« Si je ne reçois pas mes papiers, je reste dans
la rue, il y en a qui finissent clochards, qui se
mettent à boire pour oublier, à voler pour
vivre… je ne veux pas… » (un gréviste de la faim
mauritanien, rue Royale 2008).
Les personnes sans-papiers qui sont au coeur
du drame que représente une grève de la faim
ont derrière elles un long trajet. Elles sont,
parfois depuis des années, repoussées à la
marge, sans recours face à des institutions
qu’elles craignent et qu’elles fuient – et dont,
en même temps, elles attendent l’indispensable
« laisser passer » qui leur permettrait d’entrer
dans une société dont elles ne désirent pas
s’exclure, bien au contraire.
Le paradoxe est que, lors d’une grève de la faim,
tout le monde (grévistes et intervenants) est
obligé de faire une certaine confiance à ces
mêmes institutions, puisqu’elles seules ont le
pouvoir d’arrêter la catastrophe. L’ensemble des
acteurs découvrent brutalement jusqu’où peut
aller la dureté d’un système dont ils n’avaient
bien souvent jusqu’ici qu’effleuré la sauvagerie.
Les acteurs qui accompagnent une grève de la
faim tentent de limiter les dégâts et ils y
parviennent dans une certaine mesure. En aidant
les grévistes à obtenir quelque chose, c’est
surtout le rôle des avocats. En les aidant à tenir
le coup sur le plan de la vie quotidienne, c’est
surtout le rôle que veulent prendre les
« voisins » ; sur le plan de la santé, c’est le rôle
des médecins.
Ce que tentent ces acteurs, quel que soit leur type
d’intervention, c’est d’aider les grévistes à ne pas
sombrer, en s’adressant à eux comme à des
humains dignes de considération. Il me semble
indispensable d’intervenir dès le début, quelle
que soit la place choisie, pour tenter, malgré tout,
de tisser quelques liens de confiance et de
reconnaissance. J’ai pu mesurer, par les contacts
que j’ai gardés par après avec certains grévistes,
par les contacts qu’ils ont gardés avec certains
médecins devenus leur soignant de référence, à
quel point les paroles dites, les gestes posés dans
ces moments extrêmes, permettent de sauver
quelque chose, si peu que ce soit.
Mais cette intervention est extrêmement
difficile : les acteurs professionnels ou non qui
se risquent sur cette scène sont d’emblée
profondément affectés au niveau émotionnel ;
mais, étant donné l’urgence, la méfiance et
l’obscurité du déroulement des faits, il leur est
difficile de gérer les émotions qui les traversent.
La grève de la faim implique une intense
proximité : physique puisque les grévistes
mettent leur corps à l’avant-scène et exposent
en quelque sorte leur intimité aux intervenants ;
psychique puisqu’ils exposent dans le même
temps leur impossibilité à vivre dignement – et
aussi parce que l’angoisse, la dépression, les
troubles cognitifs surviennent plus ou moins
rapidement. La charge émotionnelle est donc
puissante ; mais le contexte est tel que les
intervenants n’ont pas de lieu – ou très peu –
pour pouvoir gérer cette charge, pour élaborer
leurs limites, pour trouver la juste distance.
La question de la place, la place laissée, donnée,
imposée, refusée, est centrale dans ce genre de
situation. Et il y a en quelque sorte un effet de
miroir : les grévistes revendiquent une place
autre que celle qui leur a été jusqu’ici assignée,
et ils se heurtent au refus qui leur est opposé
par le pouvoir. Les intervenants, eux, prennent
une place hors cadre, ou, dans le cas des
médecins, se voient assignés à une place qu’ils
ne souhaitent pas avoir. Pour tous les
intervenants, il est difficile de percevoir à quelle
place ils sont affectés, assignés. Il leur est tout
aussi difficile de rester à la place qu’ils se sont
assignée à un moment donné, ou d’être en accord
avec la place, variable, que leur donnent les
différents acteurs du drame.
La fin de l’action est parfois brutale
(évacuation), et toujours obscure, effilochée.
Même si une promesse de papiers est faite, ces
papiers arriveront au compte-goutte, de
manière individualisée, laissant traîner
l’incertitude pendant des jours.
Eventuellement, les occupants doivent quitter
les lieux après la grève, sans avoir encore reçu
de papiers. La fin de l’histoire est donc floue,
incertaine, et il est dès lors très difficile de
gérer la fin, la séparation. Il n’y a souvent aucun
rituel partagé permettant de clôture cet épisode
douloureux.
Si le drame que représente une grève de la faim
impose donc sans aucun doute d’intervenir, on
ne peut que constater qu’il est quasi miraculeux
que, dans un tel contexte, les intervenants
arrivent à préserver quelque chose de l’humanité
des grévistes, et de leur propre humanité.
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