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Des noeuds de complexité peuvent donner l’impression que la situation est insoluble. Or, ces difficultés et contraintes sont le terreau de la créativité et le tremplin d’une liberté de sortir du cadre, de changer ses assises pour inventer et emprunter de nouveaux sentiers. Tel est le contexte dans lequel est né le groupe « logementsanté » de Molenbeek-Saint-Jean.

Gabrielle est âgée de soixante-cinq ans. Depuis le décès de son fils, des suites d’une longue maladie, elle vit seule avec son chat, dans son temps à elle, comme suspendue à la date du départ de son enfant. Et ce temps n’est pas forcément le temps des autres. Un, deux, trois loyers de retard, les huissiers sont déjà à la porte, avec les arriérés judiciaires… Une convocation devant le juge de paix où elle se rendra, mais où l’avocat fera faux bond… Quelques mois plus tard, c’est la confirmation de l’expulsion de ce lieu symbolisant tout ce qu’il lui reste. Rodrigo a la quarantaine et est orphelin. Dans la copropriété où il possède son appartement, ses voisins s’inquiètent pour lui, déconcertés par les odeurs qui émanent de son logement situé au rez-de-chaussée et par les cris entendus la nuit. Rodrigo ne leur parle pas, il frôle les murs telle une ombre. Après une fuite dans son appartement et son refus d’ouvrir la porte au syndic et au plombier, il vit sans eau et sans électricité depuis deux ans. Fatima est handicapée à 66 % et souffre de polyarthrite. Il y a des jours où tout va bien et des jours où rien ne va. Il y a aussi ces jours consacrés à lutter contre ses démons : des visages qu’elle voit collés au plafond, des voix qu’elle entend lui dire des choses désagréables et des mains qui tentent de la toucher. Ses hallucinations sont source d’angoisse et de conflits avec les voisins qui n’en peuvent plus. Ces situations où les personnes sont en souffrance, les proches déconcertés et les professionnels parfois bien démunis poussent le conseil consultatif du logement de Molenbeek-Saint-Jean à initier, en septembre 2015, un groupe de travail « logement-santé ». Il est composé d’une dizaine de volontaires, et nous en sommes les coordinatrices. Un écho chez les intervenants À l’origine, ce groupe avait pour vocation de réfléchir aux liens et aux synergies entre les questions du logement et de la santé et aux outils qui pourraient être mis en place. Au fil du temps, le groupe fait d’abord le choix de focaliser son attention sur la santé mentale. La souffrance psychique est en effet partie prenante de nombreuses situations1. Bien souvent, la solitude des personnes fait écho à celle des intervenants, qui ne sont pas toujours informés ni formés à ce type de problématique et ne peuvent pas toujours non plus se reposer sur des structures d’accueil, elles-mêmes submergées. L’idée de « groupe » de travail – et plus tard d’un réseau – trouve sans doute là son essence, comme une réaction salvatrice pour d’une part compenser le désarroi, l’impuissance de l’intervenant et, de l’autre, tenter d’apaiser la souffrance de la personne, toujours au centre de la réflexion. Sans perdre de vue l’idée de (re)construire un réseau social2 autour de la personne en partant de sa demande et de ses ressources personnelles, le groupe se soucie dans un premier temps d’examiner le sens de ses propres réunions et du réseau potentiel qu’il constitue lui-même. Il « raisonne » pour éviter qu’il « résonne », et se prenne les troubles d’autrui en pleines dents. Au gré de ses réflexions et de ses réunions bimestrielles, ce simple groupe de travail devient peu à peu un ensemble de membres en relation, partageant un objectif, une raison d’être, communiquant et interagissant en vue de mener des actions ensemble selon des modalités bien particulières. La cocréation d’un réseau : un processus, une méthodologie Chaque membre, tout en restant dans le cadre de ses compétences et expertises, peut faire part de ses expériences, difficultés, impasses, questions, hypothèses, pistes d’action. Cet échange interdisciplinaire permet à des professionnels aux profils et parcours variés (psychologues, assistants sociaux, fonctionnaires communaux de divers secteurs, médiateurs, médecins, anthropologues, acteurs du logement tels que des représentants d’agences immobilières sociales, de propriétés communales et de sociétés de logements sociaux, etc.) d’éclairer une situation sans porter jugement sur la manière dont le travail a été mené et de faire des suggestions sans sortir de son champ de compétence. Ces échanges se déroulent en cercle et non autour d’une table, tour à tour dans les locaux de chacun, ce qui permet de découvrir d’autres cadres de travail. Le groupe travaille de manière inductive et, peu à peu, ses membres apprennent à se connaitre et à se faire confiance. Des démarches d’entraide et de soutien se mettent en place, de nouvelles visions sont stimulées afin de sortir des voies initialement jugées sans issues.

Des précautions d’usage

Pour échanger, il a fallu vérifier que tous parlaient bien le même langage. Quelques séances ont été consacrées à la définition des concepts de base que sont le « logement » et la « santé ».La définition du trouble psychique qu’avance la Fondation Roi Baudouin résume assez bien notre vision : « un ensemble d’émotions, de pensées, de comportements qui, dans un contexte social donné, limite le fonctionnement personnel et social des individus parce qu’ils s’écartent de la norme. La personne elle-même en souffre. La norme est mouvante et est déterminée culturellement »3. Ainsi la santé est-elle bien plus qu’un bien-être physique ; le curseur de la santé mentale est mouvant en fonction des accidents de parcours et la notion de logement est plutôt à penser en termes de structure « que l’on habite et qui nous habite »4. Des réunions de formation et d’information des membres ont aussi régulièrement lieu afin de renforcer le champ de compétence des différents acteurs (formation de base aux grandes pathologies de la santé mentale et à ses symptômes, information sur les procédures judiciaires potentielles en lien avec la santé et le logement, fonctionnement du Fonds du logement ou des sociétés de logement, clarification des structures de la santé mentale en Région de Bruxelles-Capitale, etc.). La bienveillance est par ailleurs requise, particulièrement lorsque des intervenants témoignent de leur impuissance ou de leurs vulnérabilités. Ce cadre a été cocréé avec le groupe et il est rappelé, validé à chaque réunion. Il prévoit, entre autres, un dépôt factuel de la situation. Une fiche standard de présentation de situation est proposée aux membres qui le souhaitent. Ce dépôt de situation ne peut être interrompu – la parole se donne et ne se prend pas – et il est accueilli sans jugement. Il est réalisé sans nommer la personne, mais émis comme si la personne dont on parle était présente. En outre, la confidentialité des échanges est garantie et formalisée via la signature, en début de réunion, d’un tableau des présences muni d’une clause de confidentialité. Ce dépôt est suivi d’échanges, de questions et de suggestions de la part de ceux qui le souhaitent et dont les propos se limitent à interroger les faits et non l’attitude d’un intervenant. De même et surtout, le respect de la personne est le fil conducteur de la réflexion : elle reste au centre des préoccupations. Ces moments de concertations induisent une sortie des cadres de référence et produisent un changement d’approche de la situation qui peut amener à son déblocage. Cette méthodologie s’inspire grandement de la méthode d’analyse en groupe5 et de la médiation.

Et des astuces

Au gré du partage de ces situations, nous avons humblement dégagé plusieurs constats, pratiques et astuces d’intervention qui sont avant tout des hypothèses de travail examinées par le groupe. Entre autres : -dégager l’intervenant de la « double cas-quette », distinguer les rôles de lien de confiance et de cadre réglementaire ; -prendre le temps nécessaire à l’exploration de la demande et accepter qu’il n’y ait parfois pas de demande ; -explorer les ressources de la personne et ne pas la réduire à son trouble psychique, tenir compte de son éventuel réseau social (famille, amis, voisin, quartier, association, médecin généraliste, etc.) et matériel (ressources financières, logement) ; -rester conscient que les ressources du réseau sont souvent en miroir avec le réseau du patient.

Perspectives

Le groupe de travail s’est agrandi, enrichi au fil des réunions. Il dépasse aussi les frontières communales et accueille une plus grande diversité de structures (communales et associatives, publiques et privées) et de compétences, expériences et formations. Si tout le monde ne participe pas à toutes les réunions, des comptes- rendus exhaustifs permettent la transmission des informations, le maintien du lien et la mémoire des échanges. Aujourd’hui, le groupe est mûr pour entreprendre des actions communes et transversales. Il envisage notamment la création de réseaux d’intervenants volontaires autour de personnes en souffrance, et si possible en présence de la personne en demande. En tant que coordinatrices, nous avons suivi une formation de concertation clinique que nous aimerions partager avec les membres. De leur côté, ceux-ci souhaitent se mettre à la disposition d’autres professionnels (concierges d’immeubles, police, administrateurs de biens, médecins généralistes, bailleurs publics, etc.). Pour cela, un répertoire est en cours de création. Le groupe rédige aussi une charte visant à structurer le processus d’intervention et présenter son travail aux différentes hiérarchies de ses membres. Des liens sont également établis avec d’autres structures, tels l’asbl Norwest, la Clinique de la concertation, le CPAS, etc. Que sont devenus Rodrigo, Fatima et Gabrielle ? Gabrielle vit toujours chez elle. Via un petit réseau d’intervenants et avec son autorisation, le contact a été rétabli avec certains membres de sa famille et des rencontres ont été organisées avec la société de logement. Le processus a pris du temps, mais il n’y a pas eu d’expulsion ; sa famille a avancé le montant des arriérés de loyer. Fatima n’a pas déménagé. Grâce à une aide familiale, une assistante sociale, et avec le recours d’un conseiller en technoprévention, d’une psychologue, de son médecin généraliste et d’un médiateur, elle a appris à gérer ses hallucinations et elle a repris contact avec sa fille et son petit-fils. Rodrigo a décidé de remettre son appartement à neuf et de le louer pour financer sa nouvelle vie dans un centre médicosocial ouvert. Un réseau improbable constitué d’un juge de paix, d’un administrateur de biens, d’un médiateur, d’un gérant de restaurant social, d’un médecin généraliste, de voisins empathiques… et d’une concertation en groupe logement-santé a permis d’arriver à ce résultat après deux ans.

Un tremplin

Ainsi, notre groupe, qui se voulait au départ une simple rencontre de professionnels devant imaginer des pratiques, est devenu un outil en lui-même, un réseau d’intervenants utiles aux situations mêlant le logement et la santé mentale, tant pour les personnes en souffrance mentale et leurs proches que pour les professionnels amenés à les croiser. Cette raison d’être, socle du réseau, est interrogée constamment afin que le groupe en lui-même et son travail soient toujours porteurs de sens.

Documents joints

  1. Selon l’étude de la Fondation Roi Baudouin, Tous fous ?! Parler autrement de la santé mentale parue en 2017, neuf personnes sur dix sont un jour confrontées à un problème psychique, chez ellesmêmes ou chez une personne de leur entourage.
  2. La notion de capital social de P. Bourdieu est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles liées à la possession d’un réseau de relations plus ou moins institutionnalisé (P. Bourdieu, Le capital social, Actes de la Recherche en Sciences sociales, 1980).
  3. Tous fous ?! Parler autrement de la santé mentale, op cit
  4. B. Nicolas, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Labor, 2005.
  5. L. Van Campenhoudt, A. Franssen et F. Cantelli, La méthode d’analyse en groupe, SociologieS mis en ligne le 5 novembre 2009, http://sociologies.revues. org/2968.

Cet article est paru dans la revue:

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