Comment les maisons médicales s’approprient-elles les questions de santé et de travail ? Que mettent-elles en œuvre pour prendre en charge les problématiques qui y sont liées ? Les initiatives sont variées, allant de la recherche à l’action. Elles visent aussi les travailleurs… des maisons médicales.
En maison médicale, la pluridisciplinarité favorise les initiatives que des médecins généralistes ont peut-être plus de difficultés à mettre place dans leur cabinet, tant individuellement qu’avec plusieurs patients confrontés à des problèmes de santé similaires. À la maison médicale du Laveu, à Liège, deux expériences ont mis l’accent sur la libération de la parole des patients. « La bibliothèque des Chiroux a lancé un cycle d’ateliers d’écriture et proposé à nos patients d’y participer, de s’exprimer sur leur travail, sur leur malaise par rapport au travail », relate Loredana Tesoro, animatrice en santé communautaire. Leurs textes ont été lus en public. « Des textes qui remettent en question la valeur même du travail, poursuit-elle. Quel est son sens aujourd’hui ? Cela correspond-il à ce que je veux faire de ma vie ? Comment est-ce que je souhaiterais plutôt me réaliser ? Ils nous ont encouragés nous, travailleurs de maison médicale, à multiplier les rencontres entre patients souffrant de problèmes liés au travail parce que les occasions manquent. » Les patients ont aussi nommé les effets positifs de ces ateliers : déculpabiliser, se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls, se rassembler pour mieux voir les possibles, envisager des alternatives, se sentir soutenus. « La maison médicale est un lieu où l’on peut raconter tout ça et où trouver d’autres gens dans la même situation », ajoute l’animatrice, enchainant avec la seconde expérience : la réalisation de capsules vidéo. « On a mis à profit une journée de grève dans le pays pour organiser, entre travailleurs de la maison médicale et patients, des tables rondes sur la perte des droits sociaux. L’idée de mener une action concrète pour transformer l’impuissance et la colère des travailleurs en est ressortie. » Une vingtaine de témoignages ont été récoltés, constituant la matière de deux films sur le travail et sur non-emploi. Les participants font le lien entre une mesure prise par le Gouvernement et ses effets sur leur vie, sur leur santé. Ces vidéos seront prochainement diffusées, notamment avec l’aide de la Fédération des maisons médicales.La tête et le corps
Les actions de santé communautaire développées par les maisons médicales ont un impact direct et positif sur les problématiques de santé au travail. C’est le cas évidemment des activités physiques. Les difficultés des patients s’expriment d’ailleurs parfois plus facilement en dehors des cabinets de consultation. « Mais c’est compliqué de faire de la prévention avec les travailleurs, reconnait le Dr Bernadette Langouche, de la maison médicale La Thyle à Court-Saint- Etienne. Il faudrait développer des activités en dehors des heures d’ouverture de la maison médicale. » Une partie du public cible est néanmoins disponible en journée, comme les travailleurs en période d’incapacité. Chargé il y a quelques années de l’organisation des marches à la maison médicale du quartier des Arsouilles, à Namur, je me souviens d’un patient aiguillé par un collègue médecin. Il y participait régulièrement et abordait sa situation avec d’autres marcheurs. Il disait venir pour s’aérer l’esprit, pour sortir de ses problèmes de boulot. Parler n’est pas facile, il faut aussi trouver le canal adapté à chacun. Et en proposer plusieurs. La Thyle a lancé un groupe de parole sur le burn out. « Nous avons mis ce projet en place il y a près de deux ans avec la psychologue, explique le Dr Langouche. Nos demandes se sont rencontrées : nous, médecins, avions l’impression de recevoir de nombreux patients qui en souffraient. » Tous ne participent cependant pas au groupe de parole. Elle identifie un frein : « Leur situation est difficile à admettre. Il est peut-être plus facile d’en parler dans un colloque singulier que de s’exposer en groupe. » Il y a aujourd’hui une école du dos à la maison médicale du Quartier des Arsouilles. « Beaucoup de patients, notamment des travailleurs, souffrent de maux de dos, constate Marie-Christine Delory, kinésithérapeute. Une partie des cours a trait à la manutention et à l’apprentissage des gestes adaptés. » Comment, par exemple, soulever des charges sans se faire mal. Les maisons médicales Médecine pour le peuple de Seraing et de Marcinelle ont développé une série d’ateliers de prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS). L’un concerne les gestes d’échauffement à réaliser avant le travail pour éviter de se blesser. Un autre vise à augmenter la compréhension des causes des TMS et un troisième a pour objectif de comprendre comment la douleur se crée.Malaises aussi chez les soignants
Les psychologues des maisons médicales de Charleroi ont mené une enquête interne sur la fatigue de compassion des soignants. Elle a mis en évidence les situations difficiles et les types de débordements émotionnels qui en découlent. Émotion et impuissance : « gérer la douleur émotionnelle de la famille. Gérer mes ressentis, car retour vers une situation vécue personnellement ». Dépassement et épuisement : « arrêt cardiaque à domicile. Il a fallu gérer la fille, la petite-fille, l’appel d’urgence, la crise… tout en massant la patiente. Difficile = le poids de la responsabilité. Je me suis sentie en état second les 48h qui ont suivi, autoquestionnement récurrent pour savoir si j’avais commis une faute ». Les difficultés peuvent être attribuées à des problèmes de communication ou d’affirmation de soi, à l’inadéquation des connaissances professionnelles face à une situation ou à sa propre inadéquation en tant qu’individu. Cette enquête a également montré que, dans ces situations, on fait rarement appel à un psychologue extérieur. Les collègues sont un soutien précieux, mais pas toujours : « interpeller à plusieurs reprises l’équipe pour s’entendre dire : ‘continuez’, ‘n’y portez pas attention’, ‘essayez encore un peu’ ». Le recours à un psychologue est plutôt identifié en soutien à la compréhension du patient (« Lorsque j’ai l’impression de tourner en rond, d’être dans une impasse avec le patient ») ou face à un débordement émotionnel (« Si je constate que je n’arrive pas à prendre de la distance. Si j’amène trop de situations à domicile »). À Bruxelles et Charleroi, le groupe sectoriel (professionnel) des psychologues organise des échanges de pratiques sur la prise en charge du burn out. Les questions relatives à la santé et au travail sont aussi abordées en équipe pour clarifier des concepts, comme à la maison médicale Solidarités à Seraing. « L’objectif est de s’informer pour mieux se protéger soi-même en tant que travailleur, mais également pour améliorer la prise en charge des patients », explique Isabella Vetry, psychologue. « Si nous sommes nous-mêmes en burn out, comment aider les patients en burn out ? » reconnait Vanessa Baio, psychologue à la maison médicale La Brèche à Châtelineau. « Le soignant doit faire figure d’exemple, mais il y a un risque de dissonance dans les consultations, explique-t-elle. La relation thérapeutique risque de sonner faux. Il faut de la congruence. » Peut-on se limiter à traiter les symptômes sans prendre en compte le déterminant de la santé qui en est à la cause ? Pas toujours simple de mettre le travail au centre de la consultation… Quelques pistes : -Travailler en réseau. « Nous sommes un service de première ligne généraliste, pas des spécialistes du burn out. Nous accompagnons au mieux les patients, mais nous ne sommes pas toujours outillés pour de telles questions spécifiques. Nous sommes donc preneurs des propositions qui émanent du réseau », dit Loredana Tesoro. -Se former. Mieux connaître pour mieux détecter, mieux prévenir et mieux prendre en charge. Cela passe par la formation des soignants et par la recherche. Les maisons médicales pourraient par exemple orienter les travaux de fin d’études des stagiaires vers cette problématique. Cela passe également par la formation des travailleurs et l’accompagnement de projets internes aux entreprises. -Connaitre l’état de la population. Un encodage standardisé contribuerait à améliorer les connaissances selon les secteurs professionnels, les postes et fonctions des travailleurs. « En matière de santé au travail, il y a un trou, fait remarquer Maxime Coopmans, du C-Dast. Or des données existent un peu partout et mériteraient qu’on y jette un œil. On pourrait aller voir dans les hôpitaux, dans les services d’oncologie par exemple, et examiner le lien avec le travail. Cela permettrait d’identifier des entreprises où il y a des problèmes. » Au niveau des maisons médicales, la dimension travail pourrait être développée dans le logiciel Pricare. -Être en lien avec le monde du travail. Le Dr Philippe Cardon, médecin généraliste à la maison médicale La Bruyère, à Sambreville, est aussi médecin du travail dans l’usine chimique voisine. Avec ses collègues, il a l’occasion de suivre dans l’entreprise et en dehors les travailleurs et leurs familles inscrits. L’implication de l’équipe a permis de développer une attention particulière à la problématique de la santé et du travail, en particulier avec des jeunes médecins. Une démarche fréquente au début des maisons médicales, comme la participation aux formations organisées par les syndicats. -Donner la parole aux principaux intéressés. À Charleroi, l’Atelier Santé regroupe syndicats et acteurs associatifs concernés par la thématique travail et santé. Le Dr Hufkens y participe. Pour lui, être en lien avec le milieu de travail de ses patients est essentiel et contribue à accroitre ses connaissances sur les causes et les conséquences des pathologies concernées, en particulier les troubles musculo-squelettiques : « Je suis plus précis, dit-il. Je connais mieux les limites que le patient ne doit pas franchir. » -Se mettre dans la peau des patients. Le généraliste anversois Egmont Ruelens recevait régulièrement des chauffeurs de bus et de tram au bout du rouleau, se plaignant de stress et de problèmes physiques. Il a pris le volant, lui aussi, pour la société De Lijn. Il le raconte dans son livre Dokter aan het stuur1. « Le premier quart commence à cinq heures, cinq heures et demie du matin et le dernier se termine à une heure, la nuit. Parfois, vous ne disposez que de huit heures entre deux quarts. Beaucoup de conducteurs ont un rythme de sommeil-éveil perturbé. Ceux qui avalent des somnifères somnolent le lendemain… », a-t-il confié au Standaard2. La population active passe un tiers de son temps au travail, ce qui en fait un déterminant incontournable de la santé. En maison médicale, la thématique santé/travail se manifeste à différents niveaux : dès l’accueil, au cours des consultations, dans le cadre d’activités dédiées à une problématique ou à un symptôme lié au travail ou à d’autres déterminants de la santé comme le lien social ou l’activité physique.Santé et travail : du grip dans les rouages Entre ces deux secteurs, les rapports de cause à eff et ne sont pas fluides. Pour quelles raisons ? Manque de prise et impuissance. Quand il n’y a pas de solution, le médecin peut craindre de faire aveu de faiblesse devant son patient et de voir remises en cause plus largement ses compétences professionnelles. Cette crainte peut entrainer une prise de distance du soignant par rapport aux situations rencontrées et donc entraver l’action. Méconnaissance de la problématique On constate un certain défi cit de formation des médecins, mais aussi des patients. L’étude de Dublin3 montre que le Belge se rend moins compte que ses voisins européens de l’impact délétère de son travail sur sa santé. La prise en compte du travail comme un déterminant important de la santé ne semble ni naturelle ni automatique. Méconnaissance des procédures. Lourdeur administrative, longueur et complexité des procédures, multiplication des expertises et des contre-expertises… il faut du courage pour se lancer dans ces démarches, en plus parfois d’une lutte quotidienne contre la douleur et la maladie. Par ailleurs, les dossiers sont souvent individualisés, étudiés au cas par cas, diminuant la prise de conscience collective de la problématique. Manque de relais Le tissu institutionnel et associatif spécialisé est peu développé. Balle au centre Les patients se trouvent à la croisée de trois branches de la médecine aux avis parfois diff érents : médecin généraliste, médecin du travail et médecin-conseil. Aux rôles parfois contradictoires – soigner, juger, prévenir, contrôler… – et aux limites parfois fl oues entre la sphère professionnelle et la sphère privée. Le travail a-t-il encore un sens ? « La rentabilité fi nancière prime, constate Loredana Tesoro, travailleuse en santé communautaire à la maison médicale du Laveu. De plus en plus de gens viennent nous voir pour des problèmes de burn out sans mettre le mot dessus. Des gens qui sont fort investis et à qui on demande de plus en plus de résultats dans des temps de plus en plus réduits, avec de moins en moins de moyens. Ils sont pris dans une spirale, dans cette course à la productivité et fi nissent par perdre complètement leurs repères. » Elle évoque également le climat de compétition et d’individualisme dont souff rent les patients. « Ils ont peur de perdre leur emploi. Ils acceptent en quelque sorte d’entrer dans ce cercle vicieux de pression, de dévalorisation, plutôt que d’essayer de se rapprocher d’autres collègues pour voir si le sentiment est partagé ou de s’orienter vers leur syndicat. Nos kinés en témoignent, tout cela se traduit par des tensions au niveau du corps. » Un désintérêt politique ? Les problèmes de santé et travail coûtent cher. La facture se répartit entre la société (médicaments, allocations, prise en charge), l’entreprise (manque à gagner, frais de remplacement, augmentation des risques, frais de formation) et le travailleur (perte de revenus, frais de traitement). Le système réglementaire en place (obligations, contrôles et sanctions) est-il suffi samment strict pour contraindre les employeurs à l’action ?
Une position privilégiée
La relation de confiance thérapeutique et le travail en équipe font des maisons médicales des acteurs bien placés pour assurer un rôle grandissant de prévention, de soin et de relais avec le monde du travail. De plaidoyer aussi. Les équipes se préoccupent également de la question pour elles-mêmes – comme tout travailleur – et c’est sans doute un point de départ nécessaire. Peu disposent malheureusement de données sur la prévalence des problématiques qu’elles rencontrent ou sur les métiers exercés par leurs usagers. De telles informations favoriseraient pourtant la structuration des actions existantes ou la création de nouvelles, adaptées. En attendant, des maisons médicales pointent l’augmentation de la fréquence des problématiques rencontrées et leur transformation. Elles évoquent la fragmentation et la précarisation des parcours professionnels, la compétition accrue entre travailleurs, au niveau sociétal, et entre travailleurs et non-travailleurs. Une approche globale et intégrée de la santé nécessite de tenir compte de la somatisation de la souffrance liée au (non)travail et à la compétition généralisée, mécanisme du néolibéralisme abordé dans notre dossier de mars4. C’est ce qu’ont souligné les intervenants au dernier congrès de la Fédération des maisons médicales5, en proposant un renforcement des alliances entre les acteurs de la santé et du travail. C’est aussi un rappel du sens de notre projet politique pour un changement de société, au-delà du système de santé.Documents joints
- E. Ruelens, Dokter aan het stuur. Undercover als buschauff eur, Lanoo, 2017.
- V. Beele, « Huisarts gaat undercover als buschauff eur », De Standaard, 12 octobre 2017.
- Fourth European Working Conditions Survey, European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, 2007.
- Mécanismes-Idéologies néolibérales et soins de santé, Santé conjuguée n°78, 2017.
- Retour vers le futur, 18 novembre 2017, Charleroi.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°81 - décembre 2017
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