Manifeste pauvreté et école, quelles priorités ?
Bernard De Vos
Santé conjuguée n° 54 - octobre 2010
Plutôt que de jouer un rôle majeur dans l’émancipation, dans la prévention des exclusions et dans la réduction des inégalités sociales, le système scolaire perpétue la discrimination en Wallonie et à Bruxelles. Contre cette injustice, les signataires de ce manifeste proposent neuf mesures parmi lesquelles la gratuité de l’enseignement et une réforme de la formation des enseignants constituent les priorités.
La Fédération des maisons médicales a estimé important de figurer parmi les signataires de ce manifeste. Vous trouverez à l’adresse suivante la liste des signataires et la possibilité de le signer. http://www.dgde.cfwb.be/index.php?id=3043#c4535En 2009, le Délégué général a produit un rapport thématique consacré aux incidences et conséquences de la pauvreté sur les enfants, les jeunes et leurs familles, à partir de la parole de bénéficiaires d’une aide sociale dans cinq arrondissements (Charleroi, Tournai, Marche, Verviers, Bruxelles). Ceux-ci montrent, exemples à l’appui, que la pauvreté porte atteinte aux droits de l’enfant dans de nombreux secteurs de la vie en société, et d’abord à l’école. Les critiques portent essentiellement sur le coût de l’enseignement pour les familles, sur la stigmatisation des enfants issus de milieux précarisés et sur leur relégation vers des filières d’enseignement imposées ou non souhaitées. Ces enfants font ainsi l’apprentissage de la disqualification, qu’ils intègrent alors pour la suite de leur parcours de vie, même à l’âge adulte. Dans leur grande majorité, les critiques visent le système et non des personnes ou des corporations en particulier. Pour donner suite à ces constats, le Délégué général a réuni un groupe pluraliste d’acteurs de terrain qui souhaitent interpeler le monde politique sur des actions prioritaires à mettre en place au niveau du système scolaire. L’objectif est de permettre à chaque enfant de développer au mieux ses potentialités, de s’émanciper et de construire la confiance et l’estime de soi qui lui permettront de n’être plus jamais la victime passive des conditions dans lesquelles il est obligé de grandir. Ce manifeste est rendu public alors que le Comité des droits de l’enfant des Nations-Unies presse la Belgique de respecter ses obligations et de « prendre les mesures nécessaires en vue d’abolir les frais de scolarité, de garantir à tous les enfants l’accès à l’enseignement indépendamment de leur statut socioéconomique et de veiller à ce que les enfants issus de familles pauvres ne soient plus relégués aux programmes de l’enseignement spécial » (cfr Observations finales sur le rapport de la Belgique, 11 juin 2010). Dans cet esprit, notre priorité est que l’école, dès la maternelle, constitue un lieu de vie et d’apprentissage qui soit un service public de qualité pour toutes et tous, sans distinction culturelle, philosophique, religieuse, sociale, économique ou financière. Une institution qui mette chaque enfant à égalité dans son parcours vers l’âge adulte et qui accueille chaque famille dans la dignité. Pour ce faire, nous tenons à rappeler cinq principes fondamentaux : 1. L’école, à son niveau de responsabilités, doit jouer un rôle moteur dans la lutte contre les inégalités et pour l’émancipation. En cela, elle lutte contre la pauvreté. 2. La gratuité effective de l’enseignement, en termes de droits de l’enfant, doit être la règle. 3. L’école doit créer du lien et de la solidarité en s’ouvrant au monde et d’abord au quartier dans lequel elle s’inscrit. 4. L’école et les familles, dans leur diversité, doivent être de véritables partenaires éducatifs. 5. Le changement passe par l’implication de tous : acteurs de l’éducation, acteurs du travail, acteurs associatifs et acteurs politiques. Les signataires de ce manifeste demandent donc que soient mises en place, dans les plus brefs délais, les neuf mesures suivantes : 1. Assurer la gratuité effective de l’enseignement fondamental dans notre Communauté. 2. Refonder prioritairement l’enseignement maternel pour qu’il puisse jouer pleinement son rôle d’émancipation sociale. 3. Interdire légalement, dans tous les cas, l’exclusion des élèves de l’enseignement fondamental. 4. Assurer à l’enfant qui rencontre des difficultés d’adaptation pédagogique, un soutien adéquat, avant tout au sein de l’école, le cas échéant, par une aide extérieure. La réorientation scolaire d’un enfant ne peut avoir lieu que si elle s’inscrit dans une dynamique positive pour l’enfant. 5. Réformer la formation de base et continuée des enseignants afin d’y placer l’enfant au centre de la réflexion. Une place de choix doit être réservée à l’approche sociologique des cultures populaires. 6. Valoriser les métiers des professionnels de première ligne. 7. Aménager le temps de travail et les missions des enseignants en tenant compte des collaborations nécessaires avec les autres acteurs de l’éducation qui font de l’enseignement un métier collectif. 8. Veiller à une meilleure intégration de l’école dans les quartiers, en termes d’aménagement des voiries, de propreté, d’accessibilité, de rencontre entre ses acteurs résidants, associations, institutions… 9. Octroyer les moyens financiers et humains nécessaires pour la concrétisation des quatre objectifs généraux du décret « Missions » : -promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves ; -amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle ; -préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ; -assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale. La gratuité de l’enseignement La gratuité absolue de l’enseignement est l’objectif à atteindre prioritairement. Dans un esprit deservice public, il convient que l’État finance les écoles de telle manière que la gratuité soit effective pour tous, les enfants, les familles et les enseignants. Diverses mesures doivent être rapidement mises en application pour atteindre cette obligation : • Organiser le contrôle de l’application effective des règlementations et circulaires relatives aux coûts scolaires et aux avantages sociaux par une instance indépendante chargée de présenter une évaluation régulière et contraignante. • Pour rendre les activités d’ouverture de l’école (culture, sports, classes de dépaysements, voyages…) accessibles à tous, il faut qu’elles soient gratuites. De même, les transports en commun pour ces activités devraient être gratuits partout. • Instaurer un système de paiement des frais scolaires excluant toute intervention directe ou indirecte de l’enfant pour éviter qu’il ne devienne l’otage de la situation financière de ses parents vis-à-vis de l’école. • Interdire la publicité des personnes en difficulté de paiement des frais scolaires et appliquer réellement l’interdiction de sanctions en cas de non-paiement de frais scolaires. La gratuité pour tous et pour tout doit aussi concerner des secteurs considérés comme périphériques à l’éducation des enfants et qui participent à la discrimination dont sont victimes les publics précarisés. Il s’agit notamment des repas, des garderies scolaires ou des coûts de santé liés à l’apprentissage (logopédie, psychomotricité…) et ceux qui relèvent d’impératifs de santé publique (traitements anti poux…).
La formation des enseignants
Il est indispensable qu’un enseignant puisse faire le lien entre les comportements et les difficultés d’apprentissage d’un enfant et la réalité sociale de celui-ci. Un tel objectif ne peut être atteint qu’en améliorant la formation initiale et continuée des professeurs pour y inclure les pratiques de pédagogie active et différenciée ainsi que des apprentissages forts en termes sociologiques. Les attentes des familles pauvres vis-à-vis de l’école restent très grandes malgré les rapports parfois conflictuels qu’elles entretiennent. Les élèves et leurs parents demandent de pouvoir rencontrer des enseignants qui les soutiennent. Une demande qui doit être rencontrée en ajoutant à la formation initiale des périodes de stages en école, en maison de jeunes, en Aide en milieu ouvert (AMO)… Mais aussi une formation plus poussée en sciences sociales qui amène les futurs enseignants à développer une démarche de réflexion sur les différences interculturelles et leurs représentations de l’altérité. Ainsi, la formation des enseignants participera du changement de mentalité réclamé par tous (acteurs du monde de l’éducation, parents, élèves, témoins…) en travaillant concrètement sur les moments de collaboration entre les acteurs du bien-être de l’enfant (dans et hors l’école), les temporalités et rythmes des uns et des autres (enfants et adultes – temps avec les élèves et sans eux). Il faudra, de manière conjointe, travailler sur l’estime de la condition d’enseignant et revaloriser la profession notamment en termes financiers.Conclusions
Notre démarche fait du niveau maternel le laboratoire du changement à appliquer à tous les niveaux d’enseignement. Exiger une gratuité effective pour l’enseignement fondamental, à transposer ensuite progressivement au secondaire et au supérieur, est plus réaliste que de la revendiquer d’un seul coup pour l’ensemble des niveaux scolaires. Il est impératif de faire évoluer les mentalités pour faire de l’enseignement un métier collectif en commençant à la base, avec les plus petits, les plus jeunes. Il est plus facile de réduire les différences si l’on commence tôt car la plupart des apprentissages sont facilités si une prise en charge adéquate se réalise dès le plus jeune âge. Ces priorités ouvrent un chantier décisif pour l’avenir, avec l’application du décret « Missions », un texte remarquable dont la lettre n’est, en grande partie, malheureusement pas respectée aujourd’hui. Les lieux d’accueil de la petite enfance, l’école maternelle et primaire peuvent et doivent jouer un rôle moteur dans la lutte contre les inégalités sociales. Le décrochage scolaire ou la délinquance ne sont, souvent, que les conséquences des rendez-vous manqués dès la naissance. Les mesures que nous proposons peuvent contribuer rapidement à obtenir des résultats dont les conséquences positives se feront sentir partout et pour tous, puisqu’en aidant les plus faibles, c’est toute la collectivité qui progressera.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 54 - octobre 2010
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