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Néolibéralisme et politique de soins de santé

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Santé conjuguée n° 78 (Numéro spécial Congrès) - mars 2017

Qui oriente réellement les politiques de santé ? C’est la question posée à Denis Porignon et à Ann-Lise Guisset. Ils déclinent leur réponse à trois niveaux : global, national et individuel. Cet entretien, qui pose le décor et débusque certains travers de l’aide mondiale, sera suivi d’un second axé sur des initiatives et mécanismes correcteurs, à paraitre dans le prochain numéro de Santé conjuguée.

Quelle est l’influence de la Banque mondiale (BM), du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Organisation internationale du commerce (OIC) ? Denis Porignon : Au niveau international, les secteurs sociaux sont de plus en plus au cœur des considérations économiques, soit comme agents de croissance par l’activité qu’ils génèrent, soit comme source de dépenses des deniers publics permettant d’assurer les soins aux populations. Cette contribution des secteurs sociaux au développement social et économique des pays se fait sous l’influence, entre autres, d’un certain nombre de partenaires clés que sont la BM, le FMI ou l’OIC. Depuis longtemps, les pays et leurs secteurs sociaux ont été influencés par les politiques, notamment d’ajustements structurels, mises en place par les grands organismes financiers internationaux. Ces derniers prônent à la fois une réduction du rôle de prestataire par les gouvernements (ce qui est encore le cas dans de nombreux pays à revenus faibles ou moyens) et le développement d’un secteur privé. Malheureusement, trop souvent le secteur privé fonctionne sans la régulation nécessaire permettant de garantir un accès équitable de tous aux soins de santé. Il est pourtant communément admis que les sociétés plus équitables ont un niveau de santé meilleur. Dans les pays d’Afrique subsaharienne, mais aussi dans les pays riches, une plus grande inégalité de revenus s’accompagne d’une mortalité et d’une morbidité plus élevée. Ce phénomène est malheureusement en constante progression. En outre, par les pratiques de conditionnalités ou d’engagement des pays dans des programmes sociaux reposant sur des prêts qui se chiffrent souvent en dizaines de millions de dollars, nous constatons que les états receveurs s’engagent la plupart du temps dans une dynamique où le remboursement de la dette pèse lourdement sur les budgets nationaux et oblige les pays à mettre en place des politiques de recouvrement des coûts qui s’avèrent délétères pour les populations. Ann-Lise Guisset : C’est un phénomène global qui n’a cependant pas la même incidence partout. Quelques pays d’Asie et d’Amérique latine défendent des politiques plus sociales et ont fait des avancées encourageantes. Je pense au Brésil, au Chili, ou encore à la Thaïlande et la Turquie. DP : Les décisions prises au sein de ces grands organismes restent peu transparentes et relativement peu redevables de l’impact à long terme. Ceci s’explique en partie par le nombre croissant d’intervenants et d’interactions de plus en plus complexes qui rendent toute attribution des résultats – ou des non-résultats – extrêmement difficile. Il y aurait lieu de pousser les pays à mettre en place des mécanismes inclusifs impliquant les différents acteurs, des mécanismes de coordination pour mettre à plat et faire connaître à tous les citoyens les résultats des politiques mises en œuvre. En d’autres termes, qu’ils aient un droit de participation et de contestation. Des choses de ce genre, sous forme de forums nationaux pour la santé par exemple, ont été récemment mises en place en Tunisie, au Togo ou encore en Moldavie, pour n’en citer que quelques-unes. Comment ces organismes se sont-ils immiscés dans la politique ? DP : Ils ont été créés après la Seconde Guerre mondiale pour stimuler la reconstruction européenne. La BM a reçu le mandat d’être un banquier, le FMI de veiller à assurer une stabilité économique globale et donc à ce que les pays dépensent leur argent au mieux… Evidemment la manière dont on dépense l’argent est fortement influencée par des considérations d’ordre philosophico-politique. La manière dont ces organismes poussent à la dérégulation, la nécessité d’obtenir des résultats immédiats, la non reconnaissance des processus de planification ou d’élaboration de politiques sectorielles ainsi que les échanges basés sur des termes monétaires (financement basé sur le résultat, dépenses par nombre de vies sauvées, etc.), peut limiter la souveraineté des États par rapport aux décisions qu’ils prennent et aux sommes qu’ils allouent aux différentes priorités sanitaires. Les contraintes imposées pour le recrutement du personnel dans les secteurs sociaux en sont une belle illustration. L’OMS est elle-même financée par ces grands organismes, n’est-ce pas problématique en termes d’indépendance ? DP : Avant tout, il convient de préciser ici que l’OMS agit en tant que secrétariat pour ses États membres. A ce titre, ce sont eux qui décident, lors de l’Assemblée mondiale, du programme budgétaire. Reste ensuite à le financer. Et c’est là que des tensions peuvent apparaitre. En effet, l’OMS est financée en grande partie par « fonds volontaires » qui peuvent être dédiés à certains programmes spécifiques ou non. Cela peut créer une distorsion. Je tiens également à préciser qu’en tant qu’organisme international l’OMS reçoit de l’argent de certains partenaires internationaux (Fonds mondial, GAVI-l’Alliance du vaccin, Fondation Bill&Melida Gates) pour mener des actions stratégiques dans la lutte contre certaines maladies mais la BM, le FMI ou l’OMC ne participent pas directement au financement de l’OMS (en tant que secrétariat). Par contre, sur le terrain, l’OMS est engagée en appui aux États membres aux côtés d’autres organismes tels que la BM. Que ce soit dans son rôle normatif ou en appui aux pays, l’OMS promeut une approche globale permettant aux pays de couvrir l’ensemble des problèmes de santé et de le faire avec une participation la plus équitable possible. Les valeurs de l’OMS sont la solidarité, la participation, l’inclusion des acteurs, l’équité. Maintenant c’est clair qu’une distorsion en matière de mise en œuvre des programmes est créée par l’allocation de ressources plus ou moins généreuses à certains programmes par rapport à d’autres et qu’au sein même de l’OMS il y a des contradictions. C’est d’ailleurs l’une des critiques qu’émettent certains États membres : il y a encore énormément d’argent qui va à la vaccination, au sida et à la tuberculose, et pas assez vers les systèmes de santé pourtant considérés comme la condition nécessaire pour asseoir des services de santé durables et de qualité. L’OMS subit l’influence de ceux qui tiennent les cordons de la bourse et ces gros bailleurs (États membres, Fondations ou organismes multilatéraux) ont de manière quasi systématique une approche plus verticale, plus organisée autour d’un nombre restreints de maladie ou de problèmes de santé. ALG : La gouvernance globale et nationale de la santé pose également des difficultés. Trop souvent, on considère la santé davantage comme un objet de dépense que comme un acteur à part entière du secteur économique et social dans un pays. Ceci entraîne souvent une position de relative faiblesse du ministère de la Santé. Mettre en avant le bénéfice économique d’un système de santé performant et une population en bon état de santé permettrait plus facilement de convaincre le ministère des Finances d’allouer au secteur de la santé les ressources dont il a réellement besoin. En outre, au niveau international, l’augmentation des ressources et les montants alloués par les pays riches sont encore trop souvent dirigés vers la lutte des maladies, au gré de la reconnaissance médiatique et de la possibilité de montrer des résultats tangibles immédiats, plutôt que vers le bien commun qu’est le système de santé pour envisager de manière durable son renforcement. En effet, la plus grande partie de ce nouvel argent va vers la lutte non intégrée contre les maladies. Les augmentations budgétaires de ces dernières années ont été allouées de manière très préférentielle vers la malaria, la tuberculose et le sida. C’est aussi une forme d’inéquité assez fondamentale à mon sens vis-à-vis de tous les autres patients qui méritent tout autant des soins de santé de qualité. Pourquoi les états sont-ils de plus en plus dépendants ? ALG : Cette dépendance aux fonds extérieurs n’est pas neuve et nous en sommes conscients. Pour moi, il y a une question essentielle : qui mène réellement la politique de la santé ? Est-ce le ministre de la Santé ou le ministre des Finances ? Qui prend les décisions en matière d’investissements ? On observe souvent des incohérences entre les décisions prises aux différents niveaux. DP : Il y a un consensus clair pour cibler en priorité les populations les plus vulnérables. Mais il y a moins d’accord sur les moyens d’y arriver. Certaines solutions visant le court terme peuvent à long terme avoir un effet négatif sur les plus vulnérables en sapant le système. En effet, on constate dans des pays que certains acteurs, par souci d’efficacité et d’immédiateté dans l’obtention des résultats, imposent une sorte de privatisation de fait au travers d’opérateurs privés, des universités, des sociétés fiduciaires des acteurs bilatéraux et même des organisations non gouvernementales nationales. Ces opérateurs mettent alors en place des mécanismes de mise en œuvre et de suivi et d’évaluation qui leur sont propres. Par nécessité de montrer leur efficacité, ils ont tendance à mettre en place des mécanismes non soutenant des structures nationales existantes. Le plus bel exemple est l’approvisionnement en médicaments. Des mécanismes parallèles sont montés au détriment des structures locales sous prétexte qu’elles sont non fonctionnelles. Dans des centres de santé, on trouve dès lors un stock de médicaments donnés par exemple par le Fonds mondial que l’on va distribuer gratuitement à la population, affaiblissant du coup le système national. Dans certains cas, cela peut se justifier mais souvent cela se fait au détriment de la construction ou du soutien aux entités nationales qui devraient être renforcées et non mises de côté. Forcément, on va atteindre les plus vulnérables. Mais, en même temps, il y a un stock de médicaments similaires achetés par l’établissement sanitaire qui tente de son côté de constituer un fond de roulement et de construire une activité durable. Quand le stock du partenaire international ne sera plus là, il n’y aura plus rien… ALG : De manière générale, lorsqu’on met en place des réseaux parallèles pour les services de santé (pour les consultations, les tests diagnostiques, etc.) on crée un cercle vicieux. On attire des ressources rares (médicaments, professionnels de la santé) dans ce réseau bien mieux doté financièrement et on crée petit à petit un système à deux vitesses : on sape le système principal qui devient perçu pour les plus pauvres, qui est sous financé, peu efficace et donc mal vu. Quel est l’impact de la privatisation au quotidien pour les populations dans les pays à faible et moyen revenu ? ALG : Ce que nous constatons dans les pays, c’est que la santé gagne en complexité en termes de problèmes et de réponses. Dans certaines régions, Afrique et Moyen-Orient notamment, le secteur public est trop faible pour que la couverture sanitaire universelle soit atteignable rapidement sans la mobilisation de tous les acteurs. Comment utiliser toutes les ressources disponibles ? Et donc aussi celles du secteur privé. On ne peut pas faire sans lui. Toute la difficulté est d’y introduire une approche de santé publique, de le mobiliser et de le réguler. Cela nécessite beaucoup de tact. En Tunisie, 80 % des gynécologues travaillent dans le secteur privé et 80 % des accouchements se font dans le secteur public… DP : La part que les ménages payent de leur poche pour les soins de santé va, au mieux, de 20-25 % à… 70-80 %. Plus le pays est pauvre, plus cette proportion d’Out of Pocket Payments est importante. La participation des bénéficiaires s’est toutefois considérablement améliorée au cours des vingt ou trente dernières années. C’est un effet, il faut le reconnaître, de l’action de certains de ces nouveaux acteurs, notamment des GHIs, qui ont réussi à impliquer, concernant le sida par exemple, les associations de patients au cœur de la lutte contre la maladie au niveau mondial. Mais il reste beaucoup à faire. Quel est le meilleur type de fonctionnement à l’heure actuelle ? DP : Dans un certain nombre de pays, il ne faut pas le cacher, il y a de gros problèmes de corruption et de manque de confiance. Est-ce que le type de financement va les résoudre ? Je ne le crois pas. Revoir les modes de financement est nécessaire mais non suffisant. Dans la plupart des pays avec lesquels je travaille, il y a une volonté de faire les choses autrement, d’ajouter une certaine dose de redevabilité sociale. Je pense que le problème de corruption existe parce que non seulement le secteur privé est présent (favorisant l’éclosion d’un système à deux vitesses souvent basé sur l’accessibilité financière) mais également parce que le rationnement implicite (en termes de qualité ou d’accessibilité) dans le secteur public ouvre la porte à des comportements non éthiques. Le financement par le résultat accorde des incitants aux professionnels de santé, c’est un outil à double tranchant. Côté négatif  : les professionnels de santé donnent inévitablement préférence à une activité financée plutôt qu’à une autre qui ne l’est pas. Encore une fois, si cela n’est pas régulé, la relation entre les professionnels et les populations en pâtira. ALG : Dans le financement par le résultat, on essaye d’introduire plus de variables que dans le financement à l’acte simple par exemple. Certes, il représente un danger s’il s’applique aveuglement et s’il est perçu comme la solution à tous les problèmes. Mais tout type de financement (à l’acte ou au forfait ou per capita) induit des comportements ; il faudrait aller vers des méthodes plus mixtes. Tout dépend aussi de la manière dont il est organisé, du contexte et des valeurs sur lesquelles il se base. Comme prérequis, la question de la rémunération digne des professionnels de santé reste capitale. Il y a donc la question du « comment » mais également celle du « combien ». Est-il raisonnable de payer moins de 100 dollars par mois un infirmier travaillant seul et ayant la responsabilité de la santé de plusieurs milliers de personnes ? Il y a aussi la question du « pour quoi ». Quels types de soins, quels modèles d’organisation des services veut la population ? Comment assurer la coordination des soins alors que le paysage épidémiologique au niveau mondial est de plus en plus dominé par les maladies chroniques ?

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

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