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Les usagers, maitres de leur santé


Santé conjuguée n°88 - septembre 2019

Le rôle de tous les « soignants » consiste à permettre au patient de devenir acteur de sa santé. Un terrain de choix : les pratiques en santé communautaire.

L’usager de santé qualifié d’idéal serait celui qui est conscient des enjeux de santé, tant individuels que collectifs. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « la promotion de la santé passe par la participation effective et concrète de la communauté à la fixation des priorités, à la prise des décisions et à l’élaboration et à la mise en œuvre des stratégies de planification en vue d’atteindre une meilleure santé. Au cœur même de ce processus, il y a la dévolution de pouvoir aux communautés considérées comme capables de prendre en main leurs destinées et d’assumer la responsabilité de leurs actions »1. La santé communautaire est le processus par lequel les membres d’une collectivité, géographique ou sociale, conscients de leur appartenance à un même groupe, réfléchissent en commun sur les problèmes de leur santé, expriment leurs besoins prioritaires et participent activement à la mise en place, au déroulement et à l’évaluation des activités aptes à répondre à ces priorités. La démarche communautaire en santé désigne en même temps un projet social, un cadre de pensée, une stratégie d’intervention et un modèle méthodologique. Les individus et les groupes sont le point de départ, l’origine de toute action et constituent la source première de savoir. La démarche en santé communautaire consistera en une identification des ressources du territoire et de chaque acteur individuel et collectif pour ensuite passer à la mobilisation de ses ressources. L’infirmier en santé communautaire se situe comme l’agent de santé spécialisé de première ligne. Il travaille principalement en dehors des institutions hospitalières, mais peut être rattaché à un hôpital ou à un centre intégré dans une équipe multidisciplinaire. Sa pratique s’appuie essentiellement sur les principes inhérents à l’approche des soins de santé primaires. Il se situe comme la clé de voûte des programmes de santé communautaire et la cheville ouvrière active dans le cadre de l’élaboration de recherches-actions en santé communautaire. Cet infirmier va évoluer dans la communauté et tentera de travailler avec la population et d’identifier avec elle les besoins et les problèmes.

Une question de paradigme

C’est probablement l’une des premières professions du champ de la santé à avoir renversé le paradigme ancien autrement appelé pasteurien (une cause – un effet – un traitement), qui donna naissance aux grands programmes de lutte contre les principales endémies infectieuses et parasitaires. L’échec relatif de ces programmes verticaux – seule la variole a pu être éradiquée – a redonné vie à un autre paradigme, le paradigme systémique, basé sur une approche globale des problèmes de santé (comme causes de la souffrance humaine) et non une approche spécifique. Le paradigme pasteurien peut aussi être qualifié de sélectif, quantitatif, directif… et le paradigme systémique de global, holistique, qualitatif, participatif… L’intérêt spécifique d’une approche basée sur le paradigme systémique est qu’elle implique directement l’éthique et la morale du comportement des acteurs. En effet, la négociation entre les différents acteurs, la nécessité de tenir compte des besoins et des attentes de chacun, les notions de pouvoir partagé, de négociation, d’altérité, d’auto-estime, la planification négociée, l’interaction entre acteurs permettent de réinvestir dans la recherche d’une meilleure cohésion sociale.

La recherche-action

La situation de départ est la première rencontre entre un professionnel de la santé communautaire (infirmier, assistant social ou sociologue) et un groupe d’usagers au sein d’une maison médicale, de membres d’une association de patients, de jeunes en milieu scolaire, d’enfants en institutions, de personnes âgées, des groupes caractérisés par un certain degré de vulnérabilité… Ici la référence théorique est l’observation participante de Malinowski2. Le travail de recherche représente une immersion faite de multiples rencontres et d’échanges avec les acteurs de la situation. Le dispositif est directement dépendant d’une demande d’intervention initiale adressée par un sujet individuel ou collectif à un chercheur professionnel. C’est d’elle que procède la possibilité d’entretiens approfondis, d’observations précises ; elle justifie l’immersion du chercheur. Quelle qu’en soit la forme, la technique utilisée par le professionnel requiert écoute, respect, neutralité bienveillante. La personne définit elle-même le problème et les solutions. L’accompagnant reconnait à l’usager son expertise par rapport à sa situation vécue. La participation doit consister en une véritable démarche dans laquelle on reconnait la légitimité de la parole et la pertinence de toute pensée élaborée à partir de l’expérience et de l’analyse des personnes en situations. Sous la forme d’un atelier d’expression spontanée, la première étape a pour objectif de faire émerger la représentation du groupe par rapport à son contexte : la maladie, la précarité, le logement, le quartier, la région, la famille, l’hôpital, le décrochage scolaire, l’alimentation et en particulier par rapport à son lieu de vie. Le point de départ est toujours la perception personnelle pour ensuite regrouper les points de vue et passer à la dimension collective.

L’ethnométhodologie comme référence

Ce champ de la sociologie étudie le fonctionnement du savoir ordinaire et du raisonnement pratique dans le contexte social. Garfinkel3 apporte un progrès décisif en liant, dans une continuité pratique et théorique, l’ordre du sens (compréhension, description, explication) et celui du faire. Une théorie de l’action et de l’organisation sociales serait incomplète sans une analyse de la façon dont les acteurs utilisent, dans la conduite de leurs affaires en commun, le savoir et le raisonnement de sens commun qu’ils partagent. Ici aussi on peut parler d’inversion de paradigmes : on cesse de traiter les rationalités scientifiques comme des règles pour l’interprétation des actions humaines. Ethno renvoie à la disponibilité, pour un membre, de la connaissance de sens commun de sa société comme connaissance de sens commun de la société quelle qu’elle soit. Les agents humains ou les acteurs sont capables de comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le font ; cette capacité est inhérente à ce qu’ils font. La capacité réflexive de l’acteur humain est constamment engagée dans le cours des conduites quotidiennes. On peut analyser les méthodes utilisées par les gens dans leur vie quotidienne pour rendre compte de ou comprendre leurs activités à la fois pour eux-mêmes et à destination des autres. La tâche est d’apprendre de quelle façon les activités ordinaires réelles des membres consistent en des méthodes pour rendre les actions pratiques, les circonstances pratiques, la connaissance de sens commun des structures sociales et les raisonnements sociologiques pratiques – analysables. L’individu est référé à son histoire, à un collectif, à un état normal ou pathologique.

Le théâtre comme médium

Une autre méthode pour favoriser l’expression du public est le théâtre, avec des variantes comme le théâtre-forum et le théâtre- action. Lorsque Augusto Boal invente le Théâtre de l’opprimé4, il souhaite réveiller l’esprit de contestation indispensable à une société organisée. Cette activité permet de voir ce qui saute aux yeux, mais qu’on n’a jamais pu voir. Le théâtre-action permet de décrypter la réalité pour identifier les problèmes et les facteurs de résolution. Le théâtre est envisagé ici comme la capacité des êtres humains à s’observer eux-mêmes dans leurs actions. Le théâtre de l’opprimé est théâtre au sens le plus archaïque du mot, les individus sont toujours spect-acteurs. Le théâtre législatif, dérivé du théâtre-action, consiste en une courte pièce mettant en scène des réalités vécues par le public concerné (endettement, addiction, discrimination…). Les spectateurs sont encouragés à proposer par l’improvisation des solutions aux situations problématiques qui les concernent. On passe ensuite à la formulation de propositions qui sont discutées pour atteindre le consensus et les plus pertinentes sont votées. Des représentants du pouvoir local et régional sont conviés pour entendre le résultat et peuvent réagir à la faisabilité des propositions. L’intérêt pour les professionnels et les usagers est multiple : transformer ses propres savoirs, déconstruire pour reconstruire, être coacteur et coformateur… À la notion de participation, on préférera le terme de maïeutique. Pour Socrate, cette notion désigne le processus par lequel le philosophe permet à ses interlocuteurs d’accoucher ce qu’ils savent. Personne n’est jamais qu’ignorance ; le savoir que chacun possède ne demande qu’à être découvert. Il est non seulement la matière même de ce que deviendra le savoir sociologique, mais il est tout autant porteur de sens. Le savoir de l’homme de la rue, les émotions de l’homme parlant, agissant, racontant ne sont pas de simples objets d’études ; dans leur rencontre avec les connaissances spécifiques de l’intervenant, ils sont au cœur de la production cognitive en train de se faire. On parlera donc de coproduction.

La marche exploratoire

Pour contextualiser la situation, la marche exploratoire permet de prendre en compte les différentes composantes de la réalité sociale particulière (spatiale, humaine, historique, culturelle, anthropologique, économique, associative, sanitaire…). Ensuite la population peut réellement établir ses besoins prioritaires en santé en pratiquant le diagnostic en marchant qui consiste à lister, aussi par le biais d’une étude de terrain, les éléments qui influent sur sa santé. Le diagnostic en marchant est une méthode appropriée pour réaliser un diagnostic partagé du territoire, fait par un groupe concerné par une même problématique, comme la santé, pour construire collectivement une connaissance de sa propre réalité et agir sur elle. Cette démarche s’inscrit dans le cadre de l’analyse des besoins sociaux à réaliser. Elle permet aussi aux professionnels et aux politiques de connaitre et comprendre les préoccupations et attentes autour de la santé des habitants. Elle peut créer les conditions de la mobilisation de tous les acteurs concernés, en particulier des habitants, afin qu’ils prennent une part active dans l’amélioration de leur cadre de vie. Concrètement, il s’agit d’observer et d’analyser les atouts et faiblesses du territoire. Cette analyse se fait à partir d’une grille de lecture construite avec les acteurs concernés. Une marche collective permet de dresser un état des lieux en arpentant les rues, d’attirer l’attention sur les déficits et les ressources du territoire, de prendre connaissance du contexte, des tensions sociales… Marcher en groupe constitue une expérience singulière en soi. Les situations observées sont liées à la fois au groupe de marcheurs, en tant que collectif, et aux marcheurs isolément, en tant que personnes singulières. C’est tout l’intérêt de cette lecture intersubjective, qui permet d’éclairer et comprendre les conduites banales du quotidien. Il s’agit de bousculer le quotidien en l’interrogeant. Les enjeux de la participation -Permettre aux professionnels et aux étudiants l’accès à un versant de la réalité vécue par le destinataire de l’accompagnement ou des soins qui serait sans cela très incomplètement appréhendée. -Donner à cette réalité vécue la légitimité d’une donnée incontournable de l’intervention, et non pas d’un effet collatéral ou d’un sujet secondaire. -Placer la personne accompagnée ou le patient en situation surplombante par rapport aux professionnels et aux étudiants pour déjouer le jeu de rôles habituellement en vigueur. Ce faisant, parvenir à transmettre le fait que cet individu est dépositaire d’un savoir dont il serait profondément préjudiciable de se priver au moment où la médecine et l’accompagnement personnalisés sont les maitres mots de l’intervention.

Documents joints

 

  1. Charte d’Ottawa, 1986.
  2. B. Malinowski, Une théorie scientifique de la culture et autres essais, Maspéro/La Découverte, Paris, 1970.
  3. H. Gar nkel, Recherches en ethnométhodologie, PUF, Paris, 2007.
  4. A. Boal, Théâtre de l’opprimé, La Découverte, Paris, 2006.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°88 - septembre 2019

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