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Depuis 2018, douze projets pilotes « Integreo » [1] expérimentent de nouveaux modèles d’organisation des soins des personnes malades chroniques. Ces projets, qui s’appuient sur la collaboration entre les différents dispensateurs de soins et d’aide sur un territoire donné, devraient constituer une première étape vers des soins intégrés pour tous en Belgique.

En 2012, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) publie un rapport sur « l’organisation des soins pour les malades chroniques en Belgique » [2]. Quelques années plus tard, en octobre 2015, l’ensemble des ministres de la Santé approuvent le « Plan conjoint en faveur des malades chroniques : des soins intégrés pour une meilleure santé ». Et parmi les lignes d’action de ce plan, on retrouve l’expérimentation de projets-pilotes qui n’auront d’autre but que de tester de nouveaux modèles de soins. Les constats issus des études menées sur le sujet montrent en effet que notre système de soins est trop fragmenté, trop réactif et centré sur la maladie, et que la place des patients y est trop « passive ».

« L’implémentation des initiatives au sein des projets pilotes a pour ambition de modifier le système de santé vers plus de continuité des soins, de multidisciplinarité et afin que le patient soit vraiment acteur de ses soins », explique Patricia Chavez, de la Cellule interadministrative de la DG Soins de santé. « Les malades chroniques sont de très grands utilisateurs des soins de santé, rappelle aussi Jean Macq, professeur à la faculté de santé publique à l’UCLouvain, qui a accompagné la mise en œuvre du processus. L’idée était donc de commencer par les personnes malades chroniques en vue de shifter progressivement vers toute la population. C’est une opportunité pour aller beaucoup plus loin. »

L’appel à projets, lancé en février 2016, repose sur un travail théorique qui articule des « objectifs » et des « composantes ». Pour ce qui est des objectifs, il s’agit d’améliorer la santé de la population, l’expérience des patients et d’utiliser les moyens de manière plus efficiente, mais aussi d’améliorer le bien-être du prestataire et porter une attention particulière sur l’équité dans l’accès aux soins. Quant aux composantes, épinglons entre autres l’empowerment du patient, le soutien des aidants proches, le développement de la fonction de case management ou encore la réintégration socioprofessionnelle.

Cinq projets en Wallonie, un à Bruxelles et six en Flandre ont ainsi vu le jour en janvier 2018. Leur ambition ? Mettre sur pied, sur un territoire de 100 000 à 150 000 habitants, un consortium de collaboration réunissant une série de partenaires (hôpital, première ligne de l’aide et des soins, promotion de la santé, associations de patients et d’aidants proches) et proposer des actions adaptées aux besoins de ce territoire. « On a pour habitude de penser en termes de parcours de soins (le continuum domicile-hôpital-domicile), explicite Jean Macq. Ici l’idée est d’articuler cette logique avec une autre, qui consiste à penser en termes de territoire : comment s’assurer, sur un territoire donné, de la meilleure articulation possible entre tous les acteurs ? En Flandre, cette logique est développée depuis pas mal d’années, mais à Bruxelles et en Wallonie, c’est beaucoup plus compliqué. » Compliqué notamment parce qu’une multiplicité d’initiatives de mise en réseau (zones de soins, réseaux 107, réseaux hospitaliers, réseaux multidisciplinaires locaux) existent déjà sans que leurs territoires s’emboîtent, mais aussi parce que la compétition entre les acteurs de piliers différents freine la collaboration.

Tout le monde autour de la table

La première finalité des projets consiste donc à réunir au sein d’une structure unique l’ensemble des acteurs du soin et de l’aide (hôpitaux, médecins, pharmaciens, infirmiers, kinés, aides à domicile, mutuelles, acteurs de la prévention et de la promotion de la santé, représentants de patients et d’aidants proches, mais aussi parfois les communes et les CPAS). « Le patient, cela lui est égal de savoir s’il est face à de la première ou de la seconde ligne, si les prestataires sont payés par le fédéral ou par le régional… Le projet Intégreo a pour ambition de mettre tout le monde autour de la table. Il faut absolument se parler », explique Anne-Françoise Raedemaeker, coordinatrice du projet PACT dans le Hainaut, pour lequel une nouvelle asbl intégrant l’ensemble de ces acteurs a été constituée. Les décisions y sont prises par consensus, dans une approche basée sur les outils d’intelligence collective. « Si personne n’est en désaccord ferme avec un projet, alors c’est qu’il y a un accord pour le tester. Cela permet de dépasser certaines résistances au changement, précise-t-elle. Dans un monde idéal, tout le monde est d’accord avec le référentiel. Mais dans l’opérationnalisation, c’est plus compliqué. On touche à des cultures de travail et à des modes de financement différents chez les divers intervenants. Cela met du temps. On doit tabler sur la motivation de pionniers. »

Et si dans certains territoires on part presque de rien pour créer ces nouvelles synergies, ailleurs on se greffe sur des initiatives préexistantes. C’est le cas de Chronilux, en province de Luxembourg, où le service intégré de soins à domicile (SISD) chapeaute le projet. Un projet qui s’est focalisé au début sur la situation des patients diabétiques, avant d’être étendu aux autres maladies chroniques. Une multiplicité de partenaires issus de 44 communes y prend part afin de favoriser les rencontres multidisciplinaires, renforcer la prévention, éviter la fragmentation des parcours entre hôpital, domicile et maison de repos, et « rendre le patient acteur de sa santé ». « On s’est rendu compte que les prestataires ne se connaissaient pas vraiment, commente Céline Mostade, coordinatrice du projet. On a donc essayé de faire réseau, ce qui est particulièrement important en province du Luxembourg, où la distance géographique entre les prestataires est grande. »

De nouvelles fonctions en réflexion

Le budget débloqué pour soutenir les projets pilotes permet d’engager une coordination pour chacun d’eux (152 000 euros/an), et de lancer des actions concrètes (208 000 euros/an).

Dépistage du diabète en pharmacie et de la rétinopathie diabétique par des infirmiers en collaboration avec un ophtalmologue, formation des prestataires de soins à la nomenclature « diabète », création d’un réseau de diététiciens, relance des concertations médico-pharmaceutiques, projets de « réconciliation médicamenteuse » (assurer la cohérence des schémas de médication entre l’hôpital et l’ambulatoire) et de révision médicamenteuse (évaluation régulière de tous les traitements d’une personne), actions d’éducation thérapeutique des patients, « activités physiques sur ordonnance », création d’un cahier de liaison du patient malade chronique ou encore (ré)activation de nouveaux processus de concertation au chevet du patient… la liste des actions mises en place est longue, varie d’un territoire à l’autre et concerne une ou plusieurs pathologies.

Ce sont aussi de nouvelles fonctions qui sont expérimentées. Dans le Hainaut (projet PACT), deux case managers sont impliqués dans la réalisation d’un « bilan » des besoins et attentes des patients en fonction de leur famille et de leur environnement. Une fonction qui nécessite des compétences techniques, psychologiques et sur les process entre prestataires, car « le case manager doit intervenir à certains moments clés sans prendre la place des autres », précise Anne-Françoise Raedemaeker.

À Bruxelles, dans le cadre du projet BOOST, les fonctions de référent hospitalier (personne qui, au sein de l’hôpital, joue le rôle de liaison entre le dedans et le dehors pour plus de continuité des soins) et de référent de proximité (un professionnel du social ou de la santé de première ligne qui joue le rôle de personne de référence dans le réseau de chaque patient) sont réfléchies. « Pour le référent de proximité, on a commencé à travailler avec un petit groupe de volontaires et on a mis en place une puis plusieurs communautés de pratiques afin de permettre un échange des regards, pratiques et compétences », relate Gaétane Thirion, responsable projets chez Brusano. Des communautés qui se réunissent autour du rôle, des missions et du profil de fonction de ce référent. « Parfois, les patients ne savent pas vers quel professionnel se tourner. Parfois, ils s’adressent à un professionnel en qui ils ont confiance même si ce n’est pas “la bonne personne”. L’idée est que cette personne, présente dans le réseau du patient et en qui il a confiance, soit présente sur le long terme. Cela peut être un médecin généraliste, un pharmacien ou une aide familiale. À la différence d’un case-manager, elle n’aura pas forcément un rôle de coordination des soins, mais plutôt une posture d’écoute et du temps à disposition », explique Gaétane Thirion. Des outils sont mis à disposition de ces professionnels. Exemples ? Le « Babbel Boost », un jeu de cartes construit autour des déterminants de santé pour remettre les patients au centre de l’échange et permettre la discussion autour de leur qualité de vie, ce qui y fait obstacle ou au contraire les ressources mobilisables ; les communautés de pratique ; ou encore un helpdesk téléphonique que le professionnel peut joindre pour faciliter une meilleure orientation de ces patients. « On réfléchit aussi chez Brusano à la fonction de case-manager, précise Gaétane Thirion. Nous questionnons la pertinence des deux fonctions, leurs spécificités, leurs complémentarités afin de proposer un modèle qui intègre toutes les facettes d’un accompagnement de qualité dans la continuité. »

Forces et limites

Plus de 1 500 acteurs sont impliqués dans ces projets qui couvrent environ un quart de la population. « Un pas énorme a été fait dans toutes les zones. Les consortiums, qui n’étaient que sur papier au début, sont devenus des réseaux stables. On a pu constater, une augmentation de la participation des prestataires aux différentes actions », constate Patricia Chavez. Une dynamique sur laquelle les acteurs locaux ont pu s’appuyer pour mettre en place certaines initiatives durant la crise sanitaire (par exemple la vaccination). Quant aux résultats des actions développées, « ils ne pourront être évalués que sur le long terme, et pas après une durée de quatre ans », précise-t-elle.

Du côté des faiblesses, Jean Macq note une approche demeurée dans certains projets, « trop hospitalo-centrée et curative » au détriment de la santé communautaire et la prévention, mais aussi des associations de patients. « Une difficulté réside dans la capacité de ces associations à pouvoir répondre à toutes les demandes, explique-t-il. Elles ont finalement peu de ressources pour cela. Et on peut faire le même constat pour les aidants proches. »

Autres points à développer dans le futur : des « tableaux de bord » sur l’utilisation des soins par territoire (le partage des informations détenues par chaque prestataire demeure insuffisant) ainsi qu’une réflexion sur les modèles de financement, car « nous sommes encore très fort dans un financement à l’acte et monoprofessionnel », selon Jean Macq, qui plaide pour une réflexion sur des formes de financement par objectifs, au sein desquels l’hôpital et la première ligne devraient collaborer. À tenir à l’œil également : la nécessité d’équité dans l’accès aux soins, avec une attention particulière pour les publics vulnérables. « C’est très important, surtout à Bruxelles », commente Gaétane Thirion. Raison pour laquelle Brusano travaille aujourd’hui sur la « fonction 0,5 »///////////////3 « afin de faire en sorte que l’ensemble des acteurs de première ligne puissent abaisser au maximum leur seuil d’accès ». « Ces projets ont le mérite d’exister, conclut Claire Vanderick, coordinatrice de l’Intergroupe des maisons médicales Semois Ourthe Lesse et Lomme (IGSOL), qui prend part au projet Chronilux. Les prestataires sont preneurs, mais les effectifs manquent pour harmoniser et échanger les pratiques. »

Quelles perspectives ?

Le financement des projets prendra fin en décembre 2022. Mais « il y a une réelle volonté de poursuivre la dynamique », assure Jean Macq. Une étude du KCE pour déterminer la « maturité des soins intégrés en Belgique » est en cours. Reste à savoir quels contours prendra la politique à venir pour une meilleure intégration des soins et comment elle pourra s’articuler avec d’autres approches territoriales ou de quartiers//////////////////4.

Cet article est paru dans la revue:

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