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Les CPAS, au pied du mur des inégalités


Santé conjuguée n° 40 - avril 2007

Quand on se retrouve au bas de l’échelle sociale, le CPAS constitue le dernier “gros” filet institutionnel susceptible de préserver une dignité de vie et une affiliation sociale. Y a-t-il dans les CPAS une prise de conscience des problèmes de santé liés aux inégalités dont sont victimes leurs “clients”, y a-t-il des moyens et des dispositifs pour y répondre ? Nous avons posé la question à Anne Herscovici, sociologue, particulièrement sensible aux problèmes d’inégalités de santé, et qui a été présidente du CPAS d’Ixelles de 2001 à début 2007. Voici ce qu’elle nous a répondu.

Pour les CPAS, la question des inégalités de santé s’arrête le plus souvent à celle de l’accès aux soins. Ils estiment leur mission principale remplie quand sont mises en oeuvre des mesures, telles que la carte médicale, qui assurent que tous puissent bénéficier des soins de santé. Et prendre en charge le coût des soins de santé, ce n’est déjà pas rien. A Ixelles par exemple, outre les bénéficiaires du revenu d’intégration (2.283 en juin 2006) et leurs enfants, 1.570 personnes ont une carte médicale (pensionnés, chômeurs, personnes en situation illégale).

On sait pourtant que les soins de santé ne pèsent que pour une part relativement marginale, en tout cas à l’échelle collective, dans l’état de santé des personnes. Mais je crains que la réflexion sur la question des déterminants non médicaux de la santé soit assez rare dans les CPAS, en particulier pour tout ce qui touche à la position dans la hiérarchie sociale, à l’estime de soi, aux liens sociaux. Et savoir qu’être pauvre est mauvais pour la santé ne se traduit pas pour autant par des politiques préventives.

Il faut reconnaître que la marge de manoeuvre des CPAS est assez maigre en raison des contraintes légales qui leur sont imposées. Certaines d’entre elles ne sont pas bonnes pour la santé. Par ailleurs les moyens humains et budgétaires dont disposent les CPAS ne sont pas, comme on dit, à la hauteur des enjeux. Un petit mot sur ces moyens pour éviter une lecture qui diabolise les CPAS.

Le mode de financement des CPAS est en partie fédéral et en partie communal. Les CPAS qui comptent plus de 1.000 bénéficiaires touchent du fédéral 65% du revenu d’intégration. Presque tout le reste est à charge communale, hormis une toute petite part régionale. Les fonds fédéraux énergie/médiation de dettes et le budget culturel sont venus récemment améliorer la situation. Mais pour le reste, le CPAS n’ayant pas de ressources propres, il doit chercher des ressources complémentaires auprès de la commune, qui est elle-même sensée avoir un budget à l’équilibre. Quand le CPAS présente l’addition à la commune, les échevins s’arrachent les cheveux parce qu’ils vont devoir, eux, renoncer à des politiques éventuellement importantes, en instruction publique, en culture…

Globalement, plus une commune est pauvre, plus elle a de dépenses sociales et moins elle a de rentrées fiscales. La section CPAS de l’Union des villes et des communes revendique d’ailleurs un remboursement du revenu d’intégration à hauteur de 90% : pour alléger la charge des communes et pour une solidarité mieux répartie à l’échelle du fédéral, dont les politiques ou les non-politiques (logement, chômage, immigration, santé) ont souvent pour effet de transférer des dépenses vers les CPAS. Tutelle fédérale, tutelle régionale, tutelle communale : les CPAS sont sous haute surveillance. A la différence des zones de police, qui n’ont pas de compte à rendre et coûtent pourtant si chers aux communes.

Avec une meilleure intervention fédérale, les CPAS pourraient, à budget égal, penser santé, prévention, travail communautaire.

Revenu et logement

Parmi les facteurs qui déterminent la santé, un des plus importants est le revenu. D’abord parce qu’avec le revenu, c’est la qualité du logement qui est en cause. Actuellement, le coût des logements constitue un problème dramatique. Obligées de faire face à des loyers trop chers par rapport à leurs ressources, les personnes qui ne bénéficient que d’un revenu d’intégration ont le choix entre endettement structurel, ce qui n’est pas très bon pour la santé mentale en termes de stress, et logement pourri, qui n’est bon ni pour la santé mentale ni pour la santé physique. Quand on habite à quatre dans une seule pièce, sans espace à soi, avec l’eau qui coule le long des murs, comment s’étonner que les gens “pètent les plombs” et que les enfants ne travaillent pas bien à l’école ? Quand le logement est trop exigu, mal insonorisé, difficile d’y inviter des connaissances, de s’y sentir protégé et d’y nouer des relations sociales. Difficile aussi d’avoir une consommation énergétique « raisonnable » quand le logement est mal isolé. Si les CPAS paient la consultation du médecin généraliste et des médicaments, il est sans doute plus rare qu’ils paient le remplacement d’un carreau cassé ou qu’ils entreprennent des démarches pour qu’un propriétaire remplace des châssis vermoulus. Ce qui serait pourtant la meilleure façon d’éviter les frais d’une nouvelle consultation médicale.

Les CPAS ne demeurent pourtant pas inactifs sur le plan du logement : ils peuvent mettre à profit les visites à domicile des assistants sociaux pour détecter les logements insalubres ou non conformes au code du logement. En concertation avec la commune, les CPAS peuvent agir à l’égard des propriétaires, aider à la recherche d’un logement salubre et des moyens d’y accéder (notamment les ADIL, qui couvrent temporairement le supplément de loyer lorsqu’on accède à un logement plus salubre), mais cet accompagnement n’empêche pas les propriétaires d’exiger des prix très élevés ou de refuser sous de multiples prétextes de louer leur bien à qui n’a pas la peau blanche. La fermeture d’un logement insalubre peut se traduire in fine, pour celui qui l’occupait, par une nouvelle galère, la location d’un autre logement insalubre. A Ixelles, nous avons tenté d’éviter cela en collaborant de façon systématique avec la Commune, la Région et les associations spécialisées dans les questions de logement.

Mais la question de base demeure l’insuffisance du revenu dans le contexte locatif actuel. Avoir un emploi, toucher une pension ne garantit plus non plus le droit au logement. Piège à la sortie aussi…

Le revenu d’intégration est beaucoup trop bas, mais pas seulement le revenu d’intégration : les allocations de chômage et les petits salaires aussi. Il ne faut pas perdre de vue que, sauf pour quelqu’un qui a une qualification, toute personne aidée par le CPAS (surtout une femme avec enfants), va voir son niveau de vie baisser en passant du CPAS au chômage ou à un emploi non qualifié. Avec un boulot, elle perd les allocations familiales majorées, le statut VIPO, la gratuité des transports en commun, les chèques sport, les chèques culture et le soutien des assistants sociaux (qui, dans les bons CPAS, est quand même important). Les dépenses par contre augmentent : crèche, transports, vêtements, etc. C’est tout le thème du piège à l’emploi.

Par ailleurs, le niveau de certains salaires est tellement bas qu’on voit venir au CPAS de plus en plus de travailleurs qui demandent de l’aide pour payer les soins de santé. Y compris nos propres travailleurs qui ne peuvent pas se payer, par exemple des prothèses dentaires ! Au nom de quoi certains conseillers refusent de payer pour les usagers du CPAS…

Vous avez dit revenu “d’intégration” ?

Des lois mauvaises pour la santé

Voyez le niveau du revenu d’intégration : 644 euros pour un isolé. A Bruxelles, il n’y a pas moyen de trouver un logement correct (et encore…) à moins de 400 euros. Quand on a réglé ces 400 euros de loyer, déposé la garantie locative, payé l’eau, le gaz, l’électricité, les assurances, que reste-t-il pour se meubler, se vêtir, se nourrir, se soigner, se faire un cadeau et faire un cadeau, car cela aussi fait aussi partie de la santé mentale ? Et quelle force ne faut-il pas, dans ce contexte, pour se projeter dans l’avenir, pour affronter une formation, la recherche, souvent vaine, d’un emploi « normal ». Même si les travailleurs sociaux des CPAS peuvent offrir un précieux point d’appui.

Tout le monde reconnaît donc qu’il est impossible, à Bruxelles du moins, de mener une vie conforme à la dignité humaine avec le seul revenu d’intégration. Pourtant ce minimum de moyen d’existence est aussi le maximum autorisé.

Tout ce que les usagers d’un CPAS tentent pour s’en sortir (logement partagé ou petits boulots) est aussitôt neutralisé financièrement. Avoir plus que ce minimum est de fait interdit !

Une manière d’améliorer sa situation, c’est de partager un logement, ce qui peut être excellent en termes de santé mentale, de liens sociaux, de solidarité et permet d’avoir un logement de meilleure qualité sans dévorer plus de la moitié de son budget. Mais là on tombe dans la règle de la cohabitation, définie par la loi comme le fait de faire des économies d’échelle et de régler principalement en commun les questions ménagères. La cohabitation se traduit donc par un montant raboté à 429 euros. Peu importe qu’il n’y ait éventuellement aucune vie commune et que chacun fasse ses courses de son côté.

Par ailleurs combien de vrais projets de vie commune ne sont-ils pas mis à mal par ces règles relatives à la cohabitation ? Combien de couples ne se séparent-ils, plus ou moins fictivement, pour disposer de plus de ressources et combien de pères ne sont-ils plus finalement que de passage ? Combien de disputes et de vraies séparations quand un couple découvre que la vie commune s’accompagne d’une forte diminution de ses ressources ? Avec in fine, un nombre impressionnant de mères qui se retrouvent seules avec leurs enfants et noyées sous les responsabilités.

Trouver un travail à temps partiel, saisonnier ou intérimaire ne permet pas non plus de sortir vraiment la tête de l’eau : à l’exception de 200 euros qui peuvent dans certains cas être immunisés, tout salaire gagné doit être déduit du revenu d’intégration. Cela n’est guère stimulant, et c’est vécu comme une profonde injustice par ceux qui, souvent sans qualification, ne trouvent que ces petits boulots précaires, souvent loin de leur domicile et avec des horaires inconfortables. Ils améliorent à peine leurs ressources mais doivent faire des démarches administratives fastidieuses, avec le risque de toucher leur revenu d’intégration complémentaire avec retard. Les revenus du travail en noir doivent aussi être déclarés au CPAS. On ne le dénonce bien sûr jamais à aucun service, mais on tient compte du revenu qu’il est censé avoir procuré. Ne pas informer le CPAS de ses revenus, c’est une des façons de se débrouiller sans devoir demander des aides complémentaires, mais c’est courir le risque d’être « pris » avec, à la clé, remboursements des sommes indûment touchées et sanctions. Depuis l’entrée des CPAS dans la Banque Carrefour, il est d’ailleurs devenu impossible cacher longtemps un travail déclaré.

Si le revenu d’intégration ne permet pas de mener une vie conforme à la dignité humaine, rien n’interdit aux CPAS, sauf le manque de volonté politique ou le manque de budget, de payer des aides complémentaires, sur fonds propres ou grâce à des fonds fédéraux. Pour le logement par exemple, ils disposent de fonds fédéraux qui permettent de payer les dettes de gaz, d’électricité, d’eau. Mais cela veut dire, pour ceux qui y font appel, une dépendance accrue à l’égard du CPAS. Quand les assistants sociaux proposent la prise en charge des factures d’énergie impayées, certains conseillers de l’action sociale regardent non seulement si la consommation est raisonnable, s’il n’y a pas une augmentation de la consommation, mais aussi si cette demande n’est pas récurrente. A la troisième demande, il va immanquablement se trouver un mandataire ou une majorité de mandataires pour dire que ça devient un système, que c’est trop facile. Qu’est-ce que ça veut dire : « c’est trop facile » ? Et comment gérer son budget en bon père de famille quand le manque est structurel et que toute initiative autonome pour le combler est neutralisée ? Entre soupçon de fraude et mise en cause des capacités gestionnaires des bénéficiaires du revenu d’intégration, la voie est étroite : quand ils parviennent à tout payer seuls, certains conseillers disent : « il/elle travaille en noir, avec ce que le CPAS lui donne, c’est pas possible de payer un loyer pareil ». A l’inverse, quand une personne apporte régulièrement ses factures, les mêmes disent : «qu’est ce qu’elle fait de son argent, elle gère mal ». Vivre dans cette situation d’insécurité, où on est condamné soit à demander des aides, avec ce que cela peut avoir d’humiliant, soit à se « débrouiller » (certains appellent ça frauder), dans le stress du « comment on va s’en sortir » ou du « pourvu qu’on ne se fasse pas coincer », je ne pense pas que ça soit bon pour la santé mentale.

Budget étriqué et comportements de santé : l’impossible promotion de la santé ?

L’examen du budget des personnes aidées par le CPAS fait parfois apparaître des dépenses mauvaises pour le budget et mauvaises pour la santé. Le poste cigarettes, pour ne citer que le plus « avouable », peut faire sursauter. La tentation est grande, et certains conseillers y cèdent, de « moraliser », de refuser de payer des meubles, des factures de gaz ou autres, estimant que la personne endettée n’a qu’à arrêter de fumer… Et d’inviter les assistants sociaux à obtenir des changements de comportement !

Dans le même registre, certains trouvent qu’il ne faut pas apporter d’aides complémentaires aux femmes « irresponsables » qui ont « trop d’enfants vu leur situation ». Comme si leur rendre la vie plus difficile allait les conduire à adopter une méthode de contrôle des naissances efficace !

Autre aspect « santé » : l’alimentation. Certains CPAS mettent sur pied des ateliers cuisine, où on travaille à la fois la diététique, l’équilibre des repas et celui du budget. Et le plaisir d’une table partagée. Sur le mode non contraint, cela marche. Mais je ne sais pas combien de temps cet « écolage » résiste aux publicités pour les chips, le chocolat et le coca-cola. Je sais en tous cas que les CPAS n’ont pas de budget pour faire ce travail. Sauf projet retenu par l’une ou l’autre Fondation. Encore faut-il pouvoir payer des « porteurs de projets ». Il en va de même d’ailleurs pour tout travail de type communautaire, qu’il s’agisse de lutter contre les allergies, ou les cafards ou de ne pas gaspiller l’énergie.

Souffrance psychosociale et aide conditionnée : les CPAS désarmés

J’ai eu régulièrement un terrible sentiment d’impuissance devant des usagers qui me semblent « à côté de leurs pompes » – mais je ne suis pas médecin – très dépressifs et/ou consommateurs abusifs de psychotropes. Ils se mettent en défaut par rapport aux exigences de la loi. Ils ne remplissent pas leurs obligations (multiples rendez-vous ratés, formations abandonnées, démarches administratives non effectuées, agressivité ou léthargie, etc…) et risquent donc de se voir priver du revenu d’intégration. Et de plonger en conséquence dans une situation pire encore.

Là où je pense souffrance psychique, d’autres voient absence de bonne volonté, refus de collaboration. Mon diagnostic amateur est réduit à de la « naïveté » ou à de la gentillesse mal placée. Une attestation médicale permet de suspendre les obligations des usagers, mais encore faut-il qu’ils acceptent de voir un médecin et que le médecin fasse plus que délivrer un certificat. Dur aussi de devoir médicaliser, si pas psychiatriser une personne pour lui éviter la perte de ses droits. Dur de se contenter de ce minimum-là, de n’avoir d’autre perspective à proposer que le maintien d’une aide financière. Jusqu’à l’âge de la pension ? Cela ressemble à de l’abandon, du renoncement face à une cause qui serait perdue. Les CPAS ne disposent pas ou peu des outils qui permettent un accompagnement spécifique, un travail d’insertion socio-professionnelle adapté et donc à bas seuil d’accès.

Il n’est pas rare, face à des problèmes de santé avérés qui compromettent toute action d’insertion socio-professionnelle, que certains mandataires proposent de conditionner le maintien du revenu d’intégration au suivi d’un traitement médical. Ou à des démarches pour la reconnaissance d’un statut de handicapé… La plupart des assistants sociaux suivent heureusement des formations, connaissent le réseau santé de leur commune et savent que l’injonction thérapeutique fonctionne rarement. Si on leur en donne le temps – c’est trop rare – ils tentent d’établir une relation de confiance, de mettre en place un travail de structuration, un accompagnement qui ne se focalise pas nécessairement sur le mise à l’emploi. L’invitation à un suivi thérapeutique a alors plus de chances d’être entendue.

L’air du temps est à l’activation, au contrat et à l’aide conditionnée. Pas seulement l’air, la loi sur le droit à l’intégration en porte la marque. Je pense qu’il est indispensable que les médecins, les psychologues aident les CPAS à construire une boite à outils intelligente pour résister à la force des clichés et des « il n’y a qu’à ».

De la formation à l’estime de soi

Autre registre parmi les déterminants de santé : les questions d’enseignement et de formation. Même s’ils ne réfléchissent pas leur action en termes de santé, les CPAS jouent là un rôle important puisqu’ils permettent à de nombreuses personnes de mener à bien des études, à tous les niveaux, dans toutes les disciplines. Les CPAS ouvrent de toute évidence à de nombreuses jeunes femmes les portes de l’égalité des chances.

Rôle important mais difficile quand il s’agit de rattraper les échecs du système scolaire. Beaucoup de jeunes sont au CPAS précisément parce qu’ils n’ont pas terminé le moindre cycle d’études, parce qu’ils ont décroché. Inutile de dire que leur envie d’étudier n’est pas souvent spontanée, que les contraintes horaires leur sont depuis longtemps étrangères et que leur estime d’eux-mêmes est faible. Les remobiliser, leur offrir un cadre qui les structure et leur permette de se projeter dans l’avenir, leur redonner confiance et inverser la spirale de l’échec, c’est un fameux travail de santé.

La question de la formation est centrale mais bien difficile aussi pour toutes celles et ceux qui ne connaissent aucune de nos langues nationales ou qui n’ont jamais été scolarisés. Pouvoir lire et comprendre un contrat de bail, un plan de la ville, une étiquette sur un produit de nettoyage, la notice d’un médicament, ou …les règles du CPAS, c’est une clé pour l’émancipation. C’est bon pour la santé. Cela nous semble évident mais pour les usagers du CPAS qui ont dû quitter leur pays, l’urgence vécue c’est celle des ressources et donc l’obsession du travail à tout prix. Or impossible aujourd’hui de décrocher, au départ du CPAS, un emploi déclaré, même non qualifié sans pouvoir lire un minimum. Les CPAS imposent donc souvent des cours intensifs de français, de néerlandais, ou des cours d’alphabétisation. Si les usagers concernés ne suivent pas ces cours, le CPAS peut considérer qu’ils ne montrent pas de disposition au travail et supprimer leur aide financière. Or ces cours sont vécus comme superflus ou secondaires. Il faut dire que nombre de personnes aujourd’hui régularisées ont survécu en travaillant en noir sans que la question de la langue ne fasse obstacle. Et qu’il en va toujours ainsi dans le secteur du travail en noir, quelque soit le statut de séjour. La contrainte, et donc souvent l’échec ou la lenteur de l’apprentissage, est vécue comme une humiliation de plus. Mauvais pour l’estime de soi, mauvais pour la santé.

Du côté de ce qui est bon pour la santé, je voudrais pointer la culture, sous toutes ses facettes. Depuis 2003, les CPAS peuvent faire appel à des subsides fédéraux pour encourager «la participation et l’épanouissement culturel » de leurs usagers. Pratiquement cela veut dire qu’en dehors de tout cadre contraignant, les usagers peuvent bénéficier d’une aide financière pour avoir accès à un club de sport ou à une académie, pour l’achat de partitions de musique, ou de billet d’entrée pour un spectacle, pour un stage de danse, d’initiation à internet ou l’achat de livres. Ce budget permet aussi de financer des projets portés par les usagers eux-mêmes, seuls ou en collectif : exposition de photos, de peintures, concert, danse, théâtre. Autant d’occasions pour les usagers de faire lien avec les autres, de valoriser leurs talents et d’être reconnus dans leurs compétences, d’être fiers de ce qu’ils peuvent faire et offrir aux autres. De se sentir respectés.

Respect des usagers

Si les CPAS n’ont pas la maîtrise sur le montant du revenu d’intégration ou des loyers, ils peuvent beaucoup pour le respect des usagers.
La manière de recevoir une personne, d’organiser l’accueil pour réduire les temps d’attente, d’informer sur les droits et les obligations (si complexes que les assistants sociaux ou les mandataires eux mêmes ne s’y retrouvent pas au fil des modifications), ce sont des choses essentielles pour ce qui est de l’estime de soi, pour renouer des liens de confiance, de retrouver de l’espoir et donc de la force. Cela implique des locaux adaptés et un nombre d’assistants sociaux tel qu’ils aient du temps pour écouter et entendre, pour expliquer. Pour se former aussi. Des travailleurs sociaux soumis à rude épreuve

Avec ma formation de sociologue qui travaille sur les inégalités de santé depuis longtemps, je ne pouvais ignorer qu’il n’y a pas de travail social digne de ce nom sans amélioration des conditions de travail des assistants sociaux. Si on veut faire baisser la pression, l’agressivité, les violences, il faut d’abord que les travailleurs sociaux soient en état de recevoir paisiblement les personnes. A Ixelles, nous avons pu étoffer sérieusement l’équipe des assistants sociaux et leur donner ainsi la possibilité de dégager du temps. On a supprimé les permanences du jeudi matin, en mettant un système de garde en place, pour que les assistants sociaux disposent d’une demi-journée pour organiser leur temps comme bon leur semble, par exemple pour recevoir des personnes avec des problématiques particulièrement complexes sans avoir la pression du rendez-vous suivant, pour des supervisions, des réunions d’équipe, pour lire les revues auxquelles le CPAS s’est abonné, dont Santé Conjuguée (ndlr : commentaire non sollicité mais qui fait toujours plaisir), bref prendre de la distance. Une fois par mois, il y a une réunion de tous les assistants sociaux qui en font le programme eux-mêmes : par exemple ils ont beaucoup travaillé avec les différents services de santé mentale de la commune. Ce travail reste néanmoins dur. Ce n’est pas par hasard si, dès qu’une place hors première ligne se libère, par exemple dans une cellule de médiation de dettes ou une cellule logement, il y a beaucoup d’amateurs. Et je comprends ces demandes. Moi qui n’étais pas vraiment en première ligne, j’ai très mal dormi pendant six ans.

Le travail avec le secteur associatif

Dans un contexte réglementaire et socio-économique qui rend le travail des assistants sociaux difficile, sortir le CPAS de son ancien isolement est particulièrement important. La Cocom (une des instances de pouvoir régional à Bruxelles, ndlr) a un budget auquel les CPAS peuvent faire appel pour mettre sur pied une coordination sociale. Grâce à ce budget, la coordination sociale a pu à Ixelles devenir un lieu permanent d’échange et de constructions de collaborations au niveau communal. Je pense notamment au travail réalisé en matière de logements. Ou de soutien aux personnes âgées. Les échanges d’informations ont aussi permis de dé-diaboliser les perceptions que CPAS et associations avaient l’un de l’autre. Jusque là, le CPAS voyait un peu le secteur associatif comme un secteur irresponsable, sans comptes à rendre, sans cadre normatif, sans tutelles, sans contrôle du Tribunal du Travail… A l’inverse les associations décrivaient le CPAS comme une froide machine à broyer les pauvres gens. A Ixelles, on a fait un travail passionnant parce que, à travers de la coordination et le conseil consultatif de l’action sociale, chacun a pu expliquer les logiques institutionnelles dans lesquelles il travaillait, les lois qui s’imposaient aux uns et aux autres. Ce cadre informatif étant tracé, les questions pertinentes posées de part et d’autres n’étaient plus entendues comme impertinentes, le jeu ne consistait plus à renvoyer aux autres ses impuissances mais bien à en sortir ensemble. Votre parcours personnel vous rendait sensible à ces problématiques. Avez-vous pu faire passer votre sensibilité ? Pour m’en tenir à un exemple, la réorganisation du service social, c’est la marque concrète d’une sensibilité partagée. Par ailleurs, j’ai essayé d’introduire de l’argumentation, de l’information. Tout ce que je viens de vous dire, je l’ai dit et répété, mais c’est difficile parce que la plupart des mandataires, y compris de bonne volonté, ne prennent pas beaucoup de recul, se laissent emporter par les vents dominants, ceux de l’activation et de la faute individuelle. Ils résistent peu à la tentation de voir en chaque demandeur d’aide un paresseux ou un tricheur potentiel (et des vrais tricheurs, il y en a). Ce qui m’a le plus agacé, c’était – c’est encore – d’entendre mon point de vue ramené à une question de gentillesse. Comme s’il ne s’agissait pas d’un point de vue politique, d’une question de justice et d’égalité.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 40 - avril 2007

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