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L’alternative, ce n’est pas que concepts et analyses. Ca se vit. L’absurdité du post-post-modernisme, du monde « entre deux mondes », aussi. Ca se vit. Expérience vécue.

Une réflexion sur les alternatives au monde dans lequel nous vivons ne serait pas complète sans une attention au monde tel qu’on nous le raconte. Pas seulement sur le contenu de ce qu’on nous raconte, mais aussi sur la manière de le raconter. Le premier instrument du pouvoir, c’est bien sûr le langage. Toutes les formes de langage. La culture, au sens le plus large, est donc bien un enjeu fondamental de la mise en question de l’ordre du monde. Et donc, la manière même de laquelle la contestation s’exprime doit être questionnée. Pour exprimer l’alternative, il faut aussi être alternatif.

Contre culture

Le mouvement de ’68 est particulièrement inspirant pour s’en rendre compte. Il s’est développé autour des différents courants de ce qu’on a appelé la contre-culture. A propos d’un de ces courants, qu’il nomme la contestation culturelle, Alain Touraine note : « Cette contre-culture se développe au moment où un changement de culture et de société n’est pas encore accompagné par une transformation de la scène sociale et politique, qui se trouve ainsi vide : les anciens conflits sont pris en charge par les institutions, les nouveaux sont encore confus. C’est en un tel moment qu’apparut ce qu’on nomme le « socialisme utopique ». La contre-culture actuelle se situe dans un contexte analogue. Pas plus que son prédécesseur, elle n’est qu’une simple étape, une forme primitive des luttes sociales ; elle met en cause des aspects fondamentaux de la nouvelle culture, en même temps qu’elle prépare l’apparition de nouvelles luttes sociales »1. Il fallait donc manifester cette manière alternative lors de notre congrès, et il faut en dire quelque chose dans ce cahier. Mais comment parle-t-on d’une manière de changer le monde qui n’existe pas encore ?

Un théâtre post-moderne

Dans son essai sur l’esthétique du théâtre2, Berthold Brecht prend pour point de départ une certaine définition du théâtre. « Le théâtre consiste à fabriquer des reproductions vivantes d’évènements, rapportés ou inventés, qui opposent des hommes. Et cela, aux fins de divertissement. ». En utilisant cette définition, Brecht prend le contrepied de ce qu’on attend de lui. Mais ce n’est que pour couper les ailes à toute possibilité d’une théorie du théâtre qui reposerait sur des préceptes figés. Les reproductions qui sont proposées ne sont pas indifférentes. Elles doivent divertir les femmes et les hommes d’une époque donnée. Elles peuvent parler d’évènements ou de personnages passés, mais leur manière s’inscrit dans la culture d’une époque. Ce que Brecht relève comme caractéristique de son époque, c’est que c’est l’ère scientifique. Les hommes veulent façonner le monde, le plier à leur volonté. Ils regardent de manière critique toutes choses comme transformables. Ils veulent « détourner les rivières, voler dans les airs et se parler à des milliers de kilomètres ». Et Brecht cherche à formuler une esthétique du théâtre de l’ère scientifique, qu’on pourrait appeler moderne. Nous sommes dans une ère qu’on qualifie volontiers de post-moderne. Voire de post-postmoderne3. Quelles en sont les caractéristiques ? Sans trop prendre de risques, on peut avancer que c’est une époque sans repères, où tout semble à la fois déconstruit et inéluctable. Une époque inintelligible, confuse, angoissante, grotesque. N’importe quoi est possible, mais rien n’arrive. Nous avons programmé, en soirée du congrès, un curieux spectacle qui nous paraît susceptible de divertir les hommes et les femmes de notre époque, parce qu’il est de cette nature. Dire que la Keine Frucht Fancy-Fair, de la compagnie du campus a plu à certains et pas à d’autres est endessous de la vérité. C’est l’anecdote. Le spectacle était dérangeant parce qu’il mettait en images, en corps et en paroles (et en odeurs !) cette société qui n’a pas de sens, et dont la finalité unique est le profit. Et chacun-e a réagi à sa manière à la violence de l’image renvoyée. Après une journée de prises de parole, de réflexion savante, de pensée construite, de discours rationnel, il nous a semblé salutaire d’oser ce pont. On aurait pu prévoir un débat après le spectacle. Comme au ciné-club. Un débat pour expliquer. Pour mettre en mots, en belles idées bien ronflantes ce qui essaye de se vivre. De se manifester par d’autres moyens. Mais non.

Coup de gueule

Nous avons aussi voulu clôturer le congrès sur une expérience forte. Parce que nous savons que l’être humain évolue sur trois niveaux : sensoriel, émotionnel, rationnel ; et en articulant ces trois niveaux. Nous avons essayé d’amener les participants qui le souhaitaient à vivre leur élan pour un autre monde. La préparation de ce moment était déjà une expérience en soi. La longue séance de mise au point, sous la direction de Frédéric Hérion, comédien, avait une dynamique bien à elle, en phase avec la proposition. Quelques 150 participants au congrès, assis pêle-mêle dans une grande pièce traversée par une lumière magique, qui construisent peu à peu le sens de leur intervention dans l’espace public. Pas de répétition technique, de consigne formelle, de direction d’acteur. Une entrée concertée, collective, critique et pleine d’humour dans la portée du geste à poser ensemble. Un très beau moment qui se serait suffi à lui-même. Plus tard, devant l’entrée de la gare centrale, un magnifique mouvement, une arabesque, une puissante impulsion de cette foule ordonnée et pourtant diverse, vivante, vibrante, qui se prépare à l’irruption des aveugles dans la banalité du quotidien4. Et puis ce cri magnifique à la fin de l’intervention. Un hourra spontané, libre, lumineux, plein de force, de confiance et de joie. Celles et ceux qui étaient là, pour la plupart, ne sont pas des gens qui crient, des extravertis, des comédiens. Mais dans leur cri, il y avait la même chose que dans leurs débats, les conférences, les réflexions : je rêve d’un autre monde…

Documents joints

  1. Portail universalis, entrée contreculture. Voir aussi Marcuse : l’homme unidimensionnel.
  2. Petit organon pour le théâtre, l’Arche éditeurn, 1978.
  3. Je vous jure que j’ai assisté à une conférence dans laquelle on utilisait ce concept.
  4. Voir la video de la turbulence publique : www. maisonmedicale. org/-Turbulencepublique, 534-.html

Cet article est paru dans la revue:

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