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Boucher les trous


Santé conjuguée n° 73 - décembre 2015

Qu’y a-t-il de si compliqué à faire une maison médicale ? En 2006, l’intergroupe liégeois interrogeait Luc Mabille. Il est architecte et professeur à l’Institut supérieur Saint Luc à Liège. Il a travaillé, avec l’équipe, à l’aménagement de la nouvelle maison médicale l’Herma, en 2003. En 2004, il a donné ce projet à ses élèves comme travail d’atelier pour toute l’année. Il a récemment apporté son concours à un atelier de l’Université d’automne de la Fédération des maisons médicales (scénographie de la rencontre). Il essaye de créer à la Fédération des maisons médicales un cadre de rencontre avec les équipes sur les questions d’espace, d’aménagement et d’accueil. Autant dire qu’il commence à sentir ce qu’est une maison médicale. Nous lui avons demandé comment on faisait avec les fenêtres…

En fait, il y a la baie, et il y a la fenêtre. La fenêtre n’existe que depuis cinq siècles. Par contre, la baie, le trou, existe depuis beaucoup plus longtemps. Avant, on le refermait, comme dans les peintures de Breughel, où on décroche la porte ou la fenêtre, qui devient la table. Jusqu’au XIXème, pour la plus part des gens, pas de fenêtre, mais un trou. On n’a que 200 ou 250 ans de vécu social de la fenêtre. On a très peu d’expérience. Passer du trou à la fenêtre change tout. Jusqu’au XVIIème ou XVIIIème, seuls les tenants du pouvoir peuvent boucher le trou avec une fenêtre. Le clergé, l’aristocratie, le sang royal. Après la révolution française, grâce aux évolutions techniques, la bourgeoisie s’empare de la fenêtre. Mettre des carreaux à ses trous devient une démonstration de réussite sociale. L’évolution technologique de la fabrication du verre va être décisive. Au départ, le verre est soufflé, technique ramenée de Chine par les Vénitiens. Jusqu’au XVIIIème, on fabrique une bulle, puis on la coupe, puis on la déplie, et ça détermine une limite, parce qu’au-dessus de certaines dimensions, ça casse. Et on doit inventer un truc pour boucher des grands trous avec des petits bouts : c’est la technique du vitrail. Au départ de cette contrainte technique, on construit alors une esthétique. Par ailleurs, ça implique aussi un coût démesuré. Par exemple, une seule vitre du palais des glaces de Versailles, d’une dimension de 70x90cm coûte quelque chose comme 1an ¾ de salaire d’un ouvrier. Les procédés industriels de fabrication du verre par flottage et laminage vont permettre de faire chuter son prix et de démocratiser des fenêtres de taille importante. La fenêtre permet donc au peuple de vivre mieux à partir du XIXème. Jusque-là, on fait de petites entrées de lumière, parce qu’on ne peut empêcher le froid d’entrer en même temps. De plus, la technique de construction des habitations du peuple ne permet pas des ouvertures importantes. Le trou, jusque-là, était ouvert ou bouché, sauf dans les églises ou les palais. La fenêtre permet de le laisser ouvert à la lumière et fermé au froid. L’église et l’aristocratie perdent le privilège de la lumière divine. On peut noter que c’est à la même époque que Gutenberg imprime la bible et rend possible le partage de sa lecture et donc de son interprétation. Dans le nord, on est à la frontière entre le monde protestant et le monde catholique. Les hollandais ne mettent pas de rideaux et de tentures aux fenêtres parce que, dans la culture des protestants, on doit montrer qu’on n’a rien à se reprocher dans l’attente du jugement dernier, en se soumettant en permanence au regard de dieu. Dans le monde musulman, par contre, le froid n’est généralement pas un problème, et le trou reste ouvert et est garni d’enluminures. C’est vieux comme les chemins de Mons ! Dans la maison médicale, il y a toute la relation à l’ouverture. Il ne faut pas confondre ouverture (la baie) et transparence (la fenêtre). La fenêtre n’est pas permissive. La fenêtre est fermeture transparente. Quand le patient souffrant approche le système de soin, il y a une relation très importante à l’ouverture, à l’accès au dedans, à l’accueil, à la culture, au tabou, à l’échange, à la laideur, au corps, à la beauté. Quant à la fenêtre dans le cabinet de consultation, si on prend le sens XIXème siècle du cabinet, c’est un lieu secret, occulte. On parle de cabinet privé. Le cabinet d’estampes renferme les tableaux érotiques qu’il faut cacher. Le cabinet du ministre est le lieu secret de l’élaboration de sa politique. Et quand on va « au cabinet », on s’enferme à clé. Il y a un paradoxe fondamental à avoir une fenêtre dans un cabinet médical. La lumière ne peut y entrer que de manière très particulière, et le rapport à l’extérieur n’est pas anodin. Si on prend le mot cabinet à la lettre, il ne devrait pas y avoir de fenêtre dans un cabinet médical. C’est en tous cas l’enjeu du patient, qui a besoin de se sentir protégé pour se mettre à nu. Soigner à vue, c’est de l’ordre du miracle. Celui qui montre qu’il soigne se pose en messie. Le cabinet reste dans le secret du corps, de l’âme, de l’esprit, des sens. Par contre, il y a quelqu’un de vivant et de non souffrant qui travaille toute la journée dans le cabinet et qui, lui, a besoin de recevoir la lumière de l’extérieur. L’enjeu du soignant et celui du patient dans l’aménagement du lieu de leur rencontre débouchent donc sur une sorte d’impossibilité, où commence l’architecture. Quand les choses deviennent impossibles, elles deviennent superbes. Et surtout, surtout de la lumière. C’est vieux comme les chemins de Mons… 

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 73 - décembre 2015

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