La consultation « sans argent »chez le généraliste : débat
Santé conjuguée n° 72 - septembre 2015
Pouvoir consulter le médecin généraliste sans débourser : une nécessité, dit un groupe de médecins, experts et de terrain, dans une carte blanche publiée le 15 avril (Le Soir). Oui mais… répond Pierre Drielsma, permanent politique à la Fédération des maisons médicales. Les deux voix s’expriment ici.
Pas un luxe mais une nécessité : la carte blanche
Près de 900.000 Belges ne vont pas consulter le médecin pour des raisons financières. Chaque année, 900.000 Belges renoncent à au moins une consultation chez leur médecin généraliste pour des raisons financières. Selon une étude récente financée par la Commission européenne et relative aux soins de santé primaires, sur les 31 pays européens, la Belgique, par ailleurs le cinquième le plus riche en Europe, se situe seulement à la vingtième place. La Belgique est encore un des rares pays européens où la consultation chez le médecin généraliste est payante. La consultation « sans argent » chez le médecin généraliste (tiers-payant et suppression du ticket modérateur) n’est pas seulement nécessaire, elle est aussi possible, rentable et elle améliore la qualité de notre système de soins de santé. À partir du premier juillet 2015, dans le cadre de la médecine générale, le tiers-payant, c’est-à-dire le remboursement des prestations des médecins directement par les organismes assureurs (les mutuelles) deviendra obligatoire dans notre pays pour tous les patients bénéficiaires de l’intervention majorée (le statut BIM). Cette mesure constitue l’occasion de généraliser ce système, conjointement à l’abolition du ticket modérateur. L’ Association belge des syndicats médicaux (ABSyM) s’oppose au principe du tiers-payant obligatoire en première ligne, dans la foulée du mouvement des médecins défendant la même position en France. L’ABSym suggère même le boycott de cette obligation du tiers-payant pour les patients moins nantis. Selon ce syndicat, seul le médecin peut décider si tel patient peut bénéficier ou pas du tiers-payant. L’ABSyM craint que la généralisation du tiers-payant ne conduise à une surconsommation de soins, à une augmentation de la charge administrative pour les médecins et à des retards dans leurs remboursements. L’accès à des soins primaires de qualité est un facteur complexe et multifactoriel, mais le fait que le payement direct du prestataire au moment de l’acte y joue un rôle particulièrement important est incontestable. Concrètement, le système de la consultation « sans argent » chez le médecin généraliste peut être rapidement mis en œuvre, et ce, de deux manières différentes : soit par l’application généralisée du tiers-payant associée à l’absence de ticket modérateur, soit par le système de paiement forfaitaire dans lequel les mutuelles versent mensuellement un montant fixe par patient directement à la pratique de médecine générale. Le médecin directement payé par la caisse maladie Les caisses maladie paient directement le médecin généraliste par voie électronique. Celui-ci n’a donc plus besoin de remplir une attestation de soins et de percevoir le montant de la consultation de la main à la main, ce qui prend en moyenne une minute et demie c’est-à-dire environ 10% de la consultation. De son côté, le patient n’est plus obligé de se munir d’argent pour se rendre chez son médecin, ni de se faire rembourser dans un deuxième temps par sa mutuelle. En cette ère numérique, les mutuelles et l’INAMI peuvent régler les factures beaucoup plus rapidement et de manière plus efficiente par l’utilisation de la télématique. Le principe de la consultation « sans argent » brise certaines barrières d’accès aux soins et en améliore la qualité en encourageant les soins par échelons. Une grande proportion de patients qui arrivent aux urgences des hôpitaux par exemple, pourrait être traitée par leur généraliste. La dernière Enquête nationale de santé de 2013 montre que seulement 24% des consultations chez le spécialiste se font sur référence du généraliste. C’est pourtant ce dernier qui gère le Dossier médical global du patient, qui a une relation de continuité et de confiance au long cours avec lui, et qui le connaît globalement, non seulement sur le plan de sa santé physique mais aussi dans ses dimensions psycho-sociales. Il est donc a priori, sauf exception, le mieux placé pour décider quels soins sont nécessaires, si un spécialiste doit être consulté et lequel. Une première ligne très accessible y garantit une prise en charge plus globale et plus efficace. Mais les médecins spécialistes y trouvent aussi des avantages : ils peuvent se concentrer sur leurs tâches professionnelles spécifiques et bénéficient d’une meilleure collaboration avec les médecins généralistes. Une première ligne « sans argent » ne conduit pas nécessairement à la surconsommation. Une étude comparative entre les pratiques financées par un système forfaitaire (où les patients viennent donc « sans argent ») et les pratiques classiques, a montré que les patients du premier groupe ne consultent pas plus fréquemment. Tout abus, du chef du médecin ou du patient, pourrait d’ailleurs être facilement détecté et corrigé au niveau des payements par le traitement électronique des données. Un monitoring et une évaluation continue sont de plus utiles pour améliorer la qualité des soins. Enfin, l’étude de la Commission européenne a bien montré que le problème de la sous-consommation de soins en première ligne est bien plus important que celui de la surconsommation. La consultation « sans argent » chez le médecin généraliste est également un principe efficient car il coûte relativement peu et présente beaucoup d’avantages. Le montant total du ticket modérateur pour les consultations et visites à domicile s’élève à 170 millions d’euros par an, ce qui correspond à 15% du budget de la médecine générale et 0,6% du budget total de l’INAMI. Ce coût est probablement immédiatement récupéré par la réduction de la perte évitable actuelle de temps liée à la paperasserie et la bureaucratie chez le médecin, le patient, l’assurance santé et l’assurance maladie, mais aussi secondairement par l’utilisation plus rationnelle de la deuxième ligne et des services d’urgence, enfin par les bénéfices liés à l’amélioration de la continuité des soins et de la prévention. Comme le montre l’Enquête nationale de santé, le nombre de jeunes qui consultent pour un bilan de santé préventif annuel chez le dentiste a spectaculairement augmenté, passant de 63% à 80%, grâce au remboursement complet jusqu’à l’âge de 18 ans. La consultation « sans argent » diminue les inégalités On observe de plus en plus d’adhésion au principe de la consultation « sans argent » chez le médecin généraliste. Récemment ont été publiés plusieurs documents de vision pour l’avenir de nos systèmes de santé : Together we change à l’initiative des professeurs de médecine générale des facultés néerlandophones, ou les conclusions de l’Expert Panel on Effective Ways of Investing in Health de la Commission européenne. Tous recommandent l’abolition du ticket modérateur. D’un autre côté, le Réseau belge de la lutte contre la pauvreté et les différents réseaux apparentés, d’autres organisations de la société civile, le Livre blanc de Médecins du Monde et l’INAMI plaident pour une généralisation du système du tiers-payant. Au plan international également, les mêmes plaidoyers sont exprimés très clairement, comme dans le rapport de l’Organisation mondiale de la santé 2010 sur le financement des soins de santé. Et le directeur général de l’Organisation, Margaret Chan, déclare sans ambages que les paiements personnels sont inacceptables en première ligne. La consultation « sans argent » chez le médecin généraliste est aussi plus juste : parce que le coût total de ces soins doit être totalement pris en charge par l’assurance maladie financée conjointement par les mécanismes classiques de redistribution et de solidarité de la sécurité sociale et de l’impôt. Ces mécanismes diminuent les inégalités, au moins dans l’accès aux soins primaires, et augmentent l’universalité de notre assurance maladie basée sur la solidarité. C’est pour ces raisons qu’Albert Frère ne devrait pas non plus payer sa consultation chez son médecin généraliste, ou que Bill Gates aurait droit aux mêmes tarifs préférentiels en cas de maladie chronique, et c’est en vertu de ces mêmes raisons d’universalité qu’Albert Frère et Bill Gates doivent payer justement leurs impôts. L’accessibilité financière complète en première ligne ne devrait donc pas être un privilège, mais une nécessité et un droit pour tous.Bien sûr mais…
Pierre Drielsma, médecin généraliste, permanent politique à la Fédération des maisons médicales. « Il ne faut pas ériger sa propre impatience en argument théorique ! » (Friedrich Engels)… Et Dieu sait si nous sommes impatients depuis tant d’années… Une consultation « sans argent » chez le généraliste, bien sûr, mais comment procéder pour éviter d’éventuelles conséquences qui seraient pires que le mal qu’elle désire abattre. Non seulement, l’accès aux soins de première ligne devrait être gratuit, mais l’accès aux soins de seconde ligne également pour autant qu’il s’agisse d’un renvoi circonstancié par le médecin généraliste titulaire du Dossier médical global. Mais la médecine générale est une profession très malade, surtout au centre et au sud du pays. Ce qui explique les réactions assez différentes à l’obligation d’appliquer le tiers-payant pour les bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM). Il faut faire bien attention de ne pas tuer le malade, même dans l’espoir de le soigner. La médecine générale est une profession blessée dans son amour propre qui cherche désespérément la lumière. La contrainte n’est pas la bonne manière de parler à quelqu’un qui cherche le respect, même en agitant le chiffon rouge de gains économiques éventuels à la clé. Car l’homme vit d’abord de dignité avant de pain. Le texte propose la généralisation de cette obligation à tous les malades et y ajoute de surcroit l’abolition du ticket modérateur. Pour de nombreux généralistes, ce ticket modérateur dérisoire (1€ pour les BIM) est une forme d’injure… Même les généralistes les plus favorables au tiers-payant, parlent d’une aumône. Comment faire comprendre à une profession méprisée par les facultés de médecine (de l’avis unanime de mes stagiaires en l’an de grâce 2015) que la perte de leur valeur monétaire peut, pour un bon judoka, se muer en un avantage décisif dans la concurrence que leur impose la pléthore de spécialistes en Walbruxie. Qui va payer ce ticket modérateur ? L’INAMI ? Je crois fréquenter depuis assez longtemps cette noble institution pour penser que l’on ne va pas dégager la somme nécessaire en deux coups de cuillère. Car pour un comptable, les économies à venir sont une pure hypothèse. Quand les maisons médicales forfaitaires, ont demandé l’immunisation des mesures Anselme1 en matière de ticket modérateur, tout le monde a dit que nous avions raison, hélas nous n’avons jamais vu un Kopek… Certains médecins manient l’outil informatique avec dextérité et souplesse. Mais nombre d’entre eux peinent sur la télématique. Car la télématique ça ne fonctionne pas toujours… L’informatique est encore loin d’être un long fleuve tranquille. Et si l’INAMI ne finance pas le ticket modérateur, les généralistes ne le sacrifieront pas. Mais bien sûr, nous sommes d’accord : la gratuité réalise une forme d’échelonnement partiel. Nous l’avons démontré avec le forfait à la capitation. Mais ce n’est pas absolu, il existe encore des comportements qui court-circuitent le parcours intelligent à travers le système de santé. L’absence de différence de consommation entre l’acte et le forfait me parait légèrement optimiste comme on peut le voir dans les statistiques issues des travaux du service d’études de notre Fédération (2011)2. La différence de contact entre les maisons médicales et leur correspondant est de près de 1 contact par an, soit un surtravail de 20 à 25 %. Heureusement, en partie compensé par une forte diminution des visites de confort. On pourra dire qu’il s’agit d’un rattrapage de soins abandonnés, peut-être, mais avec une profession en rétraction démographique, ça va poser problème. Enfin, il ne faut pas esquiver le risque de dérive de la gratuité à l’acte. En effet, on se retrouve avec deux agents économiques qui peuvent réciproquement augmenter leur utilité au détriment d’un tiers (-payeur). C’est la raison pour laquelle les mutualités chrétiennes temporisent à l’INAMI pour éviter la généralisation de l’autorisation (pas l’obligation) du tiers-payant. Nous pensons qu’il faut une action multidimensionnelle si on veut réformer le système de santé et permettre l’accès aux soins pour tous, ne pas toucher qu’un mécanisme, le payement. Dans les pays où la première ligne est gratuite, cela s’accompagne de l’inscription (titularisation), d’un paiement mixte et adapté et souvent, d’une prise en charge en pratique de groupe. Pour réaliser l’accès aux soins pour tous, il faut investir dans la première ligne, favoriser la pluridisciplinarité, la qualité et l’évaluation permanente. Il faut poursuivre la réforme du paiement des médecins généralistes en accroissant les forfaits et les incitants. Il faut généraliser l’échelonnement soft, et autoriser sa répétition justifiée. En conclusion oui à la gratuité, mais une gratuité intelligente qui rentre dans un plan global de réforme de la première ligne de soins et pas une gratuité au rabais comme un cache-sexe sur un chancre qui poursuivra la dévalorisation de la médecine générale à ses yeux et sa lente agonieDocuments joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 72 - septembre 2015
Les pages ’actualités’ du n° 72
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