Élisabeth Degryse : « Nous devons avoir la capacité de proposer des solutions innovantes »
Elisabeth Degryse, Pascale Meunier
Santé conjuguée n°94 - mars 2021
La vice-présidente de l’Alliance nationale des mutualités chrétiennes rappelle les différents rôles d’une mutuelle. Elle évoque aussi le tournant qu’amorce celle qu’elle représente.
C’est quoi une mutuelle aujourd’hui ? E. D. : J’aime bien définir la mutuelle au départ de trois piliers, de trois actions ou de trois rôles qui sont pour nous essentiels : le rôle d’assureur social, le rôle de mouvement social et le rôle d’entrepreneur social. C’est ce qui articule la mutualité chrétienne et qui nous différencie aussi un peu, je pense, des autres mutuelles. Le rôle d’assureur social est plus que séculaire… C’est notre rôle dans la cogestion de l’assurance obligatoire. Nous sommes partenaires au sein des instances – l’INAMI pour le fédéral, l’AViQ et Iriscare pour le côté francophone du pays –, avec les prestataires, les syndicats et les employeurs, de la gestion des budgets de l’assurance maladie soins de santé. Nous sommes dès lors responsables de la bonne exécution de cette assurance pour nos membres et d’un service de qualité. Nous sommes aussi responsables de l’assurance complémentaire… qui est devenue obligatoire – c’est un peu compliqué, mais disons que l’assurance obligatoire est la cotisation ONSS qui apparait sur les fiches de paie et qui ne passe pas par les mutuelles, et que l’assurance complémentaire ce sont les divers avantages et services qu’une mutuelle peut offrir à ses membres, par exemple le remboursement de la logopédie, de l’ostéopathie, du sport, des voyages scolaires… Cela varie de l’une à l’autre et parfois d’une région à l’autre. À la Mutualité chrétienne, nous essayons toujours de faire des choix de remboursement dans la suite logique de l’assurance obligatoire ou qui ne sont pas ou peu remboursés par cette dernière et qui répondent aux besoins de nos membres. Beaucoup de nos avantages sont conditionnés au fait que les membres aient un dossier médical global, car nous voulons renforcer la relation au médecin traitant et renforcer la gestion des soins par la première ligne. Vous choisissez aussi de ne pas rembourser le ticket modérateur, sauf pour les enfants. Donner le sentiment que l’accès aux soins de santé est gratuit n’est pas un signal positif. Nous voulons mettre en place un système qui offre une meilleure accessibilité financière et à des soins de qualité pour tous. Nous préférons donc intervenir au niveau de notre assurance complémentaire sur l’orthodontie, par exemple, qui coûte extrêmement cher et dont les restants à charge après intervention de l’assurance obligatoire demeurent très importants. Le rôle de mouvement social, c’est un peu votre ADN ? Les premières caisses de secours mutuel datent du milieu du XIXe siècle. Des gens se sont mis ensemble pour cotiser, pour soutenir l’un des leurs au départ de ce qu’on pourrait appeler la santé comme un bien commun. C’est une ressource cogérée par une communauté, et aujourd’hui nous voulons également faire vivre notre mutualité au travers de nos membres. On ne veut vraiment pas devenir une administration, on veut leur laisser une place et on le fait de plusieurs manières, notamment avec nos trois asbl : Eneo pour les personnes âgées, Alteo pour les personnes handicapées ou malades et Ocarina pour les jeunes – Jeunesse et Santé ayant récemment changé de nom. Dans la transformation qui se met en place à la mutuelle, deux courants sont à l’œuvre. Le premier est de faire des gains d’efficience et des économies d’échelle. Nous avons simplifié les lignes pour n’avoir plus qu’une seule direction opérationnelle. Le deuxième courant, c’est de se rapprocher de nos membres, d’aller vers le terrain. Nous avons créé des centres mutualistes de santé, des CMS, qui sont à la fois un bâtiment et une zone. Nos membres y retrouveront tous les services de la mutuelle, le médecin-conseil, le service social, mais aussi les trois asbl que je viens de citer ainsi que les asbl médico-sociales et un coordinateur. Nous allons aussi mettre en place des conseils de participation pour que les membres puissent s’investir dans la vie de ces CMS, faire remonter leurs constats, comme des problèmes d’accès aux soins dentaires pour les enfants par exemple ou d’accès à la contraception… et nous travaillerons à des actions très spécifiques localement. C’est une nouvelle manière de « faire mouvement » ? L’idée est de créer ou renforcer la participation à la vie locale sur tout le territoire. Nous avons besoin de cette fonction-signal qui détecte les besoins sur le terrain. Parallèlement, la Mutualité chrétienne prend position et s’exprime en tant que cogestionnaire de la sécurité sociale et mouvement social sur des sujets porteurs de sens et des positions coconstruites, dans l’intérêt de nos membres. Ce fut le cas dernièrement en brisant le tabou entourant la rémunération des médecins. Rémunération à l’origine d’inégalités entre prestataires et qui ne tient pas compte de critères tels que la pénibilité, les tâches de coordination, etc. En outre, revoir la rémunération des médecins à l’aube des discussions sur le financement des hôpitaux laisse entrevoir la possibilité de supprimer les suppléments d’honoraires, d’augmenter le taux de conventionnement des médecins et de lutter contre une santé à deux vitesses. Comment ce changement est-il vécu ? De huit mutualités régionales qui correspondaient plus ou moins aux provinces, nous passons à huit pôles et à trente-quatre CMS répartis sur les zones des anciennes mutualités. C’est en préparation depuis des années et au 1er janvier 2022 tout sera dans une même structure, mais les changements de mentalité, on commence vraiment à les vivre. Les membres auront toujours leur place, mais ils ne seront plus gestionnaires au niveau des conseils d’administration, car les entités juridiques locales seront dissoutes cette année. Il n’y en aura plus qu’un seul au niveau de toute la Région wallonne. Les anciennes mutualités régionales sont remplacées par des pôles qui coordonnent les CMS de leur province ou région et leurs directeurs n’auront plus le back- office dans leurs responsabilités. La gestion de dossiers sera centralisée, pas physiquement, mais en termes de lignes hiérarchiques. Leur job est de se concentrer sur l’organisation de leur CMS (quatre, cinq ou six en fonction des régions), sur la dynamisation du réseau, la structuration des agences, les relations politiques locales avec la province, les institutions… Ce changement est aussi lié au pacte De Block ? C’est en effet un mouvement de fond qui est lié à la rareté des moyens. On doit faire des économies, on le sait. Le précédent gouvernement a été très dur avec les mutuelles sur la réduction des frais d’administration. Le gouvernement actuel ne semble pas vouloir les réduire davantage pour le moment, mais nous restons prudents, car nous savons qu’avec les milliards investis dans la gestion de la crise sanitaire, il faudra bien que l’on paie l’addition un jour ou l’autre. Mais il y a aussi notre volonté de réinvestir dans le local, il faut que le lien avec le terrain soit fort. C’est un enjeu de réinvestir sur ce qui est essentiel, ce sur quoi nous sommes générateurs de plus-value sociale. Que peuvent apporter les affiliés ? Comment sont-ils sollicités ? La manière de s’engager dans la société a fort évolué. Ce que nous proposons aujourd’hui c’est de l’engagement très local au sein de CMS : animer une séance de sensibilisation sur l’alimentation dans l’école des petits-enfants par exemple, un engagement ponctuel dans sa communauté. Il y a aussi les conseils de participation : s’engager par exemple dans la gestion du CMS autour de la structuration de l’action locale. Et au niveau du pôle, un conseil de l’action locale pilote la coordination : on est dans la gestion plus politique, médico-sociale, transversale, mais pas encore dans de la gestion d’instance d’une entité juridique puisque ça, c’est au niveau de la Mutualité chrétienne que cela se passe, au sein du conseil d’administration et de l’assemblée générale qui gèrent les budgets, les comptes. Nous avons aussi mis en place une nouvelle structure fédérale qui s’appelle le Conseil de la santé et là, c’est de l’engagement politico-stratégique sur la politique de santé de demain. La question qui s’y travaille pour le moment porte sur une vision large de la santé et les déterminants de la santé. Des membres y donnent leur input. Et le rôle d’entrepreneur social ? Entrepreneur ou incubateur ou créateur de solutions sociales… ce rôle est important pour nous. Au départ des besoins que l’on rencontre sur le terrain, nous devons avoir la capacité de proposer des solutions innovantes. Et on le fait depuis très longtemps ! En 1991, deux collègues ont créé un système qui permet aux personnes qui sont seules chez elles d’appuyer sur un petit bouton quand elles ont un problème. On leur répond par téléphone et on leur vient en aide. Vitatel compte aujourd’hui quinze mille abonnés en Région wallonne et une quarantaine d’équivalents temps plein. Nous sommes en train de développer un autre projet, Vivagora, à Walhain où une congrégation religieuse nous a cédé un bâti pour un euro symbolique à condition d’en faire un projet social. Ce sera un habitat groupé à plus-value sociale, des appartements intergénérationnels, des logements adaptés aux personnes à mobilité réduite, etc. Le tout intégré dans la communauté urbaine locale. L’idée est de développer de nouvelles manières de vivre, de fonctionner. Nous pensons que la Mutualité chrétienne est un acteur social ou sociétal qui doit prendre sa place là-dedans. Le pacte De Block contient également un volet contrôle et remise au travail… Nous avançons sur cet enjeu de la gestion de l’incapacité de travail de la manière la plus collaborative possible. D’abord au départ des membres eux-mêmes évidemment, en fonction de leurs besoins, de leurs envies et de leurs capacités. Nous sommes très demandeurs d’ouvrir la réflexion sur la réintégration – je préférerais dire la remise au travail ou la découverte d’un nouveau travail – avec la médecine du travail et avec les médecins généralistes. Le médecin-conseil, en plus de son rôle d’évaluateur de l’incapacité de travail, est un conseiller, un accompagnateur qui suit l’intégralité du parcours durant une incapacité de travail. Il réalise cette évaluation en contact avec le médecin généraliste, le médecin spécialiste ou le médecin du travail. Il envisage, en accord avec le membre, et avec une équipe multidisciplinaire, toutes les actions susceptibles de contribuer à la réinsertion professionnelle. Nous essayons de nous positionner comme partenaires de nos membres, car il y a des gens pour qui malheureusement le monde du travail restera sans doute inaccessible. On sait également que le nombre d’incapacités de travail augmente de manière exponentielle. Les employeurs ont aussi un rôle à jouer. Dès lors, nous essayons de sortir de cette notion de pur contrôle. Le contexte politique actuel y serait plus favorable que lors de la législature précédente ? Je pense que nous sommes en train de quitter la politique de la chasse aux sorcières, aux prétendus profiteurs, mais je pense aussi que nous avons un ministre de la Santé très responsabilisant et que nous sommes quand même dans l’activation. Je pense aussi que l’on sous-estime trop – et quand je dis on, c’est nous, et c’est certainement aussi la sphère politique – les raisons pour lesquelles ces gens tombent en incapacité de travail : l’allongement de la carrière, l’âge de la pension qui recule, toutes les mesures de prépension qui ont été supprimées ces dernières années, les questions du bien-être au travail qui ne sont pas celles dans lesquelles on a investi le plus, et on est très mauvais dans l’innovation sur les fins de carrière. Un deuxième élément, c’est la manière dont on prend en charge ces incapacités de travail. Les médecins voient assez vite si cela va aller, si les gens sauront retravailler ou pas. Mais il y a l’enjeu des moyens pour le faire. Je ne dis pas que ça va être facile, mais je pense qu’il y a aujourd’hui plus d’espace qu’avant pour pouvoir changer la politique, plus d’ouverture à une vraie réflexion de fond sur ce que l’on met en place.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°94 - mars 2021
Introduction
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