Pendant longtemps, le problème de la précarité alimentaire est resté largement méconnu et ignoré tant par le politique que par le grand public. Aujourd’hui, ce problème sort de l’ombre à la faveur de la montée en puissance de la grande précarité ; les contours du phénomène de l’aide alimentaire et de ses enjeux se font de plus en plus précis.
Un phénomène en croissance
On peut faire remonter l’histoire récente de l’aide alimentaire en Belgique à la moitié des années 80 avec l’émergence d’initiatives bien connues du grand public comme les Restos du cœur ou les banques alimentaires. D’autres initiatives moins médiatiques ont également vu le jour à cette époque, comme le Programme européen d’aide aux plus démunis, dont l’objet consistait à orienter les surplus de l’agriculture européenne vers les personnes en situation de précarité. A côté de ces grandes institutions, il existe depuis longtemps des centaines d’initiatives émanant d’individus, d’associations ou de CPAS qui assurent la distribution quotidienne de colis alimentaires, de repas ou encore de sandwichs et de soupes à des personnes et à des familles en difficulté.L’aide alimentaire : pour qui ? Pourquoi ?
Il n’existe pas à ce jour de données précises et fiables concernant les bénéficiaires de l’aide alimentaire. Selon des estimations réalisées par la Fédération des services sociaux dans une étude récente, le nombre total de bénéficiaires de l’aide alimentaire est de l’ordre de 55.000 personnes à Bruxelles et de 450.000 personnes pour la Belgique. Ces chiffres sont cohérents par rapport aux statistiques de l’Union européenne sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC 2014) selon lesquelles 5,1% de la population (soit 561.864 personnes) n’ont pas la capacité de s’offrir un repas comportant de la viande, du poulet, du poisson ou un équivalent végétarien un jour sur deux1. Les bénéficiaires de l’aide alimentaire sont des personnes sans revenus, sans papiers ou sans domicile fixe, on retrouve également dans les circuits de l’aide alimentaire des chômeurs, des bénéficiaires du revenu d’intégration sociale, des « petits » pensionnés, des « travailleurs pauvres » ou encore des familles monoparentales. En 2009, H.O. Hubert et C. Nieuwenhuys2 soulignaient, dans un rapport qui reste très actuel, que dans la grande majorité, ces personnes présentent des problématiques multiples, voire chroniques, qui parfois s’enchevêtrent dans des nœuds complexes. C’est le cas par exemple, des sans-papiers ou des personnes présentant de lourds problèmes de santé physique et/ou mentale. D’autres, notamment les personnes d’origine étrangère, sont confrontées à des difficultés inhérentes à la langue ou à la culture. Une partie, enfin, souffre du « sentiment d’être abandonné ou déconsidéré par la société » par exemple lorsque les allocations sociales ne permettent pas de joindre les deux bouts. Il importe de souligner que les montants du revenu d’intégration se situent largement sous le seuil de risque de pauvreté. Comme le signale l’Annuaire fédéral Pauvreté en Belgique de 2016 : « Il manque environ 250€ à une personne isolée bénéficiant d’un revenu d’intégration sociale pour atteindre ce seuil de pauvreté. La différence est encore plus grande pour les parents de deux enfants : leur revenu d’intégration s’élève à environ 1100€ alors qu’ils devraient recevoir au moins 2279€ pour ne pas tomber dans la pauvreté. Il leur manque donc plus de 1100€. »3. Il en va de même de nombreux autres minima sociaux, dont les montants, comme le revenu d’intégration sociale ou encore la garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA), se situent en dessous du seuil de pauvreté.Le droit à l’alimentation au coeur de l’aide alimentaire Le droit à l’alimentation est un droit humain fondamental en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 11). Il a force de loi dans les 146 états qui l’ont ratifié, dont la Belgique. Ce droit impose à l’Etat de prendre toutes les mesures appropriées pour sa réalisation. L’aide alimentaire, quant à elle, vise à donner effet directement à ce droit chaque fois qu’un individu ou un groupe se trouve, pour des raisons indépendantes de sa volonté, dans l’impossibilité d’exercer son droit à une nourriture suffisante par les moyens dont il dispose. Dans cette optique, la structuration d’un système d’aide alimentaire n’a pour vocation que de répondre à l’urgence sociale et ne peut être pensée comme une fin en soi. Pour Olivier De Schutter, ex-rapporteur spécial des Nations-Unies pour le droit à l’alimentation, l’aide alimentaire doit être liée à un programme ambitieux de lutte contre la pauvreté et à la mise en place de systèmes alimentaires durables.4On ne s’étonne donc pas de retrouver de nombreux allocataires sociaux aux portes des organisations d’aide alimentaire. Sans compter les travailleurs précaires, intérimaires et/ou à temps partiel dont les revenus sont tellement bas qu’ils n’atteignent pas ces seuils de pauvreté. Pour un nombre croissant de ces personnes, l’aide alimentaire est plus qu’un moyen de soulager un budget : elle devient une réponse indispensable face aux situations d’urgence et de forte fragilité dans lesquelles elles se débattent.
Vide politique et pragmatisme désenchanté
Les politiques publiques en matière de précarité alimentaire restent embryonnaires et dispersées. A côté de la gestion du Fonds européen d’aide aux plus démunis dont il sera question plus loin, ces politiques relèvent pour une grande partie de la lutte contre le gaspillage dans la chaine agro-alimentaire. Les supermarchés, agriculteurs et autres producteurs sont invités, parfois sous la contrainte, à rediriger leurs invendus vers les organisations d’aide alimentaire, qui accueillent cette réponse avec plus ou moins d’enthousiasme. Bien sûr, la récupération des invendus alimentaires permet d’améliorer l’approvisionnement et d’augmenter les variétés de produits proposés aux bénéficiaires, notamment dans le rayon des produits frais et des fruits et légumes ; mais bien souvent, les organisations d’aide alimentaire n’ont pas les moyens humains et matériels nécessaires (véhicules, frigos, etc.) pour pouvoir profiter de la manne qui s’offre à elles. Et, quoiqu’il en soit, la récupération des invendus par le secteur de l’aide alimentaire n’est qu’une réponse partielle et insuffisante au problème de la précarité alimentaire. En particulier parce que les surplus disponibles ne correspondent pas forcément aux besoins des bénéficiaires. Ceux-ci restent donc tributaires de ce que le système met à leur disposition et tant pis si c’est de la mayonnaise en bocal alors qu’ils ont besoin d’huile ou de lait. Le phénomène de l’aide alimentaire et sa montée en puissance ne sont pas nommés et pris à bras le corps par le politique. Pourtant, nous rappellent H.O. Hubert et C. Nieuwenhuys dans l’étude déjà citée, « Il n’est pas suffisant que des personnes puissent apaiser leur faim à travers des mécanismes palliatifs, tels que le secteur associatif. Elles sont alors soumises à un certain nombre d’aléas qui ne garantissent en rien leur droit à une alimentation adéquate et durable »5. Dès lors on est en droit de poser la question suivante : à quand une stratégie nationale coordonnée et concertée pour contrer la précarité alimentaire et garantir à chacun un accès autonome à une alimentation saine et de qualité ?Documents joints
- Recherche Action « L’aide alimentaire aujourd’hui, le droit à l’alimentation demain », H.O. Hubert, J. Vleminckx, FdSS, janvier 2016.
- Hubert H.O., Nieuwenhuys C., L’aide alimentaire au cœur des inégalités, L’Harmattan, 2009, pp.130-147
- Isabelle Pannecoucke, Willy Lahaye, Jan Vranken et Ronan Van Rossem (éds.), Pauvreté en Belgique – Annuaire 2016, Gent, Academia Press, 2016, p.6.
- Voir à ce propos la vidéo d’une intervention de O. De Schutter, “Droit et accès à l’alimentation: quelle stratégie d’aide alimentaire pour l’Europe de demain ?”, www.fdss.be.
- Hubert H.O., Nieuwenhuys C., Op. Cit., pp.155-156.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 75 - juin 2016
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