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L’évaluation, une démarche militante


Santé conjuguée n° 41 - juillet 2007

De sa naissance à aujourd’hui, le mouvement des maisons médicales a été et demeure un laboratoire de la santé. C’est pourquoi la culture de l’évaluation y a toujours été très développée. Une précision cependant s’impose : cette évaluation se veut non pas un instrument de contrôle mais un outil d’amélioration de la qualité au service des usagers.

Les premières maisons médicales, nées dans les années ’70, se sont d’emblée préoccupées d’évaluation : elles ne voulaient pas rester dans la marginalité, mais bien proposer un nouveau modèle, lui donner droit de cité. Pas évident : il y avait peu de bonnes fées autour du berceau, plutôt des Carabosses -un corps médical hautain, agressif, voire injurieux. Faire de la médecine avec les gens ? Naïf ! Donner plus de poids à la médecine de famille ? Communiste ! Soins de santé primaires ? Médecine primaire ! Diminuer les dépenses soi-disant inutiles ? Scandaleux ! La santé n’a pas de prix ! Conseil de l’ordre, condamnations ! Difficile de concevoir aujourd’hui l’aspect novateur du projet, la violence des oppositions rencontrées. Dans ce contexte, évaluer, c’était une manière de se faire entendre : face à des mandarins tout puissants et bardés de certitudes, il fallait des arguments rigoureux, et des appuis en dehors de la corporation. Il y avait bien sûr des références étrangères ; et une bonne marraine auprès du bébé, le Groupe d’Etudes pour une Réforme de la Médecine (GERM). Cette association, qui rassemble des regards multiples (généralistes, spécialistes, paramédicaux, sociologues, journalistes…) se livre à une étude théorique et militante du « système » de santé belge, libéral, hospitalocentrique, focalisé sur l’aspect biomédical de la santé. Certains de ses membres actifs dans le Tiers-Monde veulent définir un système apte à délivrer des soins de qualité accessibles et acceptables pour l’ensemble de la population. Tiers-Monde : rareté des ressources, il faut tout construire. Que ce soit pour le Tiers-Monde ou la Belgique, les pionniers du GERM et des maisons médicales soulignent que la santé -physique, psychique, sociale – est une notion éminemment subjective, et qu’elle est en même temps profondément liée aux conditions de vie, aux inégalités sociales ; elle échappe donc, en grande partie, à la compétence médicale. Ils disent aussi que, pour améliorer la santé de tous, il faut changer la société. S’allier avec d’autres acteurs sociaux, avec les gens : car ils ont un savoir, des ressources, des valeurs, des projets de vie non réductibles à l’approche médicale. Foisonnement d’idées. En commun : un combat politique pour plus de justice sociale, un combat pour s’imposer, ici et là-bas. Nécessité de conceptualiser, d’expérimenter, d’évaluer, pour démontrer la pertinence du modèle et le faire reconnaître officiellement. En Belgique, les résultats d’évaluations et d’études menées en commun (le GERM bénéficiant du terrain des maisons médicales) sont diffusés à travers un réseau de contacts (universités, administrations, cabinets, INAMI, mutualités, etc.). Le modèle, c’est celui des soins de santé primaires : « un ensemble de services et d’activités, un niveau de soins, une stratégie et une philosophie ». Concrètement : une équipe pluridisciplinaire, proche de la population, considérant la personne dans sa globalité et sa singularité ; qui propose des soins curatifs et préventifs accessibles à tous, démédicalisants et participatifs, ainsi que des services, des activités concernant diverses dimensions de la santé (animations, groupes de parole, écoles de devoirs, activités communautaires autour de la santé et des conditions de vie). Dans les années ’80, vient l’expérimentation, par une partie des maisons médicales, d’un mode de financement forfaitaire conçu avec le GERM et reconnu par l’INAMI, système lui aussi novateur, et honni par les médecins libéraux : dérive communiste ! Concurrence déloyale ! Pour le faire reconnaître, il faut en évaluer la viabilité financière et définir certains paramètres : population prise en charge, nombre de contacts curatifs. On est toujours dans une évaluation « militante ». Pour que le système puisse s’étendre. Le dossier santé informatisé (conçu par la Fédération comme un outil avant tout utile à la prise en charge individuelle) facilitera le recueil de ces données.

La participation des patients : au centre du projet

L’écoute des patients est inhérente au projet, dès le départ : ils ont des choses à dire, tout est nouveau, il ne faut pas se tromper. Sans l’appui des patients, le projet ne pourra pas se développer, ou mal : la participation des gens est donc un objectif en soi. Des comités de patients se créent, fonctionnant selon diverses modalités : participation aux assemblées générales et/ou au conseil d’administration de la maison médicale ; organisation d’activités créant des liens entre les patients et des échanges avec les soignants autour de la santé, du soin… Les comités de patients sont des lieux institués de questionnement, d’échange, d’évaluation : ils veulent « proposer à l’équipe un retour, une évaluation de sa pratique professionnelle… donner leur avis sur tout ce qui concerne la qualité et la quantité de soins qu’ils sont en droit d’attendre des travailleurs de la santé ». Au fil des années, les patients voudront construire de nouvelles alliances, pour agir sur le système de santé à des niveaux dépassant l’équipe locale. C’est ainsi que se crée en l999, à partir du comité d’une maison médicale, la Ligue des Usagers des Services de Santé, qui a fédéré les associations de patients existantes (environ 200). La LUSS est, depuis, devenue un interlocuteur reconnu par les Ministères de la Santé au niveau fédéral, régional et communautaire, qui lui confient diverses missions et lui demandent des avis. Elle est présente dans plusieurs institutions, où elle représente le point de vue de l’usager. Cette institutionnalisation de la participation des patients peut être considérée comme un très beau succès en la matière. Les comités de patients ne se sont pas généralisés à toutes les maisons médicales, pour des raisons présentées dans un article précédemment paru ; mais d’autres formes de participation, d’autres modalités de participation des patients à l’évaluation, ont toujours existé. Impossible de les présenter toutes ici (le lecteur se réfèrera aux numéros 4 et 25 de la revue Santé conjuguée).

Evaluation des aspects non curatifs

Dans les années 90, quelques soignants se questionnent : aidons-nous vraiment les gens à vivre mieux, à éviter la maladie, à en limiter les conséquences ? Où en sommes-nous en matière de prévention ? Pour le savoir, il faut associer les patients à une large évaluation du projet, 20 ans après ses débuts. Une étude est menée par la Fédération en collaboration avec l’Ecole de Santé Publique de l’ULB, auprès des soignants et des patients de plusieurs maisons médicales. Un des résultats de ce travail est le constat que, malgré les principes de base, les soignants hésitent encore à aborder la prévention en l’absence de demande, alors que les patients ont des attentes mais souhaiteraient que les soignants fassent le premier pas… Bref, un malentendu qui incite la Fédération à mettre en place, avec le soutien de la Communauté française, un programme spécifique : Agir Ensemble en Prévention (aujourd’hui rebaptisé Espace Promotion Santé). Les questions soulevées par les soignants au sujet de la prévention sont complexes : comment prendre en compte les enjeux collectifs tout en respectant le sujet ? Proposer une prévention non totalitaire, qui ne médicalise pas la vie ? Que proposer concrètement aux patients ? Comment identifier ce qui est utile, efficace, contre-productif… ? Curatif, préventif, santé communautaire… comment articuler, comment s’organiser ?

S’orienter dans la complexité : l’assurance de qualité

Ces questions sont mises au travail selon une démarche d’assurance de qualité qui invite les acteurs d’un projet à en questionner le sens, à le structurer, à définir des objectifs pertinents et un cadre d’évaluation permettant de réorienter le projet au fur et à mesure. Un outil est élaboré avec les équipes : le « carnet de bord en assurance de qualité », pour faciliter la mise en oeuvre de la démarche sur le terrain. Une approche réflexive Premier trait fondamental de la démarche (et de l’outil) : dès le départ, les équipes sont invitées à réfléchir aux critères sur lesquels elles se fondent pour définir la qualité de leur travail. Ces critères touchent autant à des valeurs fondamentales (équité, acceptabilité, satisfaction des patients…) qu’à des principes d’organisation (pluridisciplinarité, permanence, subsidiarité), et à des aspects de la qualité spécifiques aux soins de santé primaires (globalité, continuité, intégration, accessibilité). Il y a une quinzaine de critères, issus de la littérature sur les soins de santé primaires mais aussi de la charte des maisons médicales et des pratiques de terrain : ils constituent donc un bagage commun aux maisons médicales, même si toutes ne se sont pas encore vraiment approprié la démarche. Soulignons que certains critères consistent à définir dans quelle mesure une pratique est acceptable pour les patients, favorise leur participation active et leur semble adéquate, satisfaisante. Les patients ne peuvent donc qu’être associés à l’action et à l’évaluation, c’est un critère de qualité en soi. Un processus cyclique Deuxième trait : la démarche intègre les aspects de construction et d’évaluation du projet, dans un processus cyclique. Les indicateurs d’évaluation s’élaborent en interaction avec la définition des objectifs et des activités ; l’évaluation se fait tout au long du déroulement, le bilan de chaque étape permettant d’orienter la suivante. Evaluer pour évoluer Troisième trait : il s’agit clairement d’une auto-évaluation réflexive (pouvant être accompagnée par un externe), qui ne part pas d’une nécessité de contrôle. « Evaluer pour évoluer », sans enfermer la pratique dans des critères pré-établis : la démarche part d’un questionnement des acteurs, qui veulent mieux comprendre leur pratique, l’améliorer, pouvoir l’expliciter et en parler avec d’autres, en valoriser la pertinence. Une culture d’évaluation Ce qui nous semble intéressant, c’est que, quel que soit le point où se trouve chaque équipe, le travail qu’elles ont réalisé jusqu’ici avec -ou sans – la Fédération a permis d’élaborer des points de repère, des méthodes partagées, qui favorisent les échanges et dès lors, la construction d’une culture de questionnement des pratiques, dans une diversité de pensées, d’approches, de méthodes. Une culture commune se développe à travers séminaires de formation, clubs de réflexion, colloques, congrès, publications…

L’évaluation et le politique

On sait que l’évaluation souhaitée par les décideurs est souvent perçue par les intervenants comme un contrôle abusif, même s’il leur semble légitime que les décideurs, redevables de l’utilisation des budgets publics, aient des éléments de compréhension et d’évaluation des activités de terrain. Signalons que les maisons médicales ont une situation légèrement différente de celles d’autres secteurs psycho-sociaux, puisque la plus grande part de leurs ressources ne provient pas de subsides mais du remboursement des soins par l’INAMI. Elles ont donc une plus grande indépendance que d’autres secteurs entièrement subsidiés. Il y a néanmoins des comptes à rendre, dans le cadre des aspects subsidiés ainsi que dans celui du forfait, évoqué ci-dessus. Plus récemment, les Régions wallonne et bruxelloise ont décidé de subsidier l’élaboration d’un tableau de bord destiné à fournir certaines informations utiles aux politiques de santé dans le cadre d’une mission attribuée par décret aux maisons médicales (et souhaitée par ces dernières) : la constitution d’un observatoire de la santé à partir des soins de santé primaires. Le tableau de bord consiste en une définition d’indicateurs pertinents qui peuvent être récoltés à partir de l’encodage des données dans le dossier santé informatisé. Ce projet ne vise pas à évaluer la qualité des activités, mais le recueil de données à destination du politique soulève toujours des réticences… Dès le départ, les équipes ont souligné la nécessité qu’il respecte leurs exigences éthiques, qu’il soutienne le projet des maisons médicales, qu’il soit pertinent par rapport à leurs réalités de terrain et utile à leur auto-évaluation interne, et que l’analyse des données recueillies se fasse en concertation avec la Fédération et les équipes. Nous pensons pouvoir dire que ce projet de recueil de données, encore débutant, se développe actuellement dans ce sens. En conclusion, nous pensons qu’une évaluation doit être, en grande partie, construite par les acteurs, qu’elle doit avant tout leur être utile à eux, répondre à une question qu’ils se posent, et se faire dans un contexte de non jugement, un contexte où les personnes se sentent en sécurité. L’adhésion à une éthique et un but communs, de même que l’adoption de points de référence, de critères communs, nous semblent indispensables dans cette perspective. Il est probablement indispensable que des acteurs expérimentent l’évaluation de cette manière pour qu’ils puissent mener par la suite un dialogue constructif, éclairé et vigilant avec le politique. La première étape de ce dialogue est la mobilisation active des acteurs autour de la construction des critères et des outils d’évaluation, ainsi que dans l’analyse des résultats, deux démarches indispensables pour rendre compte de la complexité de leurs pratiques. Comme l’a très bien dit le rapport des Assises de l’ambulatoire, il faut défendre « des modalités d’évaluation qui permettent de rendre compte de façon durable de la complexité du réel, qui ne procèdent pas par réduction simplificatrice et qui n’oblitèrent pas le langage et le débat par des mécanismes techniques de délestage de la parole ».

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 41 - juillet 2007

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