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Une fine bande de brume translucide à l’horizon

Il fait beau. Et comme bien souvent, Marguerite, tellement plus d’ans que de dents, guette à sa fenêtre le ballet incessant des passants. C’est donc tout naturellement que je fais partie du casting pour la chorégraphie du jour. Son sourire aussi aéré qu’enjôleur me hèle, instantanément suivi d’un salut vocal sous l’emprise incontestable de ’l’herbe à Nicot’. Marguerite est un miracle plus très ambulant, une espèce résistant à tous les envahisseurs, une variété improbable. Comment peut-on encore vivre au XXIème siècle, au coeur de la capitale de l’Europe, sans avoir intégré l’Euro, sans GSM et autres ordinateurs de tous acabits, sans voiture ni toit à soi, et surtout sans le sésame de l’écriture ? Quelle indécence ! Quelle insolence ! Quelle impudence ! On dit de Marguerite qu’elle est à charge de la société (44.5kg après le repas). Qu’elle profite. Certains ajoutent même qu’elle aurait mieux fait de rester dans son pays. Le temps des quelques pas qui me séparent encore de la fenêtre ouverte de son petit sous-sol me sont revenus à l’esprit certains des multiples éléments à sa décharge dans le procès intenté. C’est elle qui a aperçu Chaussette, le chat de l’inconsolable petit Elias, et a permis les émouvantes retrouvailles, elle qui a sagement conseillé Yasmine, l’aide-ménagère qui n’en sortait plus avec son fils adolescent. C’est encore elle qui a montré à Freddy comment économiser eau et électricité pour que facture ne soit plus synonyme de fracture, elle qui a proposé d’héberger les colis en souffrance après le passage du facteur chez de nombreux voisins. Toujours elle qui a appris à Maria comment cuisiner un plat de son pays. Elle aussi qui s’est époumonée à la fenêtre pour signaler l’odeur de brûlé dans l’immeuble voisin. Elle, enfin, que Simon a enregistrée pour faire entendre à sa classe son récit d’ailleurs et d’avant : les gestes lents et nécessaires, l’eau précieuse et rare, le soleil souverain parfois impitoyable, les chants et les fêtes, la vie et la mort, et encore la vie au-delà de l’indicible souffrance. « Bonjour, Marguerite, votre sourire réchauffe encore plus que le soleil ! ». Et de penser à toutes les Marguerite, rêvant qu’il ne soit même pas nécessaire qu’il fasse beau, qu’elles sourient à la fenêtre, que l’on effeuille les pétales de ce qu’elles ont donné ou pourront donner encore. Même pas nécessaire pour gagner au troc solidaire. Pour savoir un peu mieux ce qui les fait vivre, aimer, souffrir. Ce qui les fait résister. Et ce qui les fait mourir.

Il faisait beau, ce jour-là. Je sortis boire ma tasse de ’kawa’ sur le banc. Avec les voisins, Mohamed et Laurence et Rabia et Abdelkhader (eux, ils habitent à ma gauche sur la chaussée de Gand), on s’est cotisés pour installer un banc sur le trottoir devant chez nous. J’avais jeté ma dernière montre cinq ans plus tôt, et depuis, j’attendais chaque jour de voir Jacques me faire signe dans le tram décapoté pour vider le fond de mon ’kawa’ dans le bac à Iris et démarrer. J’appelai les enfants. Un léger vent d’Est amenait une appétissante odeur de pain chaud de la pâtisserie artisanale du coin de la rue. Lucie, la boulangère, fredonnait son air préféré en préparant la deuxième fournée, celle de l’après-midi, pour ceux qui reviennent du boulot à cette heure-là. Les brioches dodues me mettaient toujours l’eau à la bouche lorsque je passais devant la vitrine, mais nous avions déjà déjeuné. On se rendait ’tranquillou’ à la maison médicale… Ca allait faire cinq ans qu’on était passé à l’horaire flottant permanent. Flottant… Il était à peine neuf heures et je songeai que nous avions largement le temps de faire un crochet par Bruxelles-Les-Bains avant d’aller à l’école. Le canal s’écoulait à deux pas de chez nous et ses berges étaient aménagées pour la baignade sur une longueur de cinq kilomètres. Nous empruntâmes la promenade de Molenbeekqui menait directement à la Baie de l’Écluse, là où le canal amorce une courbe, entre Bruxellesville et Molenbeek. Je remarquai un seul petit nuage blanc inoffensif planant au-dessus des anciennes brasseries. Les enfants trottaient sur le sentier, pressés d’aller se baigner. À cette heure matinale, l’eau limpide du canal conservait encore un peu de la fraîcheur de la nuit. Nous enfilâmes nos maillots, tous les trois dans la même cabine. Impatients, les enfants s’élancèrent directement du tremplin, troublant la surface lisse des eaux. Quelques carpes argentées ondulaient, luisant dans les rayons du soleil de juin. De l’autre côté du canal, des camarades de l’école firent de grands signes aux enfants et sautèrent pour nous rejoindre à la nage. Ensuite, ils se précipitèrent tous sur le toboggan. À présent, ils glissaient, en file serrée, tombant les uns sur les autres en criant. Je m’assis sur la margelle et trempai mes jambes dans l’eau tout en continuant à les surveiller d’un oeil. À une centaine de mètres, vers la Porte de Flandres, un célèbre groupe d’octogénaires coiffés de bonnets de bain en latex pratiquait la nage synchronisée sous les directives d’un maître nageur plutôt bien bâti. Il évoluait au bord de l’eau, dans une combinaison de surf noire ajustée. Ses élèves, la tête levée vers lui, pédalaient dans l’eau, exécutant des moulinets avec leurs bras. Ils s’entraînaient pour le spectacle annuel du 21 juillet. À part eux, il n’y avait pas grand monde. J’en profitai pour faire quelques largeurs. J’allai ensuite m’installer sur une chaise longue et fermai les yeux un instant, bercée par une rumeur confuse, où se mêlaient le rire des enfants, le chant des oiseaux et le clapotis de l’eau contre les bords fraîchement bétonnés du canal. De temps à autre, une voiture faisait trembler le pont-levis. Quelques irréductibles persistaient à posséder un véhicule individuel. La petite ceinture était maintenant parsemée d’arbres et des grandes pelouses s’étalaient entre les pistes cyclables et les rails de tram. Nous étions ravis d’habiter à côté de ce grand parc où nous piqueniquions souvent le soir en compagnie desvoisins. À cette saison, l’air sentait bon la verdure, les fleurs et la terre sèche. Le soleil montait et je savais que l’heure de se rendre à l’école approchait.
  • « Venez les enfants, on va se rhabiller », appelaije. Ils firent d’abord mine de ne pas m’entendre.
  • « Venez les enfants, on va se rhabiller, on va à l’école », ajoutai-je pour les inciter à se dépêcher.
  • « Ouii… à l’école ! » crièrent-ils en sautant de joie. J’aimais les accompagnants qui aident mes enfants à découvrir tout ce qu’ils ont besoin pour grandir et devenir curieux. Nous retraversâmes le pont-levis. Les enfants les plus matinaux jouaient déjà dans le jardin de l’école. Une maman taillait la haie. D’autres parents étaient réunis sous le chêne. Je saluai la maîtresse avant de les rejoindre. Ils discutaient de l’aménagement de la cabane dans les arbres. Nous avions tous déjà passé des heures sur ce projet et il était en voie de se concrétiser. Je promis d’apporter mon matériel de menuiserie.
J’embrassai ensuite les enfants, puis je me dirigeai vers les stations-vélo car il était tout doucement temps que j’aille travailler. J’enfourchai un vélo jaune et pédalai allègrement sur la piste de Ninove. À la maison médicale, on m’attendait pour ma demi-journée. L’après midi, j’irais aux ateliers du quartier. En général, je préférais partager mes connaissances en musique, mais je voulais apprendre aujourd’hui quelques recettes pour cuisiner durant les vacances. Mon mari avait décidément pris trop d’avance ! Il allait aux ateliers près de son travail, avec des collègues. J’observai que le nuage blanc s’était effiloché. Il ne formait plus qu’une fine bande de brume translucide à l’horizon. Quelle belle journée, pensai-je en respirant à pleins poumons l’air tiède de cette matinée. Je me demandais dans quel état j’allais trouver mon couple de patients âgés avec leur fils schizophrène. Le quartier avait organisé un travail d’accompagnement. Il y avait des ateliers de peinture, de tricot, d’écriture, des promenades, du jardinage, de sorties diverses, etc. Tout était organisé pour les personnes âgées, les patients psychiatriques, les retraités, tout près de chez soi et accessible à tous. Passer un moment de sa journée, manger sur place, trouver une aide ponctuelle pour réparer une sonnette ou changer une ampoule. Faciliter le quotidien de tous ceux qui en avaient besoin. Je fis les courses avec les enfants en rentrant du sport. La boutique en bas de chez nous était ouverte un peu plus tard, pour ceux qui travaillaient plus loin. Pour payer, j’avais le choix… de l’argent ou du troc ; il y avait toujours quelqu’un qui était intéressé par un objet fait maison ou des oeufs de mes poules… Aurore me faisait signe de l’autre coté de la rue. Elle avait les pommettes roses et l’air heureux. Elle semblait vouloir me dire quelque chose. Oui, les gens dans la rue se connaissent. C’est un quartier d’une ville, mais malgré tout y vivent des humains. Les gens ont simplement le temps de vivre, de s’arrêter et de se considérer. Les GSM ne sont plus que de vieux objets que l’on retrouve chez les grands-mères, pour se souvenir de ce temps. Les gens se parlent, ils s’invitent chez eux, ou chez les autres. Les portes sont ouvertes. Pas besoin de gardiens, de chiens, ni de serrures. Ils communiquent en se laissant des mots sur les valves dans les rues et sur les portes des maisons. Dans le ciel rosé du couchant, pas un nuage. Petite, j’avais souvent peur. J’ai presque oublié ce sentiment. Depuis que les changements ont eu lieu, le monde respire, la planète respire, je respire et c’est bon ! Ensemble, les gens ont décidé ce changement. Ils ont réussi le pari de la vie, ensemble, pour tous.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 54 - octobre 2010

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