionnels comme des données des patients ont connu une expansion très importante. Certains des aspects du travail des professionnels ont fait l’objet de davantage de standardisation : cela passe concrètement par la multiplication des formulaires, des protocoles, etc. Si l’on comprend le besoin de juguler les incertitudes que génère cette situation inédite et le souci de coordonner et gérer à l’échelle d’un territoire (fédéral, régional, provincial ou communal), les entretiens menés par Be-Hive montrent également que cette procéduralisation, voire cette bureaucratisation, peut déboucher sur une certaine perte de sens pour les professionnels. La dimension relationnelle et la capacité d’adaptation à la diversité des situations sont en effet essentielles à la plupart des métiers du soin et de l’accompagnement social. Par ailleurs, certains métiers fonctionnent traditionnellement sur des modes de régulation plus collégiaux, impliquant les pairs dans les collectifs de travail (par exemple dans les intervisions) et à une échelle plus grande (les comités d’éthique et ordres professionnels). La dimension relationnelle – et dans une moindre mesure la régulation collégiale propre à certains métiers de l’accompagnement social et sanitaire – entre en conflit avec les formes de management public mises en œuvre qui visent à rationaliser le soin. La standardisation et la bureaucratisation qui les accompagnent conduisent à ce que Lise Demailly dénonce comme une forme de négation des dimensions sociopolitique, culturelle, éthique, et interpersonnelle des actes accomplis dans ces métiers et à un sentiment de diminution de l’autonomie professionnelle12,13.
Opportunités et obstacles pour l’aidant proche et le patient
Enfin, si la crise de la Covid-19 a interrogé les relations et les compétences des différentes catégories de professionnels, elle a également mis à l’épreuve la place du patient et de ses proches dans le partenariat avec les soignants. Des tendances contradictoires ont vu le jour. Pour éviter de saturer le travail des agents de santé et le risque de contagion, certains patients à domicile ont tenté de se prendre en charge pendant plusieurs mois, parfois avec l’aide de leurs proches, mais sans contact avec le corps médical et paramédical. Au contraire, dans certains contextes institutionnalisés (comme les maisons de repos et de soins), des patients ont été privés de contact avec leurs proches pendant plusieurs mois, incitant les professionnels présents à pallier l’absence des proches tout en étant contraints à suspendre certaines tâches de soin. Il s’en est suivi une aggravation des pathologies chroniques et un questionnement par le patient et ses proches du rôle des soignants. La crise se fait ainsi le révélateur d’une demande de reconnaissance accrue du rôle des patients et aidants14, mais aussi des ambivalences qui la traversent. Des études québécoises15 montrent que, du côté des professionnels, les soignants oscillent entre le désir de reconnaitre les compétences des aidants, source de réassurance pour eux, et la conscience de la « charge » que cela fait peser sur les aidants. Pour ces derniers, le vécu est également nuancé, mais le stress prédomine, car cette délégation n’est pas toujours un vrai choix de leur part, mais résulte de la pénurie de soignants et de moyens. La qualité des soins est aussi un enjeu important pour eux : ils ont peur de mal faire une fois placés en situation.
La répartition des compétences au cœur des débats
La pandémie de la Covid-19 agit comme un catalyseur des transformations et tensions en cours autour de la répartition des compétences professionnelles et non professionnelles. Certains transferts de compétences ont été acceptés localement sur une base ponctuelle et informelle, mais leur inscription au sein de réglementations plus générales et pérennes fait débat. Si la crise réveille ce débat, c’est parce que la répartition des compétences recouvre des enjeux liés à la qualité des soins et à l’efficacité de leur délivrance. Le partage des compétences rejoint également des enjeux liés à la reconnaissance symbolique et financière des différents acteurs professionnels et non professionnels, à la place qu’ils occupent dans le soin et l’accompagnement des personnes. Pour ces acteurs qui mettent la relation au cœur de leurs pratiques, la gestion publique ne peut se contenter de « rationaliser » les rapports entre métiers, elle doit s’appuyer sur la confiance et la concertation des différents groupes professionnels comme des associations de patients et d’aidants proches.
Documents joints
- L. Buret, Interdisciplinarité en santé : analyse et perspectives d’avenir pour les professionnels de première ligne, 2020
- L. Buret et al., « Collaboration interprofessionnelle et développement des compétences », Un livre blanc de la première ligne en Belgique francophone, 2020.
- Loi du 6 novembre 2020 relative à l’autorisation des personnes non légalement qualifiées à exercer, dans le cadre de l’épidémie de coronavirus Covid-19, des activités relevant de l’art infirmier.
- Avis 2020-03 du CFAI concernant la loi du 6 novembre 2020 en vue d’autoriser des personnes non légalement qualifiées à exercer, dans le cadre de l’épidémie de coronavirus Covid-19, des activités relevant de l’art infirmier.
- Avis 2020-04 du CTAI relatif à l’arrêté royal d’exécution de l’art. 3 de la loi du 6 novembre 2020 en vue d’autoriser des personnes non légalement qualifiées à exercer, dans le cadre de l’épidémie de coronavirus, des activités relevant de l’art infirmier.
- « À tous nos collègues infirmiers et futurs infirmiers », https://fnib.be.
- Depuis mars 2020, le WP4 Be.Hive récolte des données à propos de l’impact de la Covid sur les collaborations interprofessionnelles en période de pandémie.
- L. Buret et al., op cit.
- P. Nelson et al., “Skillmix change and the general practice workforce challenge”, British Journal of General Practice, 2018/2.
- ACN, « Préparation et administration de vaccin par n’importe qui ! », www.infirmieres.be.
- Arrêté royal du 13 décembre 2020 portant exécution de l’article 3, § 2 de la loi du 6 novembre 2020 en vue d’autoriser des personnes non légalement qualifiées à exercer, dans le cadre de l’épidémie de coronavirus Covid-19, des activités relevant de l’art infirmier.
- L. Demailly, « Le nouveau management public et les particularités des secteurs d’action publique : le cas de la santé en France », Éducation et sociétés, 2013/2, n° 32.
- L. Demailly, « Les métiers relationnels de service public : approche gestionnaire, approche politique », Lien social et Politiques, n° 40, 1998.
- En témoigne déjà l’arrêté royal du 13 décembre 2020 stipulant que les infirmiers et les médecins peuvent apprendre des techniques infirmières aux aidants proches et délivrer une attestation à ce sujet.
- J.-P. Lavoie et al., « Statut des aidants », Santé, Société et Solidarité, n° 1, 2006.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°94 - mars 2021
Introduction
Aidant proche, bénévole dans une association ou un groupe d’entraide, pair-aidant, expert du vécu… Qu’est-ce qui pousse – qu’est-ce qui nous pousse – à un moment de notre vie à endosser un rôle de « soignant » ? Contre(…)
Les groupes d’entraide
Demander ce qu’est la santé mentale, ce n’est pas tout à fait la même chose que de définir la santé mentale, où l’on me récitera le plus souvent la définition de l’Organisation mondiale de la santé.(…)
L’hospitalisation à domicile
Ces soins sont habituellement donnés en hôpital de jour ou lors d’une hospitalisation. Dans le cadre de l’hospitalisation à domicile (HAD), ils sont prodigués au domicile du patient avec la même surveillance et la même sécurité.(…)
Les pairs-aidants
Les pairs-aidants sont des personnes qui ont elles-mêmes vécu l’expérience de la grande souffrance psychique et/ou sociale. Pour faire face à cette grande souffrance, ils ont développé des compétences et mobilisé des ressources. Ils s’en sont(…)
Les experts du vécu
L’expertise du vécu et la méthodologie du service Experts du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale sont mises en œuvre depuis 2005 afin d’améliorer l’accessibilité des droits sociaux fondamentaux, essentiellement dans les services publics(…)
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