Améliorer l’accès à la justice des plus vulnérables
Élise Dermine, Emmanuelle Debouverie
Santé conjuguée n°92 - septembre 2020
En s’inspirant du modèle des maisons médicales ? À l’heure où le droit se complexifie, l’accès au conseil juridique est essentiel pour comprendre ses droits et les exercer. Le droit à l’aide juridique est consacré dans notre Constitution. Il s’agit d’un droit fondamental « pivot » parce qu’il doit permettre aux individus de faire valoir leurs autres droits fondamentaux. Un système d’aide juridique qui ne permet pas un accès efficace au conseil juridique aux plus vulnérables participe ainsi à leur appauvrissement et à leur exclusion sociale.
Dans une étude réalisée en 2018-20191, nous avons montré que le système belge d’aide juridique de seconde ligne2, qui permet d’avoir accès à un avocat gratuitement ou partiellement gratuitement, présente des failles structurelles à l’égard des personnes vulnérables. Nous avons formulé des recommandations pour y remédier. Notre proposition s’inspire notamment du modèle des maisons médicales.
Qu’entendons-nous par « personnes vulnérables » ?
Il s’agit des personnes qui, à un moment donné de leur vie, font face à plusieurs problèmes sociojuridiques qui risquent de les mener ou de les maintenir dans une situation d’exclusion sociale. La survenance d’un problème sociojuridique (une séparation, un licenciement, un fait infractionnel, l’exclusion du chômage, l’illégalité du séjour, etc.) en entraine souvent d’autres (problèmes de logement, recouvrement de dettes, autres faits infractionnels, difficultés familiales, etc.), ce qui peut conduire à une situation d’enlisement et d’exclusion sociale durable. D’après les statistiques de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, plus de 10 % des bénéficiaires de l’aide juridique ont des dossiers dans différentes matières du droit et font donc face à plusieurs problèmes juridiques. Il s’agit évidemment de la pointe de l’iceberg : les personnes les plus vulnérables n’ont en effet souvent pas les ressources nécessaires pour conceptualiser leurs problèmes du quotidien comme étant d’ordre juridique ou comme étant susceptibles d’être réglés en consultant un avocat.
Pourquoi le système actuel d’aide juridique de seconde ligne est-il insatisfaisant ?
Dans le système d’aide juridique de seconde ligne, tant le mode de désignation des avocats que leur mode de rémunération apparaissent inadaptés pour assurer un service de qualité aux personnes vulnérables. Une désignation d’un avocat spécialisé par problème juridique. Actuellement, les prestations d’aide juridique de seconde ligne sont accomplies par des avocats de pratique privée inscrits sur la liste des avocats pro deo. Les justiciables qui recourent à l’aide juridique se voient désigner un avocat par problème juridique. Les désignations sont généralement faites de manière aléatoire sur la base de la liste des avocats pratiquant l’aide juridique, en fonction de leur spécialité. Ainsi, si un justiciable fait face à plusieurs problèmes juridiques, il aura souvent autant d’avocats que de spécialités concernées. La spécialisation est utile, car elle est gage de qualité des services d’aide juridique. Elle est d’autant plus nécessaire au regard de la complexification du droit. Mais elle a un coût pour les personnes qui font face à plusieurs problèmes juridiques. D’une part, elle a pour conséquence la multiplication des renvois vers d’autres intervenants lorsque les problèmes juridiques rencontrés par le justiciable ne relèvent pas ou qu’en partie de la spécialité de l’avocat, ce qui risque d’induire un découragement. D’autre part, elle implique le risque que certaines situations ne soient analysées que sous le prisme d’une spécialité et que certains problèmes juridiques ne soient pas détectés ou pris en charge. Une indemnisation à l’acte. L’indemnisation des avocats pro deo est fonction des prestations qu’ils ont accomplies dans les affaires pour lesquelles ils ont été désignés. La nomenclature octroie un nombre de points déterminé pour chaque type de prestation. La valeur du point est arrêtée chaque année. Les avocats sont ainsi rémunérés suivant un système de points, qui se rapproche du paiement à l’acte pour les médecins. Ce système d’indemnisation pose trois types de difficultés. Premièrement, la nomenclature arrêtée ne prend pas en compte le temps d’écoute pour comprendre et analyser des situations de vie complexes ni pour expliquer, rencontrer, rassurer et accompagner la personne dans ses démarches. Cela a pour conséquence que les avocats travaillent « à perte » lorsqu’ils défendent certains publics vulnérables qui, par leur situation de crise, demandent beaucoup de temps, d’écoute et d’attention. Deuxièmement, le système de points n’incite pas les avocats à collaborer entre eux, ou avec des assistants sociaux ou du personnel médical. Le temps passé à cette collaboration n’est en effet pas indemnisé. Les avocats, agissant chacun dans le cadre restreint de leur désignation, n’ont ainsi généralement pas la possibilité d’établir une stratégie cohérente de sortie de crise pour leur client, en prenant en compte sa situation globale, soit l’ensemble des difficultés juridiques et sociales auxquelles il fait face. Troisièmement et enfin, la nomenclature se concentre sur les prestations judiciaires et indemnise peu les prestations préventives et précontentieuses (avis juridique, négociations informelles, règlement amiable, etc.). Des problèmes juridiques qui auraient pu être résolus en amont ne sont ainsi souvent traités que lorsque l’affaire est portée devant les tribunaux.
Quelle est notre proposition ?
Pour aider les personnes vulnérables, l’aide juridique doit être adaptée à leurs besoins. Elle doit être proactive, flexible, capable de comprendre et prendre en compte les causes et conséquences sociales de leur situation juridique. Elle doit être accessible, culturellement et physiquement à ces populations et aux associations de terrain qui les soutiennent. Les personnes vulnérables exposées à un risque de désaffiliation sociale durable ont besoin de beaucoup plus que des réponses juridiques ponctuelles et segmentées. Elles doivent pouvoir bénéficier d’une aide globale pour régler une situation multidimensionnelle. Sur la base de ce constat, nous avons proposé un modèle de cabinets pluridisciplinaires exclusivement dédiés à l’aide juridique et à la défense des personnes vulnérables. Ces cabinets regrouperaient des avocats et des assistants sociaux au sein d’une même structure, sous forme d’asbl. Ces cabinets développeraient une approche systémique, sociale et juridique, des problèmes de leurs clients. Pour ce faire, ces cabinets sortiraient du système de désignation d’un avocat par problème juridique. C’est ici l’ensemble du cabinet qui serait désigné (plutôt qu’un avocat) pour une personne (et donc l’ensemble de ses problèmes juridiques). Par ailleurs, les avocats de ces cabinets sortiraient du système d’indemnisation via les points et bénéficieraient d’un revenu mensuel fixe. Nous proposons la création de quatre cabinets pilotes, dont l’activité serait évaluée après cinq ans, avant d’envisager une extension de l’expérience.
Quelles similarités avec les maisons médicales ?
Notre proposition s’inspire de systèmes d’aide juridique à l’étranger, mais également, dans le domaine des soins de santé, du modèle belge des maisons médicales. Ce modèle s’est développé pour répondre aux insuffisances de l’institution de la santé dénoncées dans les années 1960. Il nous a intéressées, car les insuffisances relevées comportent de larges similarités avec les difficultés pointées en matière d’aide juridique. Épinglons trois caractéristiques empruntées aux maisons médicales dans notre proposition. –Pluridisciplinarité et approche holistique. Les maisons médicales ont mis en place un modèle de soins qui implique de considérer les problèmes d’une personne dans leurs dimensions physique, psychique et sociale. Les équipes sont pluridisciplinaires : elles sont composées de professionnels de la santé, d’assistants sociaux ou encore de psychologues. Nous imaginons un système dans lequel les cabinets d’avocats seraient composés d’avocats spécialisés dans les différentes matières qui concernent le plus souvent les personnes les plus vulnérables. Ils comprendraient également des assistants sociaux ou encore des psychologues, qui collaboreraient afin d’offrir une stratégie globale de sortie de crise aux justiciables. –Un modèle de financement adapté aux objectifs poursuivis. Le mode de financement à l’acte privilégie le colloque singulier (sans dimension collective), la nomenclature curative (n’intégrant pas la prévention) et l’intervention ponctuelle (sans continuité). Le modèle alternatif du financement au forfait soutient en revanche le développement d’échanges et de travail en commun entre les membres de l’équipe puisque l’argent revient à la structure et non au prestataire. Libérées de la nomenclature, les équipes médicales peuvent par ailleurs renforcer l’axe de médecine préventive. En matière d’aide juridique, nous imaginons que les avocats des cabinets dédiés à l’aide juridique sortent du système d’indemnisation via les points et bénéficient d’un revenu mensuel fixe. Ils pourraient alors s’atteler à l’élaboration, avec l’équipe du cabinet, d’une solution générale à la situation multidimensionnelle de leurs clients sans penser, consciemment ou non, à la valorisation de leur travail dans le cadre de la nomenclature. –Ancrage local. Les maisons médicales se caractérisent par un ancrage territorial et culturel fort au sein d’un quartier, par exemple via la participation à certaines activités du tissu associatif et impliquant, d’une façon ou d’une autre, la santé des habitants. Parce qu’elles sont proches des populations qu’elles desservent, les maisons médicales sont plus facilement accessibles et sont aussi en mesure de mieux comprendre cette population et de développer des campagnes de promotion de la santé, par exemple par des actions dans les écoles et auprès d’autres associations du quartier. Nous imaginons un système dans lequel les cabinets d’avocats sont implantés dans un arrondissement où un besoin particulier a été identifié. Ils sont géographiquement et socialement proches de leur public. Ils sont en contact régulier avec les associations locales de lutte contre la pauvreté et les maisons médicales. Leurs structures développent ainsi une connaissance approfondie des problématiques rencontrées par les personnes les plus vulnérables. Elles peuvent dès lors contribuer à la défense des droits des personnes les plus vulnérables en général et au-delà des situations individuelles. Tout comme le projet des maisons médicales avait au départ fait l’objet de craintes, et même de critiques vives en interne parmi les médecins, le projet des cabinets pluridisciplinaires suscite actuellement d’importants débats au sein des barreaux. Avec cinquante ans de recul, le modèle des maisons médicales fait aujourd’hui consensus. Il a prouvé ses mérites en termes d’accessibilité et de qualité des soins de santé, mais également au niveau de son efficacité. Nous espérons qu’une expérience-pilote de cabinets pluridisciplinaires d’aide juridique pourra prochainement être lancée et, qui sait, étendue, si les résultats sont positifs. Il convient en tout cas de faire suite aux appels lancés à de multiples reprises par les associations de lutte contre la pauvreté ces dernières années et de tenter des réformes de l’aide juridique pour améliorer l’accès à la justice des plus vulnérables.
Documents joints
- Étude sociojuridique et de droit comparé concernant un projet pilote de cabinets d’avocats dédiés à l’aide juridique, mars 2019.
- Il faut distinguer l’aide juridique de première ligne et l’aide juridique de seconde ligne. L’aide juridique de première ligne consiste en un premier avis juridique assuré par des avocats ou des associations et accessible gratuitement à l’ensemble de la population. L’aide juridique de seconde ligne vise les prestations juridiques plus complexes ; elle est uniquement prodiguée par des avocats et n’est accessible qu’aux personnes à faibles revenus, soit gratuitement ou partiellement gratuitement en fonction de la hauteur de leurs revenus.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°92 - septembre 2020
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