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De la majoration du forfait pour prescription vertueuse

Santé conjuguée n° 44 - avril 2008

Y a-t-il une « plus-value éthique » dans le fait de récompenser les prescripteurs les plus économes ? Ne risque-t-on pas au contraire, ce faisant, de créer des problèmes nouveaux ? Telle est la question à laquelle la Fédération des maisons médicales a invité le comité d’éthique de la Fédération à réfléchir.

Demande d’avis adressée au comité d’éthique

La comparaison de la prescription des médicaments entre les médecins de maisons médicales au forfait et les autres médecins généralistes tend à montrer des différences, dont le coût. Il y aurait une « économie des dépenses pour la sécurité sociale » dans le chef des médecins des maisons médicales au forfait. Cette économie pourrait-elle être ristournée aux équipes via une augmentation du forfait ? Par le passé, des comparaisons similaires ont permis de revaloriser le montant du forfait de 10 % pour le biais social (les maisons médicales au forfait soignent plus de patients en situation précaire, dont on sait qu’ils ont plus de problèmes de santé), de 10 % pour les économies en biologie clinique et en radiologie et de 10 % pour les économies en matière d’hospitalisations. Alors que le comité d’éthique se penchait sur les questions posées et rencontrait un membre de la cellule forfait pour éclairer le débat, la revalorisation du forfait sur base d’une économie réalisée à partir de la prescription de médicaments était approuvée par l’INAMI selon le même mode de calcul qui avait présidé aux revalorisations antérieures. C’est donc un avis “a posteriori” qu’a rendu le comité d’éthique. Interpellé à ce sujet par le groupe financement, le conseil d’administration de la Fédération des maisons médicales a demandé au comité d’éthique de réfléchir aux problèmes éthiques qu’un tel projet peut soulever : • dans le cadre de la relation thérapeutique entre médecin et patient ; • dans le chef du prescripteur confronté à un choix entre des intérêts éventuellement contradictoires, ceux de son patient et ceux de son équipe ; • dans sa relation avec l’équipe pour le patient qui sait que des prescriptions moins chères signifient des bénéfices économiques supplémentaires pour l’équipe ; • dans le chef de l’équipe, par rapport aux patients porteurs de pathologies lourdes pour lesquels beaucoup des médicaments (ou des médicaments dont le coût est important) sont nécessairement prescrits ; • dans la relation entre thérapeutes prescripteurs et non prescripteurs (médecins et les autres) ; • de façon plus générale, dans la société toute entière, qui prône un comportement d’économie dans une matière si délicate (la santé), et qui offre des « primes » pour ce comportement aux prescripteurs ou aux équipes. Une autre manière de récompenser les prescripteurs économes serait de lier les économies en prescription à l’accréditation. L’accréditation est le système qui finance la formation continue des médecins et des kinésithérapeutes. Pour les médecins, ce système finance une allocation annuelle de formation versée à ceux qui répondent aux critères de l’accréditation, et leur attribue un code de nomenclature qui permet de facturer aux patients un montant plus important pour les consultations, ce supplément étant remboursé entièrement au patient. Ce qui est envisagé, c’est d’ajouter aux critères actuels une évaluation de la prescription comme condition supplémentaire pour devenir ou maintenir la qualité de médecin accrédité.Comment éviter les intérêts contradictoires entre ce qu’on veut prescrire et le calcul de comment cela affectera à la fin de l’année le profil de prescripteur et donc le statut de médecin accrédité ? Soins moins chers, soins de qualité ? En préalable à la question d’une ristourne pour des économies en matière de prescription de médicaments, le comité d’éthique s’interroge sur la différence entre ces économies et celles réalisées en matière d’imagerie, qui ouvrent déjà à une revalorisation de 10 % du forfait. L’une étant acceptée, pourquoi l’autre poserait- elle question ? Pour certains membres du comité, il n’y a pas de différence fondamentale entre ces deux domaines. Pour d’autres, le médicament a une place particulière dans la relation thérapeutique, où il joue un rôle d’objet transitionnel ou de symbole, porteur de la puissance médicale ou du pouvoir de guérir, un objet que par ailleurs le patient devra employer en respectant un protocole (nombre et moment des prises par exemple) et parfois pour de longues périodes, éventuellement à vie. L’imagerie par contre, si elle ne manque pas d’aura, intervient de manière plus ponctuelle et seulement au niveau diagnostic.C’est pourquoi tout ce qui influe sur la prescription de médicaments aura probablement plus d’impact sur la relation thérapeutique que les mêmes contraintes en matière d’imagerie… ce que les promoteurs du projet ont bien perçu ainsi que le montre la liste des questions (notamment les trois premières) adressées au comité d’éthique. Les valeurs mises en avant par les maisons médicales et les objectifs qu’elles poursuivent font référence à la Santé en général et à la qualité des soins en particulier, l’intérêt de soutenir l’outil maison médicale ne prenant sens que par rapport à ces valeurs et objectifs. C’est pourquoi la perspective de renforcer l’aspect économique d’un acte de soin provoque un malaise car cela peut mettre la qualité des soins en question. En effet, pour les autres critères ayant donné lieu à une revalorisation du forfait, la qualité des soins n’est pas interpellée (valoriser le fait de soigner une population défavorisée ne réfère pas à la qualité de soins dispensés mais à la pénibilité et au surcroît de travail de ces soins) ou n’est pas interprétable (le moindre recours à l’hospitalisation est attribuable en premier lieu à l’organisation de la prise en charge que le travail en équipe permet d’optimaliser, sans que l’on puisse en tirer automatiquement des conclusions quant à la qualité des soins). Par contre dans l’imagerie et surtout dans le domaine de la prescription, le rapport entre la qualité et le coût global de la prescription semble plus étroit et mérite une attention plus fine. Prescrire moins correspond à prescrire mieux quand on évite les médicaments inutiles (par exemple les antibiotiques préconisés sans discernement) ou dont la balance avantages – inconvénients est défavorable, mais cela peut aussi être une sous-prescription injustifiée, par exemple si le traitement est insuffisant, sous- dosé, incomplet ou si l’économie est réalisée au détriment de la prévention. Quant à prescrire « moins cher », cela ne se justifie en termes de qualité qu’à condition de préconiser le moins coûteux entre plusieurs traitements strictement équivalents en terme thérapeutique, par exemple en préférant les génériques fiables. On peut donc dire que la qualité d’un traitement n’a pas de rapport direct avec son coût. Récompenser les prescripteurs « moins dépensiers » n’a de sens que si la preuve est faite d’une qualité de soins au moins équivalente à celle dispensée par les prescripteurs « moins économes ». A ce sujet, n’est-il pas étonnant que les patients des maisons médicales consomment moins de médicaments alors qu’il s’agit d’une population généralement démunie, dont on sait qu’elle présente davantage de problèmes de santé que la population plus aisée et qu’elle recourt également davantage au généraliste ? Reçoit- elle tous les médicaments dont elle a besoin ? La question devrait être clarifiée avant d’attribuer le moindre coût uniquement à une « prescription plus adéquate » et de mettre en place une mesure qui pourrait inciter à privilégier l’économie de prescription. On le voit, évaluer une pratique de soins sur le seul critère de sa rentabilité économique est très restrictif et ne prend pas en compte tous les aspects qui interviennent dans la qualité d’un soin. Corrélativement, stimuler « les bonnes pratiques » par des mesures économiques n’a de pertinence que si cela s’accompagne d’une évaluation des indices de santé et d’un contrôle de qualité ce qui n’est pas le cas.

Prudence

La prudence est de mise quant à d’éventuels effets pervers de ce système ! Pour garder leur statut de « moindres prescripteurs » et les avantages financiers qui en découlent, les maisons médicales pourraient faire moins de prévention ou refuser les patients qui ont besoin de beaucoup de médicaments. « L’esprit scientifique » ou « l’idéalisme » des prescripteurs constituent de minces barrières contre les contraintes économiques d’un système. Accepter la ristourne suppose donc d’en reconnaître et d’en supporter les contradictions (recevoir un bénéfice du fait même de soigner les plus pauvres) et d’accepter de perdre cet avantage pour éviter que cela ne conduise à refuser les patients « coûteux » ou à limiter les prescriptions en matière de prévention.

Une vision « pro domo »

Revaloriser les maisons médicales au forfait induit une désolidarisation avec les maisons médicales à l’acte qui ne bénéficieront pas de cet avantage financier alors que, professant la même philosophie des soins, les deux types de maisons médicales prescrivent probablement de manière comparable. Désolidarisation aussi avec l’ensemble de la médecine générale : nombre d’excellents prescripteurs hors maison médicale sont stigmatisés parce qu’ils sont immergés dans une statistique défavorable (l’idée de lier un bonus « bon prescripteur » à l’accréditation pose beaucoup de questions mais évite cet écueil). Il faut se méfier de créer par ce biais une « élite » des gens qui agissent « bien » et reçoivent, en échange des avantages financiers. Il est périlleux de se persuader que l’on fait toujours tout mieux que les autres (Wat wij doen, doen we beter)! Le conseil d’administration de la Fédération avait émis un début de questionnement à ce propos en suggérant que cet argent pourrait servir à soutenir un principe de solidarité, par exemple à financer une coopérative, à améliorer l’accessibilité aux médicaments ou la qualité des soins plutôt qu’à tomber dans le « pot commun » de chaque maison médicale ? Pour le comité d’éthique, la solidarité n’a de sens qu’à l’échelle de toute la population. Restreinte à la partie de la population inscrite au forfait, cette solidarité ressemblerait à un privilège.

Marché ou santé publique ?

Parmi les propositions discutées, il y a celle de réaffecter cette majoration de 10 % à la formation de délégués médicaux « neutres » ? On sait en effet que le « marché » de l’information pharmaceutique des médecins est contrôlé par les firmes productrices de médicaments. Mais est-ce le rôle des maisons médicales de financer ce projet ? Cette mesure devrait s’inscrire dans une politique globale des soins de santé. La société a mis sur pied des mécanismes pour que le médicament ne soit pas une marchandise comme les autres et échappe en partie aux lois du marché libéral. Le fait que le pharmacien délivre les médicaments et que le médecin ne soit pas intéressé financièrement à cette vente fait partie de ce dispositif. En acceptant une ristourne sur les économies en matière de prescription, les maisons médicales apportent de l’eau au moulin de ceux qui ont intérêt à ce que le médicament soit un produit commercial comme les autres. In fine, la revalorisation est le résultat d’un marchandage politique : les pouvoirs publics ont intérêt à limiter les coûts, ils rétribuent les maisons médicales qui favorisent cet objectif. Ce deal s’inscrit dans la défense et la promotion des maisons médicales au forfait, pratique considérée comme plus efficiente (sur base des résultats ayant permis les revalorisations antérieures citées en début d’article). Il y a donc l’idée d’une « prime » à un type de pratique. On peut se poser la question de savoir si, dans un contexte où la sécurité sociale est confrontée à de nombreux défis financiers (inflation des coûts, pressions à la privatisation, vieillissement de la population, etc.), il ne serait pas plus adéquat de lutter contre les pratiques de dépenses inutiles que d’accorder des primes pour les dépenses justifiées. Le comité conseille dès lors de ne pas emballer de motifs « pseudo-éthiques » une démarche politique et financière qui a pour but de défendre le système maisons médicales et de le revaloriser financièrement. La revalorisation du forfait liée aux économies en matière de prescriptions de médicaments ne prend sens qu’en tant qu’outil au service du projet des maisons médicales. Ni plus, ni moins. .

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

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