Quelques fils rouges pour éclairer le récit qui va suivre.
Une grève de la faim :
c’est d’abord une mise en jeu du corps,
corps déjà marqué par le parcours
antérieur des grévistes ;
c’est un moment de rupture profonde dans
le trajet d’une personne, à plusieurs niveaux ;
c’est une situation empreinte de
violence : dans son origine, son déroulement
et son issue ;
enfin, c’est une action de parole ; une action
qui vient mettre en avant une parole qui n’a
pas jusqu’ici, été entendue - et qui la
plupart du temps, ne le sera pas.
La personne qui fait une grève de la faim se met dans une situation de très grand danger : non seulement physique, mais aussi psychique : l’échec de son action la fait rentrer, après une période d’une intensité inouïe, dans la solitude, les circuits administratifs mortifères, la prise de conscience de l’indifférence et du rejet dont elle a cru pouvoir sortir, l’attente, indéfinie… La plupart des grévistes de la faim dans les situations que j’ai rencontrées (et tous à Saint- Gilles) sont des hommes, vivant de travaux manuels réalisés dans des conditions de sécurité et de confort lamentables en regard des lois protégeant les travailleurs légaux. Comme pour beaucoup de gens en situation de précarité ou de pauvreté, le corps des sans-papiers est avant tout un instrument de survie, il n’y a guère de temps et de moyens pour prendre soin de soi au-delà de cette survie.
Même s’ils bénéficient de l’aide médicale urgente (AMU - voir encadré page 27), les soins courants leur sont largement inaccessibles. Au- delà des aspects financiers, il s’agit aussi de l’accueil qu’ils reçoivent dans les services de soins, parfois clairement discriminatoire ou empreint de difficultés de communication dues à la langue mais aussi à la culture : manière de déposer la plainte, d’interpréter les symptômes, croyances indicibles, recours à des pratiques traditionnelles. Beaucoup d’éléments restent obscurs pour les soignants face auxquels les grévistes ne se sentent pas « bien traités ».
Le rapport au corps - et le corps lui-même - est donc marqué par nombre d’éléments contextuels entourant l’exil, particulièrement chez les personnes en situation illégale. Tout se ligue pour que leur corps n’ait pas la même valeur que celui des citoyens appartenant à la société d’accueil.
C’est précisément le corps qui est mis en avant dans une grève de la faim. Il est utile de décrire brièvement l’évolution médicale : en cas de jeûne complet, une série d’étapes chronologiques se succèdent systématiquement. Il est à noter que beaucoup de grévistes présentent, souvent d’emblée, un mauvais état général rendant ces différentes étapes plus rapides et plus sévères.
Sur le plan métabolique, le corps a besoin d’un apport énergétique minimal, de 1200 à 1800 kcal/jour, essentiellement sous forme de glucose.
Les différentes phases se présentent comme suit :
La première phase, d’habitude assez courte,
se caractérise par la consommation des réserves
en sucre (glycogène), réserves peu importantes
et destinées à faire face à des besoins
énergétiques ponctuels.
La deuxième phase correspond à la
consommation des graisses (lipides) ; sa durée
est très variable et dépend de la masse grasse
totale : elle sera donc potentiellement longue chez
les obèses, beaucoup plus courte chez les grévistes
maigres au départ.
La troisième correspond, elle, à la consommation
des protéines, et touche donc les tissus « nobles »
de l’organisme de manière progressivement
irréversible.
Sur le plan clinique :
Les premiers jours sont d’habitude assez bien
supportés, malgré la sensation de faim et des
spasmes gastriques importants, symptômes qui
disparaissent après une dizaine de jours.
Ensuite et jusqu’à 3-4 semaines de jeûne, le
poids diminue de manière régulière (10-20 kg
en un mois), et plusieurs symptômes pénibles
se développent : hypotension avec vertiges
surtout en position debout (forçant à la position
couchée), bradycardie (coeur lent), diminution
de l’activité, des capacités de concentration et
de réflexion, fatigue extrême, douleurs
musculaires, diminution de la température
corporelle, hoquet, crampes abdominales,
insomnies, maux de tête.
La phase de maladie apparaît ensuite, avec des
dégâts parfois irréversibles : vomissements,
ictère (jaunisse), problèmes d’audition et de
vision (vue double, hémorragies rétiniennes
conduisant à la cécité, mouvements oculaires
anormaux puis paralysie), hémorragies des
gencives et de tout le tube digestif, lésions
cutanées, troubles du comportement et lésions
cérébrales.
La dernière phase (terminale), pouvant
commencer dès le 40ème jour : euphorie,
confusion, somnolence, troubles respiratoires
et coma, le tout pouvant entraîner la mort en
quelques heures.
Il faut noter que d’autres complications
peuvent apparaître, de manière non systématique
mais parfois très précoce : altération de la
fonction rénale, hypertension artérielle, troubles
métaboliques (ioniques), convulsions, délire,
lésions cérébrales (encéphalopathie de
Wernicke), oedèmes de carence, etc.
Après 3-4 semaines, débutent des altérations des
fonctions cognitives ; elles sont probablement
renforcées par l’« effet de groupe », et le peu
sinon l’absence d’espoir de solutions dignes
entrevues par les grévistes si rien ne se décide.
Des manifestations dépressives apparaissent de
manière progressive, menant à des positions
politiques extrêmes de plus en plus fermes quant
à la poursuite du jeûne…
Aucun gréviste de la faim n’a jamais survécu plus de 70 jours, la majorité pas plus de 50-60 jours, en fonction de l’état physique de départ. Il n’y a jamais eu de mort par grève de la faim en Belgique. Cela ne veut pas dire que les revendications aboutissent... les grévistes finissent par être hospitalisés, dans un état éventuellement très grave, parfois manu militari, comme à l’université libre de Bruxelles, à Saint- Gilles et au Petit Château.
Quelle que soit la manière dont une personne entre dans une grève de la faim, ce moment est une rupture dans son trajet de vie :
elle quitte l’isolement pour se retrouver dans
un groupe ;
elle dépasse sa souffrance individuelle, pour
s’adresser au monde politique ;
elle sort des complications administratives
qu’elle connaît, qu’elle essaie de déjouer,
parfois depuis de longues années, sans plus très
bien comprendre ce qui pourrait résulter de telle
ou telle démarche, pour poser une revendication
univoque, qui veut une réponse immédiate et
claire ;
elle crée un événement ponctuel qui brise
l’attente sans fin qu’elle endure parfois depuis
plusieurs années : elle a maintenant un but précis
qui se joue sur le court terme ;
elle sort d’une position de demandeur, exprime
une revendication qui dépasse les règles
administratives pour se référer au droit de vivre
en tant qu’humain.
Le point de départ d’une grève de la faim, c’est la violence. Issue d’une violence d’Etat, cette action est le signe d’une souffrance que les victimes retournent contre elles-mêmes. Le pouvoir incriminé met en exergue l’aspect violent de cette action hors-la-loi, qu’il qualifie de « chantage ». Les médecins, tout solidaires qu’ils soient avec les grévistes et leurs revendications, sont violentés – par les grévistes qui leur demandent de les suivre mais de les laisser mourir, par le pouvoir qui compte sur eux pour éviter la catastrophe.
Qu’est-ce que l’AMU (aide médicale urgente)
D’après l’article 57, § 2, de la loi sur les CPAS du 8 juillet 1976, les étrangers en séjour illégal ont droit à une « aide médicale urgente ».L’arrêté royal du 12 décembre 1996 (Moniteur belge du 31.12.1996) définit cette aide médicale urgente (ci-après, « AMU »).
Aux termes de l’article 1er de l’arrêté royal, l’aide médicale urgente comprend tant les soins curatifs que les soins préventifs. L’AMU ne se limite donc certainement pas à une intervention immédiate et ponctuelle ou aux soins prodigués aux patients en danger de mort. L’AMU couvre aussi tous les soins qui sont nécessaires pour éviter des conditions médicales mettant en danger la santé d’un individu ou de son entourage. Tout médecin ou dentiste conventionné peut, même s’il pratique dans un cabinet privé ou un hôpital privé, rédiger un certificat en vue d’une AMU. Seul un médecin est en mesure d’apprécier le caractère urgent de l’aide médicale. Cette prérogative n’appartient donc pas aux assistants sociaux du CPAS, par exemple.
L’arrêté royal garantit aussi le traitement confidentiel des données du certificat médical. Celles-ci ne peuvent être utilisées qu’aux fins du remboursement des soins prestés, et ne peuvent être exploitées en aucun cas dans le cadre de procédures administratives ou judiciaires, par exemple, pour expulser la personne en question.
Le déroulement d’une grève de la faim est empreint de violence. Celle des leaders qui incitent les grévistes à aller jusqu’au bout, quitte à faire pression sur ceux qui hésitent. Celle des hôpitaux qui accueillent très mal les grévistes, lorsque ceux-ci, envoyés ou non par un médecin, arrivent aux urgences après une syncope tout en refusant la moindre nourriture. Les citoyens qui veulent soutenir se sentent violentés parce que leur bonne volonté rencontre une certaine méfiance – de la part des leaders, de la part des associations qui s’impliquent, de la part des grévistes eux-mêmes qui ne savent plus qui croire. Entre les grévistes eux-mêmes surgit la violence, le conflit, la méfiance : on craint qu’il y ait des traîtres, la tension psychique et les malaises physiques rendent la promiscuité insupportable…
La fin d’une grève est violente. Violence ouverte, comme à l’université libre de Bruxelles et à Saint-Gilles où la police est intervenue pour expulser tout le monde. Violence sourde, lorsque les grévistes à bout de force finissent, plus ou moins dupes, par accepter un bout de papier - répit de quelques mois avant de se retrouver à la case départ…
La grève de la faim est une action pour la vie. Une action paradoxale, puisque les personnes revendiquent la vie en affichant une mort annoncée, affirment leur dignité tout en se mettant dans une situation peu « digne » de promiscuité, de délabrement physique et mental.
C’est ce qu’il y a de particulièrement tragique dans la grève de la faim : l’arme choisie n’exprime-t-elle pas le contraire de ce qu’elle veut dire ? En tous cas, elle laisse le choix d’interprétation à l’interlocuteur : geste suicidaire, menace, folie, chantage, faiblesse, cinéma... Et plus la grève avance, plus il est difficile au gréviste d’exprimer l’humanité, la dignité qu’il voudrait faire reconnaître.
Le danger physique dans lequel se mettent les grévistes me semble un cri lancé à la face d’une société qui n’y accorde pas de valeur. Il ne s’agit pas d’endurer une souffrance faute de mots, comme c’est souvent le cas chez les patients qui présentent des symptômes sans cause organique : ici, il s’agit plutôt de lancer une parole ultime qui vient s’ajouter à d’autres paroles parce que celles-ci ne sont pas entendues. J’y vois :
1. un cri de désespoir (« autant mourir, la vie
que je vis n’est pas une vie ») ;
2. dans une version plus suicidaire, un abandon
de soi (« je ne vaux rien ») ;
3. un cri de courage (« je suis capable d’aller
jusqu’à la mort ») ;
4. un cri de défi mêlé d’espoir (« vous n’oserez
pas nous laisser aller jusqu’à la mort ») ;
5. une prière (« dites-moi que je vaux quelque
chose pour vous ») ;
6. une question (« peut-on laisser mourir un
homme dans une société comme la vôtre ? »).
Ces cris se bousculent dans la tête des grévistes, chacun les porte tous en lui, chacun en accentue l’un ou l’autre selon les moments, selon sa personnalité, selon son état physique, selon la personne qui l’écoute, selon la réponse – ou la non-réponse - des pouvoirs publics interpellés ; aucun n’arrive à rester sur ce qui serait son propre cri parce qu’il entend celui des autres où il reconnaît ce qu’il crie à d’autres moments. Et il est très difficile pour ceux qui interviennent de s’y retrouver, de saisir ce qui domine au sein du groupe, et pour chaque personne en particulier.
Au début d’une grève de la faim, les grévistes se disent prêts à mourir. On pourrait dire qu’ils sont plutôt dans le cri 1, 2, 3, 4 (et/ou). Mais l’idée de la mort est un peu abstraite, ils n’anticipent pas les différentes phases par lesquelles ils vont passer, les souffrances que cela va causer. Ceux qui sont habitués à faire le Ramadan pensent qu’ils connaissent ce type de souffrance, comme s’il n’y avait qu’une question de degré. Ils ne réalisent pas vraiment qu’il s’agit d’autre chose, que ce qu’ils vont éprouver sera beaucoup plus dur.
Malgré la détermination affichée au début, ils supportent très mal les premiers symptômes – maux de tête et de ventre au début, faiblesse et douleurs musculaires après quelque temps. La demande d’analgésiques est forte, le seuil de tolérance à la douleur semble relativement faible face aux discours du début, l’ambulance est vite appelée. On pourrait dire qu’ils sont alors dans le cri 5. Au point que certains médecins, je l’ai constaté à Saint-Boniface, pensent qu’ils « exagèrent », qu’il y a un peu de « comédie, de mise en scène » ; les médecins se sentent un peu « manipulés »… ce qui n’est d’ailleurs pas exclu. Mais je pense aussi qu’il y a une angoisse très forte face à un corps qui échappe, face à une stratégie qu’on ne maîtrise pas, face à une réponse qui ne vient pas… tout cela dans un contexte de promiscuité où ce que ressent l’un contamine les autres ; dans un climat d’agitation et, à Saint- Gilles, une ambiance particulièrement mortifère.
Lorsque les souffrances s’installent, et que les médecins rappellent la gravité des dégradations qui vont survenir, les grévistes prennent conscience qu’il ne s’agit pas seulement de « vivre ou mourir » : il faut aussi envisager de vivre handicapé – avec ou sans-papiers. Cette prise de conscience me semble un moment-clé, qui vient remettre du réel là où il avait en quelque sorte échappé.
Ce qu’ignorent aussi les grévistes, au départ, c’est qu’aux troubles physiques vont s’ajouter des troubles psychiques. Cette perspective augmente fortement l’angoisse déjà vécue dans le corps ; et, lorsqu’un gréviste commence à perdre un peu les pédales, les autres ont tendance à le rejeter, l’isoler – par angoisse aussi sans doute. La promiscuité rend la douleur physique et psychique insupportable.
Un autre moment clé est celui où le médecin demande que chacun fasse un choix explicite d’être ou non hospitalisé en cas de coma. Cette question vient à un moment où le danger s’est inscrit dans le corps à travers différentes douleurs, différents symptômes. Le choix fait à ce moment- là est une parole qui engage l’un et l’autre, c’est un moment solennel où l’individu se retrouve en quelque sorte seul face à sa vie – quitte à se démarquer du groupe.
Avec le temps qui passe, et la réponse qui ne vient pas, ils passent en quelque sorte du cri 4 au cri 6, et la question devient lancinante. Ils constatent, sans pouvoir y croire, que la société où ils ont cru pouvoir se réfugier pourrait les laisser mourir… L’expulsion policière à Saint-Gilles est venue donner une réponse particulièrement inaudible à cette question…
n° 53 -juillet 2010
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...