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Il était une fois…


Santé conjuguée n° 80 - septembre 2017

Oui, commençons par cette formule qui nous renvoie à ces histoires qu’on chuchote à nos enfants dans le calme d’une chambre, des histoires qui ne peuvent être racontées que s’ils sont en confi ance, en sécurité, des histoires qui ne peuvent être entendues que si la relation est bienveillante.

La plupart des contes contiennent trois temps : le début est calme ; puis arrivent dangers et menaces. Enfin arrive le héros, chevalier puissant ou petit enfant intelligent, pour combattre le méchant et surmonter les épreuves. Alors, en suivant ce schéma, revenons sur les origines du secret professionnel et son évolution à travers l’Histoire pour mieux en comprendre les enjeux actuels

Temps 1 : le calme

Aider dans la discrétion. Commençons par la première page du livre, commençons par Hippocrate évidemment. Hippocrate essayait de soigner les malades sans invoquer les dieux, en utilisant les quelques données objectives dont il disposait et en laissant le malade au cœur de la relation de soins. Il pose définitivement les bases essentielles de la relation d’aide et des enjeux qui l’entourent. « Dans quelque maison que je rentre, j’y entrerai pour l’utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves. Quoi que je voie ou entende dans la société pendant, ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. Si je remplis ce serment sans l’enfreindre, qu’il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais des hommes ; si je le viole et que je me parjure, puissè-je avoir un sort contraire et mourir dans la tristesse. » Hippocrate a bien compris, en instituant la discrétion, qu’il fallait protéger la personne de toutes pressions sociales et morales : -Pressions sociales, car la société peut porter un regard inquisiteur sur une personne malade qui représente un risque pour son bon fonctionnement. Le malade doit pouvoir se confier au médecin sans crainte de dénonciation. Sans cette garantie de discrétion, le malade resterait avec ses maladies, sans tenter de se soigner ou de gérer les effets de cette maladie. C’est donc aussi pour son propre bien-être que la société fait ce pari de proposer des endroits sécurisés où la personne peut confier ses maladies, ses comportements déviants. -Pressions morales, car le médecin est en situation de force face au malade. Naturellement, le soignant, l’intervenant peut parfois être tenté d’user de cette position de pouvoir et d’influence pour imposer son projet, fût-il pertinent, sur l’autre… Hippocrate demande, impose de ne pas profiter de cette position pour « séduire femmes et garçons libres ou esclaves ! » Autres temps, autres mœurs, mais les enjeux de prise de pouvoir restent évidemment d’actualité, à l’heure où les injonctions d’insertion font loi. Le soignant, avant d’aider, doit s’assurer qu’il ne va pas nuire à la personne. La discrétion l’oblige à laisser le malade maître d’accepter les soins ou de les refuser. Elle pousse donc le médecin à développer une relation respectueuse, dans un dialogue constructif. Hippocrate promet des conséquences terribles aux personnes qui ne respecteraient pas ce devoir de discrétion : honte, tristesse et malheur ! On savait y faire à l’époque ! Pauvre Hippocrate… s’il savait ! Voilà, tout est dit et bien dit. Le secret professionnel, qui dicte le positionnement professionnel des travailleurs sociaux, reprend ces idées fondamentales. Il est inscrit dans le Code pénal. Le secret professionnel positionne bien les travailleurs sociaux dans la sphère de l’aide et de l’accompagnement de la personne dans ses choix. La garantie de la confidentialité sera la condition pour qu’une personne puisse se livrer et réfléchir sur ses problèmes. Thierry Marchandise, ancien procureur du Roi, disait que plus personne ne contestait que l’intervention judiciaire, dans son aspect pénal, n’était pas le seul outil pour régler les conflits de la vie sociale. Des lieux d’écoute et d’aide complètent les lieux habituels de socialisation (famille, école, quartier…). Le travail policier est évidemment utile, incontournable pour qu’une société tourne. Il est le garant des limites décidées par le pouvoir politique. Le système judiciaire travaille sur la personne. Enquêtes, perquisitions, interrogatoires, contrôles… tout un arsenal de mesures pour enquêter, contrôler et faire justice. A ses côtés, séparé par une frontière claire, le travail social permet aussi de faire société, laissant la personne sujet de l’intervention. Le législateur n’a pas voulu que le secret professionnel soit absolu. Il a en effet prévu quelques exceptions qui autorisent l’intervenant à se positionner sans l’accord de la personne, et ce pour protéger une valeur supérieure : l’état de nécessité et l’assistance à personne en danger. Que d’intelligence et de sagesse dans cet article de loi qui contribue au fonctionnement d’une société démocratique et qui dit beaucoup sur ce qu’est le travail social et ce qu’il n’est pas. Mais le calme ne dura pas… Des événements vont marquer la société. Les politiques sociales vont bousculer le travail social.

Temps 2 : les tensions

Travail social et politiques sociales. Nous constatons que depuis les années 90, des politiques sociales sont venues tordre certains principes du travail social inscrits dans les codes de déontologie, en pointant certaines problématiques à traiter. Les pratiques sociales ont ainsi été fortement modifiées par l’apparition de l’aide contractuelle et par la convocation des enjeux sécuritaires dans le travail social. Il est intéressant de s’y arrêter, car les amendements qu’on veut apporter au secret professionnel sont intimement liés à l’évolution des missions qu’on veut assigner aux travailleurs sociaux. Enjeux sécuritaires. Les années 80 ont connu des événements qui ont marqué fortement la Belgique : les tueurs du Brabant, les CCC et le drame du Heysel vont diffuser un sentiment d’insécurité dans la population. Des événements qualifiés d’émeutes dans certains quartiers bruxellois en 1991 et la percée importante du Vlaams Blok aux élections législatives suivantes sont deux événements qui vont déclencher une réaction du monde politique qui décide de développer des dispositifs de type sécuritaire. L’idée principale est que la police ne peut agir seule et a besoin de partenaires pour l’aider à diminuer toutes formes d’incivilité et de petite criminalité, seul prisme à travers lequel est défini le sentiment d’insécurité. Tous les acteurs sont conviés, y compris des travailleurs sociaux. Le concept préalable à cette logique d’action est le paradigme de la vitre brisée. En cas d’incivilité, il faut agir vite afin d’éviter que le désordre ne se répande. Cette théorie a été évidemment critiquée, car elle n’a jamais été suffisamment évaluée objectivement. Outre ces missions sécuritaires, les contrats de sécurité se dotent de missions préventives en matière de toxicomanie, travail de rue, décrochage scolaire et accès au territoire. Les critiques fusent1 : les mendiants, les drogués, les jeunes désœuvrés deviennent un public cible à contenir, contrôler, aider afin de préserver le reste de la population paisible (les familles et les personnes âgées). La sécurité devient le critère essentiel du bien-être dans les quartiers. La limite devient bien trouble entre l’aide et la volonté de développer un sentiment de sécurité dans des quartiers sensibles. Des tensions identitaires apparaissent, parfois de façon exacerbée et passionnelle, chez les travailleurs sociaux. L’intervenant est désormais davantage perçu comme un agent de contrôle social. Réapparaissent évidemment les critiques faites au travail social dans les années 70. En effet, Mai 68 a aussi critiqué les pratiques sociales et ses effets. Le travail social est alors perçu comme « un gigantesque appareil, multiple et diversifié, de régulation2 des situations de crise »3. En aidant les gens à s’intégrer dans la société, le travailleur social permet à la société de fonctionner, de continuer son petit bonhomme de chemin… avec ses normes, ses processus d’inclusion et d’exclusion. Cette fonction de régulation de crise peut être conjuguée de différentes façons : fonction de reproduction, de socialisation, d’adaptation… De l’émancipation à l’insertion. On se souviendra que, suite aux difficultés de financement de l’État-providence, une nouvelle conception de l’État a été défendue : l’État social actif. Cette évolution modifia en profondeur le contexte, le cadre et les missions du travail social. Par la généralisation d’un principe de conditionnalité, l’ayant droit doit désormais accepter des conditions pour être aidé. Il doit se mettre en mouvement et prouver qu’il fait tout ce qu’il a en son pouvoir pour s’insérer au sein de notre société. La notion d’insertion dans la société prend le pas sur l’émancipation de la personne ; le droit d’intégration résultant d’un choix personnel glisse vers le devoir de s’insérer. Des critiques vont fleurir. Derrière des principes qui ne peuvent soulever aucune critique – à savoir la visée d’autonomie, la responsabilisation de la personne, la dignité humaine et la confiance en soi – se cache une ambiguïté au niveau des effets du travail social : plus de contrôle et moins d’aide ; plus d’insertion normative et moins de choix. D’une responsabilité collective face aux risques encourus, on glisse vers une stigmatisation de la responsabilité individuelle. Il existe une propension à chercher dans l’individu tant les raisons qui expliquent sa situation problématique que les ressources à mobiliser pour qu’il puisse s’en sortir. Les politiques d’intégration de l’État social qui visaient l’égalité de tous et touchaient tout le monde se transforment en politiques individualisées avec des dispositifs d’insertion qui visent des catégories nouvelles (les précaires, les « surnuméraires » ou « les normaux inutiles » pour emprunter le vocabulaire du sociologue Robert Castel). Au final, en plus de rendre les personnes responsables de leur situation, ces politiques ont pour effet de fragmenter la société et de mettre en concurrence les publics fragilisés, voire les travailleurs sociaux, eux-mêmes activés, avec leurs publics. Le problème ne réside peut-être pas dans les principes mis en avant par l’État social actif : activation, ressources de l’usager, responsabilisation. Le danger réside dans son application rigide, contraignante et menaçante. Ces deux mouvements, activation et enjeux sécuritaires, montrent bien que les principes fondamentaux de la relation d’aide et du travail social sont bousculés par la vision qu’ont les politiques sociales des problématiques et du travail social. Ce ne sont pas des motivations déontologiques et éthiques qui ont poussé les gouvernements à mettre en place ces dispositifs. S’il y a une prolifération à l’heure actuelle de codes de déontologie, d’articles et de prises de parole, c’est précisément parce que les valeurs fondamentales du travail social sont régulièrement attaquées par d’autres enjeux : rationalisation, paix sociale, judiciarisation de problématiques sociales. Les attentes de certaines logiques politiques à l’égard du travail social sont autres que nos valeurs déontologiques. (R)Évolution du secret professionnel. Différents événements ont aussi amené des changements au niveau du secret professionnel, changements acceptables jusqu’il y a peu, car ils en respectaient l’esprit. Mais les changements récents sont majeurs et viennent rendre caduque l’installation d’une relation de confiance. Ils font évidemment écho aux transformations du travail social qui viennent d’être explicitées. L’ogre et l’hiver font leur apparition… La fin des années 90 a été fortement marquée par l’affaire Dutroux. Le législateur a voulu qu’une attention privilégiée soit portée envers les mineurs. Plus tard, et par la connaissance et la médiatisation de nombreux faits de pédophilie au sein de l’Église catholique, on a étendu cette attention à d’autres personnes dites vulnérables. L’article 458bis ne dénature pas l’esprit du secret professionnel, mais donne d’une certaine manière une officialisation légale au principe d’état de nécessité. C’est une faculté d’informer l’autorité judiciaire qu’il s’agit et non d’une obligation légale, qui plus est assortie de conditions strictes. L’acte d’informer le procureur du Roi ne délie pas le professionnel de porter secours à la victime. Si l’apparition de l’article 458bis n’amène, au fond, que des changements mineurs, l’obligation de parler, instituée par la loi express du 4 mai 2017, apporte un changement majeur, proposant à l’usager et à l’intervenant social un contexte rendant impossible un travail social sur des problématiques délicates. La société se prive, par-là, de lieux d’aide, misant tout sur l’appareil judiciaire. Le ver est dans la pomme ? Un article 458ter est en préparation, rendant beaucoup plus aisées – c’est-à-dire sans l’accord de l’usager – les concertations organisées par la loi. Les cellules de sécurité intégrale locale (CSIL) sont aussi sur les rails, poussant travailleurs sociaux et policiers à collaborer.

Temps 3 : l’arrivée du héros ?

Les attaques sur la levée du secret professionnel sont bien révélatrices des tensions dans le travail social. De nombreux auteurs mettent en garde les travailleurs sociaux de n’être que « des burettes d’huile » pour que le système fonctionne. Le professionnel se trouve dans un paradoxe dont il est difficile de sortir. Dans une relation individualisée, il doit en effet veiller au bien-être de son client, tout en se sentant impuissant à changer les lois, les causes ou le contexte de la souffrance, n’ayant accès à aucun levier de changement. Pourtant, il est agent d’aide individuelle et d’action sociale. Mais comment agir ? En tentant de faire sa part, comme le petit colibri déposant sur le feu quelques gouttes d’eau pour l’éteindre. Quelques pistes pour réintégrer la déontologie dans les pratiques sociales : -Percevoir toutes les marges de manœuvre dans les règles et procédures afin de rendre du pouvoir aux personnes ; -Humaniser son institution en réintroduisant la parole de l’usager et en développant des lieux de réflexion collective ; -Se mobiliser au sein des fédérations ou du Comité de vigilance en travail social. Ne refermons pas le livre du secret professionnel ! L’histoire n’est pas finie. C’est en fait « l’histoire dont vous êtes le héros ». Et pas un héros solitaire ! C’est ensemble qu’il faut agir, se faire entendre et ici, ne pas se taire…

Documents joints

  1. Dewez F., « Quel Type de travail social dans les contrats de sécurité. Étude du disposi􀆟 f d’une commune bruxelloise », in Les cahiers de la FOPES, Presses universitaires de Louvain, octobre 2009.
  2. Régulation : fait d’assurer le fonc􀆟 onnement correct. Le Robert Micro, 1998.
  3. Hengchen B. et Simon D., « Le service social et la rencontre : mise en scène du moi et construc􀆟 on du réel », in Travailler le Social », n°6-7, 2009, p. 62.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 80 - septembre 2017

Introduction

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