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Depuis un an, le département de médecine générale de l’UCLouvain organise un cours pour les assistants généralistes intitulé « L’approche de la promotion de la santé appliquée à la médecine générale. Comment débloquer des situations complexes grâce à l’approche patient partenaire? ». Derrière les mots, quels sont les enjeux de ce cours ?

La formation universitaire des médecins (et des autres soignants) les prépare encore insuffisamment à faire face aux effets de l’accroissement des inégalités et des souffrances biopsychosociales1. L’approche patient partenaire est présentée ici comme un outil pour une alliance thérapeutique et pour sortir du gouffre, notamment culturel, qui sépare parfois le médecin de son patient en situation complexe.

Une idée qui puise son inspiration dans la littérature internationale

L’UCLouvain a choisi d’organiser son programme en se basant sur l’arbre de la WONCA2, qui propose une définition multifacettes de la médecine générale européenne : aptitude spécifique à la résolution de problèmes, orientation communautaire, gestion des soins de santé primaires, adoption d’un modèle holistique, soins centrés sur la personne et approche globale. C’est en se penchant sur la branche « approche globale » que l’idée est venue de développer un cours qui aborde la promotion de la santé au travers de la relation thérapeutique. Depuis un an, la Fédération des maisons médicales (initialement en partenariat avec Médecins du Monde) organise dans ses locaux un module de trois matinées visant à éveiller les médecins généralistes aux différentes facettes de la promotion de la santé dans le but de développer un partenariat avec le patient. Ils viennent avec des questions, des frustrations, des passions. Ils veulent des outils, parfois des baguettes magiques, pour s’en sortir avec les « précaires », les « complexes » ou simplement pour gérer le désarroi de l’échec thérapeutique ou de la non-compliance. « C’est une patiente de mon maitre de stage. Elle n’a confiance qu’en lui et ne me voit pas d’un très bon œil, je pense… Il a tendance à accéder à ses demandes : des antidouleurs puissants, chroniques. Je pense qu’il est démuni lui aussi. Elle vit seule dans un studio insalubre, elle a peu de relations avec sa famille. Elle n’a pas assez avec le revenu de la mutuelle pour les fins de mois, elle mange mal et ne bouge pratiquement pas… Que voulez-vous faire ? Évidemment, elle a mal au dos. Il faudrait de la kiné, mais aussi qu’elle se bouge un peu pour sortir, pour maigrir, se muscler, mais au lieu de ça rien ne change. Je me sens traitée comme une machine à prescrire et ça me frustre, je ne comprends pas ce qu’on fait avec elle, ni où on va. » Les jeunes médecins, souvent formés à l’approche biomédicale, se trouvent en effet dans une phase professionnelle difficile : l’arrivée sur le terrain. Bien qu’ils aient eu des stages auparavant, le choc de la confrontation à la responsabilité et à la réalité des patients, souvent très différente de la leur, est parfois dur à encaisser et frustrant. Certains ont déjà développé une vision très large et une maturité surprenante. Et beaucoup se posent cette question : au fond, c’est quoi un patient « partenaire » ? En quoi est-ce que cela peut m’aider, moi ?

Approche transculturelle et déterminants de la santé

Nous abordons la formation en plusieurs étapes, et avec deux grands fils conducteurs : l’approche transculturelle et les déterminants de la santé. Il s’agit d’abord de se centrer, de se connaitre soi-même pour ensuite aller vers l’autre : comment suis-je, moi, quand je suis malade ? Quelles sont mes croyances sur la maladie ? Comment voudrais-je être soigné ? Au travers de nos témoignages, nous apprenons progressivement à nous décentrer : acquérir cette compréhension profonde que la réalité de l’autre est différente de la nôtre. Nous ne voyons et ne vivons pas la même chose. Mais, par une écoute active, il est possible d’explorer les références de l’autre en se laissant surprendre et en jouant le jeu de l’ouverture. Il s’agit enfin de construire un terrain commun pour rejoindre l’autre. L’art de la relation thérapeutique s’y développe : comment pouvons-nous trouver un consensus, un point qui nous rapproche, sans qu’aucune de nos deux réalités ne soit niée ? « J’ai rencontré un patient, originaire d’Afrique subsaharienne et musulman, qui a refusé de me serrer la main parce que je suis une femme. Ça m’a profondément choquée. La première fois, j’ai été désagréable avec lui, enfin, j’ai fait le minimum on va dire. Je trouvais que c’était un manque de respect insupportable. Ensuite j’ai discuté avec mon équipe et j’ai vu les choses un peu différemment. À la consultation suivante, j’ai remarqué qu’il me disait quand même bonjour en mettant sa main sur le cœur et en me souriant. Puis j’ai osé lui demander pourquoi il ne me serrait pas la main. Il m’a dit qu’on lui avait toujours appris que c’était comme ça qu’on respectait les femmes ! Je lui ai expliqué que pour moi, c’était tout l’inverse. J’ai compris qu’il faisait déjà un pas dans ma direction en venant me consulter, en osant se dénuder devant moi. On a convenu qu’on était d’accord avec la technique de “la main sur le cœur”, mais qu’il expliquerait son geste aux autres femmes si ça lui arrivait dans le futur, car en Belgique, refuser une main tendue, c’est malgré tout un gros problème ! Et finalement, quelques semaines plus tard, il s’est mis à nous serrer la main… » Plutôt que de l’approcher de manière scolaire, nous recréons ensemble, au fil des récits de chacun, la roue des déterminants de la santé : je suis influencé par ma famille, par ma situation financière, par mon accès au travail, mon logement, mon réseau, ma situation sociale… Peu à peu, nous analysons des situations de patients et tentons de comprendre où sont les barrières et quels sont les déterminants qui peuvent élargir notre analyse, tant au niveau micro que macro. Il s’agit là d’un point essentiel : le moment où le lien est fait entre la situation d’une seule personne et le contexte qui l’influence. Ce lien permet de quitter la lecture individuelle pour aller vers une lecture systémique de la santé. Il fournit une vision globale de la situation et de la santé du patient.

Attentes magiques

L’approche patient partenaire est présentée à la fois comme un outil pratique et comme une finalité. C’est une manière d’entrer en relation qui permet d’arriver à un but commun, d’éviter les erreurs de communication, de ne pas manquer le cœur des préoccupations qui amènent le patient à consulter : trouver des solutions créatives à partir des réalités du patient, et qui y sont adaptées. Il s’agit avant tout d’une attitude : un non-verbal, un type de communication, une ouverture dans les questions, une bienveillance. Mais il s’agit aussi d’élargir son regard sur l’autre et soi-même. Il faut apprendre à ne pas tomber dans le piège du sauveur ou de la relation asymétrique : je sais mieux que toi, donc je t’aide. Dans un partenariat, chacun « porte son sac à dos ». Le patient qui vient pour s’en débarrasser, pour le faire porter au thérapeute, se voit plutôt aidé à simplement le déposer sur la table. À l’ouvrir, en retirer ce qui est trop lourd, le remplir de nouvelles choses plus utiles. Puis le remettre sur son dos et poursuivre son chemin. Ce désir de guérison magique du patient, symbolisé par l’image du « sac à dos qu’il faut lui enlever », entre parfois en résonnance avec celui du médecin, et en particulier du jeune médecin : comment puis-je y répondre ? Comment ôter la maladie ? Quels outils concrets utiliser pour remettre en route la mécanique ? C’est que l’approche biomédicale a bien fait son travail. On a appris des symptômes, des diagnostics et des traitements dont on attend que cela « marche ». Ce qui fonctionne pour des patients « aigus » (des pneumonies qui débarquent aux urgences) n’est cependant pas du tout adapté à ce qui se passe dans beaucoup d’autres situations où entrent en jeu des facteurs biopsychosociaux. Le premier travail à accomplir est de remettre de la philosophie dans le cursus des soignants. La mort, l’échec, la maladie et la douleur font partie de la vie. Le désir de toute-puissance (souvent inconscient) du soignant l’amène à parfois à s’épuiser. À vouloir porter le sac à dos, voire à ôter la souffrance et à se frustrer lorsqu’on n’y arrive pas, à exiger de soi d’être un modèle de perfection, on se brûle les ailes et quelquefois très tôt dans la carrière professionnelle.

Un espace pour souffler

À ceux qui le veulent, et autant que nous le pouvons, nous tentons de transmettre une forme de déculpabilisation. Nous avons le devoir de faire de notre mieux, mais nous n’avons pas le pouvoir de faire en sorte que cela fonctionne. Et parfois, faire de notre mieux c’est aussi prendre soin de nous. Il ne s’agit pas d’être un « super thérapeute » à toute heure du jour et de la nuit. Nous sommes nous-mêmes parfois préoccupés par notre contexte familial, fatigués ou en surcharge, et c’est bon de le reconnaitre. L’approche patient partenaire doit elle-même être désacralisée. Il s’agit d’un modèle. Avant cela, on prônait l’approche centrée sur le patient, et encore avant le modèle paternaliste. Et il y en aura d’autres. Rien n’est à jeter, et chaque modèle peut s’appliquer en fonction de la situation du patient et du thérapeute. Dans certains cas urgents, l’asymétrie est nécessaire : on doit « exiger » de certains patients qu’ils aillent à l’hôpital et parfois, vraiment, on les « sauve ». Parfois, c’est le patient qui s’en remet à nous : « c’est vous qui devez me dire, docteur »… et ce n’est pas grave, tant que le respect est présent. Au fond, il s’agit d’être conscient de ce qui se joue dans la relation, et de se pardonner de n’être qu’un humain. Car ce sont aussi les « failles » du thérapeute qui créent la relation thérapeutique et l’attachement du patient. On n’attend pas de nous d’être des robots. Et davantage encore dans le futur : les logiciels d’assistance au diagnostic vont se multiplier, mais on aura toujours besoin d’experts de la relation, capables de synthétiser des facteurs complexes et un contexte de vie pour apporter une réponse globale, en se respectant eux-mêmes avant tout. On, ils, nous… Puisqu’il s’agit d’être dans le partenariat, nous voulons nous-mêmes être des « enseignants partenaires ». Nous apportons des outils, des références théoriques, une attitude. Mais nous apportons aussi nos « cas difficiles », nos échecs, nos questions. Et cette dynamique nous permet d’apprendre, nous aussi, sur nos pratiques médicales et sur nous-mêmes.

Promotion de la santé

Ce titre peut paraitre lointain du propos. Il n’en est rien. L’ouverture à une vision globale, y compris aux enjeux politiques de la santé, est un point essentiel de la promotion de la santé qui est souvent perçue comme de la « prévention » par les étudiants. Certains médecins ont tendance à interpréter les comportements de santé comme des facteurs individuels : vous fumez, donc c’est votre faute si vous êtes malade. La discussion qui se déroule autour de cas concrets permet de sortir de cette vision manichéenne pour s’ouvrir à la complexité. Le parcours « se centrer pour se décentrer et construire un terrain commun » permet aussi d’ouvrir un espace pour la prise de conscience des effets des inégalités sociales, de l’importance pour les personnes fragilisées par la vie de pouvoir retrouver – à travers l’écoute et la prise en compte de leur réalité – un accès à leurs droits fondamentaux et leur pouvoir d’agir. « Alléger leur sac à dos », c’est notamment identifier ensemble, patient et médecin, les déterminants et les inégalités pour éviter la surresponsabilisation individuelle. Enfin, l’objectif est d’amener les étudiants à s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Quand la situation est trop complexe, comment puis-je, seul, ne serait-ce que voir et comprendre tous ces déterminants ? Encore trop peu formée au travail en équipe, la jeune génération ne demande cependant que cela : comprendre les autres métiers de la première ligne et apprendre à travailler ensemble. C’est ce qu’abordera la suite de ce module.

Documents joints

 

  1. S. Marsella, « Face à la détresse psychosociale », Santé conjuguée n° 86, mars 2019.
  2. World Organization of National Colleges, Academies and Academic Associations of General Practitioners/Family Physicians (ou, en bref, World Organization of Family Doctors), La définition européenne de la médecine générale, WONCA Europe, 2002, www.woncaeurope.org.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°88 - septembre 2019

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