
Le médicament prend une place de plus en plus considérable dans nos vies. Au- delà du développement scientifique, deux phénomènes concourent à cet es- sor. D’une part, l’efficacité du médica ment est survalorisée alors que ses effets indésirables sont souvent minimisés. D’autre part, son champ d’indication déborde aujourd’hui largement le curatif et le préventif et touche à tous les moments et toutes les circonstances de la vie. Une évolution dont il importe de prendre la mesure au plus vite…
« Si tu manges trop de miel, il perdra son goût et deviendra amer » (Proverbe éthiopien) Les médicaments sont nos cousins puisque, étymologiquement, ils appartiennent à la même famille que le médecin ou la maison médicale. Ils ont l’air tout gentil. Avec leurs formes de petits losanges, de petites boules de toutes les couleurs et même de petits coeurs, on en ferait des colliers pour enfants. Les Anglais ont bien perçu leur double face, en les appelant plus souvent drug (drogue) que medicine. On parlera ici un peu plus ici du Mister Hyde que du Dr Jekyll (d’autres sont payés pour cela). Rares sont les médicaments qui guérissent vraiment A la question « c’est quoi un médicament ? », l’homme de la rue répondra peut-être que c’est un produit pour guérir. Dans une petite étude prospective longitudinale, individuelle et approximative réalisée durant une dizaine de jours l’année dernière, j’avais classé selon leur objectif (curatif, symptomatique ou préventif) les médicaments que je prescrivais. Les résultats sont présentés dans le tableau I. J’ignore encore si les médicaments de la troisième colonne ont vraiment guéri les deux patients correspondants. Ceux-ci ont-ils été chercher l’ordonnance ? Ont-ils suivi correctement le traitement ? S’ils ont guéri, était-ce vraiment grâce au traitement ?

Des effets dits secondaires
Le développement de la pharmacologie a contribué aux immenses succès de la médecine moderne, mais cela n’est pas contradictoire avec cette affirmation : « tout médicament a des effets secondaires, mais certains ont des effets positifs ». Au moins un quart des médicaments n’ont pas prouvé leur efficacité. Certains ont une marge thérapeutique étroite, comme la théophylline, la digitaline, les antiépileptiques. Les somnifères et la morphine entraînent une dépendance, l’usage répété des antibiotiques provoque des résistances, des infections à l’hôpital : les infections nosocomiales, en Belgique, causent plus de morts que les accidents de la route. Par contre, les campagnes pour l’hygiène des mains ont permis de diminuer significativement leur incidence. En Grande-Bretagne, on compte 250.000 hospitalisations annuelles à cause des effets secondaires des médicaments. Cela représenterait 10 % des hospitalisations chez les plus de 80 ans. 2000 morts par an y sont dues aux antiinflammatoires. Le médicament le plus banal, le paracétamol fait 450 morts par an aux Etats-Unis. Plus de 2.000.000 d’enfants sont nés avec des anomalies génitales avant qu’on se rende compte que c’était dû au diéthylstilboestrol prescrit à leur mère comme traitement (inefficace) du risque de fausse-couche. Plus de 10.000 enfants sont nés avec des malformations sévères des membres (phocomélie) avant qu’on ne découvre le responsable, la thalidomide, utilisée comme somnifère pendant la grossesse. Récemment, le Vioxx® a été retiré du marché après avoir provoqué plusieurs dizaines de milliers de morts. Dix pourcent des nouveaux médicaments approuvés par la Federal Drug Administration]8 ont des effets secondaires sérieux non reconnus au moment de leur lancement. Au niveau mondial, on pourrait encore aborder le chapitre des faux médicaments, qui représentent 10 % du commerce pharmaceutique global selon l’Organisation mondiale de la santé…De quelques explications
Septante pour cent de la population anglaise prend des médicaments préventifs ou pour améliorer son bien-être. Les facteurs qui expliquent la croissance des prescriptions sont multiples. Il y a d’abord le vieillissement de la population. Et puis les attentes de plus en plus importantes de la population et le fait qu’elle se sente de plus en plus malade. Notons que plus la médecine se développe, plus les gens vivent vieux, mais aussi plus ils ont des attentes et se sentent en mauvaise santé 9,10 : tout cela nécessite plus de soins médicaux et voilà un cercle vicieux11. Dans une société en perte de repères, une des valeurs qui résistent le mieux est la santé. La santé tout de suite a souvent pris la place du salut éternel (santé et salut ont la même origine étymologique). De plus en plus d’événements de la vie sont médicalisés. Au rythme de croissance actuelle, les soins de santé aux Etats- Unis représenteront 40 % du produit intérieur brut en 2050. Les critères de facteurs de risque et des maladies s’abaissent : ainsi quand le seuil du diabète est passé de 1.4 g % à 1.25 g %, de nombreux citoyens considérés en bonne santé sont devenus diabétiques méconnus. Les seuils proposés par l’Organisation mondiale de la santé pour l’hypertension artérielle et l’hypercholestérolémie font que 90 % des hommes de plus de 50 ans sont considérés à risque cardiovasculaire et beaucoup se considéreront à vie comme malades. Comme on écrivait dans Le Monde Diplomatique, dire aux bien portants qu’ils sont malades rapporte gros12. Le développement des tests de dépistage et de la génétique permettra à chacun de connaître ses points faibles et ses différents risques, le renforçant comme malade potentiel. Les firmes pharmaceutiques, qui parfois ont des budgets plus importants que des pays comme la Suède ou l’Australie, influencent évidemment ces tendances, via les médecins, les hommes politiques, les associations de patients et les citoyens. Aux Etats-Unis, où il y aurait 2,5 délégués par médecin, les firmes dépensent 13.000 dollars par médecin par an pour le marketing selon un article du JAMA. Là-bas où la publicité directe aux patients est autorisée, une étude a montré qu’un adulte américain voyait chaque jour en moyenne neuf publicités pour des médicaments. D’autres éléments favorisent l’essor des médicaments : on publie plus les études favorables que les défavorables, on étudie beaucoup plus les médicaments que les autres formes de traitement et plus les nouveaux médicaments (chers) que les anciens (peu chers). Les études ont tendance à surestimer les effets positifs et à sous-estimer les effets secondaires. Limitées dans le temps, elles ne peuvent évidemment déceler les effets à long terme. Les médicaments, souvent, sont testés chez des hommes jeunes sélectionnés et souvent porteurs d’une seule pathologie alors que souvent dans la pratique, ils seront prescrits chez des patients plus âgés, porteurs de plusieurs pathologies et surtout sous l’influence de plusieurs médicaments qui interagissent entre eux. Or, les interactions sont sources de nombreux effets secondaires et les patients âgés ou porteurs de plusieurs pathologies sont beaucoup plus sensibles aux effets secondaires des molécules.Cauchemar médicamenteux
On peut imaginer le succès qu’aurait une pilule garantissant l’éternelle jeunesse ou celui de la pilule du bonheur. Mais l’arrivée de ces produits ne signifierait-elle pas la fin de l’Humanité et le début de l’enfer ? Que deviendrait notre société où l’employé qui perd son travail, l’adolescent qui apprend le départ de son amour, la maman après le décès de son enfant, le citadin au milieu des décombres de sa ville détruite par un tremblement de terre seraient, après la prise de ce médicament, heureux ? Nous serions alors sans doute arrivés à la fin de cette Humanité, dont l’aventure a commencé il y a bien longtemps, parmi les chasseurs cueilleurs dans la savane africaine. S’annoncerait l’ère rêvée par les transhumanistes, où les maîtres du monde seraient des robots humanoïdes devenus éternels13.Documents joints
- Quasi tous les chiffres cités ici ont été pêchés dans le British Medical Journal.
- Benasayag M, Sztulwark D. Du Contre-pouvoir, La Découverte et Syros, Paris, 2002.
- http :// www.inami.fgov.be/ drug/fr/statisticsscientificinformation/ pharmanet/ pharmaceuticaltables/pdf/2005/ tables2005.pdf
- Anonyme. « Les Ventes de médicaments et de vitamines en hausse », Le soir du 11/01/08, page 10, première colonne.
- Wright S. « Armes de guerre pharmacologiques», Le Monde Diplomatique août 2007 : 3.
- http :// www.bma.org.uk /ap.nsf/Content/ drugsasweapons ? OpenDocument &Highlight=2, weapons
- Srabanek P, Mc Cormick J. Follies and fallacies in medicine, Chippenham. Tarragon Press.1992.
- Federal Drug Administration, aux Etats-Unis.
- Sen A. “Heralth : perception versus observation”, BMJ 2002; 324 : 860-1.
- Illich I. « L’Obsession de la santé parfaite, Un facteur pathogène prédominant », Le Monde Diplomatique, mars 1999 : 28.
- Domenighetti G. « Pour une politique de santé publique centrée sur les déterminants socioéconomiques et l’information des consommateurs » in R. Knüsel. Le social, passionnément, Réalités sociales Lausanne 2002 : 125-142.
- Moynihan R, Cassels A. « Pour vendre des médicaments, inventons des maladies », Le Monde Diplomatique, Mai 2006 : 34 35.
- Sussan R. Au-delà de l’humain. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines 2007 ; 6 : 72-5.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 44 - avril 2008
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