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Fracture numérique et fracture sociale


avril 2021, Analyses et études

L’absence d’interlocuteur, remplacé par une plateforme numérique, plonge l’usager dans une profonde solitude et détresse, et le prive d’un contact chaleureux et d’un échange réel. La crise sanitaire liée à la Covid a accéléré ce phénomène, qui s’est étendu à d’autres domaines jusqu’alors épargnés.

  • Par Stefania Marsella, assistante sociale à la maison médicale Calendula, chargée de projets à la Fédération des maisons médicales, coordinatrice du groupe des travailleurs sociaux jusqu’en 2022.

Les assistants sociaux des maisons médicales [1] sont en première ligne pour accompagner les patients dans leurs démarches sociales, et servent d’interface avec les services extérieurs afin de faciliter et faire aboutir ces procédures. Le constat est unanime, ces démarches se sont intensifiées, tant les problématiques traitées sont complexes, multiples et répétitives. Elles viennent se rajouter à la lourdeur d’un quotidien dans lequel des soucis de santé et/ou de santé mentale se superposent dans un enchevêtrement où les causes et les conséquences se confondent, et qui rendent chaque procédure insurmontable. Cette aide, couplée à l’aide médicale et psychologique, s’avère pour certains absolument indispensable afin de ne pas basculer dans la précarité ou dans une forme de décrochage social. Dans ce contexte, la fracture numérique est une donnée qui tend à prendre de l’ampleur et risque d’aggraver les phénomènes dits de non-recours. Par ailleurs, l’absence d’interlocuteur, remplacé par une plateforme numérique, plonge l’usager dans une profonde solitude et détresse, et le prive d’un contact chaleureux et d’un échange réel. La crise sanitaire liée à la Covid a accéléré ce phénomène, qui s’est étendu à d’autres domaines jusqu’alors épargnés.

La fracture numérique

Si ces constats ont été dressés par les travailleurs sociaux des maisons médicales, ils peuvent aisément être transposés à d’autres services ambulatoires actifs dans le social-santé. Le constat généralisé est dénoncé par multitudes de travailleurs de terrain dont le travail s’est vu considérablement transformé.

Cette fracture se loge à différents niveaux. Par l’accès, en premier, car bon nombre de personnes ne sont pas suffisamment équipées au niveau informatique. Si l’usage du smartphone s’est généralisé, les inégalités se marquent entre ceux qui disposent de l’accès haut débit et ceux qui doivent se contenter d’un accès réduit, ceux qui bénéficient d’un abonnement et ceux qui se servent de cartes prépayées. Les impressions, quant à elles, ne sont pas à portée de tous. Pour certaines démarches, il est nécessaire d’imprimer, ou scanner, envoyer des documents officiels, ce qui est loin d’être anodin et facilement gérable.

La fracture par l’usage, quant à elle, fait référence à la capacité à manier les différents outils. Il ne s’agit donc pas seulement d’être connecté, encore faudrait-il savoir se servir « efficacement » de ces outils. Or, les plateformes et les interfaces sont parfois de véritables labyrinthes. L’abondance d’informations, les renvois d’une page à l’autre, les lectures de carte d’identité qui demandent l’installation de logiciels, rendent la tâche véritablement ardue. Seul devant son écran, l’individu, déjà malmené, fragilisé voire découragé, est invité à se débrouiller seul, sans aide, et la personne au bout du fil n’aura de cesse d’utiliser un langage incompréhensible tant les appellations sont spécifiques.

Or, ces procédures tendent à se généraliser. En période de crise sanitaire, elles se sont étendues à différents domaines d’activité, car les services ont fonctionné à guichets fermés en période de confinement. Demande de revenus de remplacement, envoi de documents en vue d’une reconnaissance d’invalidité, demande de certificats de domiciliation ou de composition de ménage en vue d’un recours juridique, demande de logement social par voie électronique… les services ayant recours au numérique ne se limitent plus au secteur privé. Le déconfinement est partiel, certains services fonctionnent principalement en mode télétravail, ou avec un accès sur rendez-vous limité, et tendent à renvoyer vers des interfaces qui, loin de faciliter les démarches, les rendent opaques et immatérielles.

La problématique du non-recours

La problématique du « non-recours » revêt plusieurs aspects qui pourraient être brièvement résumés comme suit : la non-connaissance : le droit n’est pas connu par la personne, la non-demande : le droit (éligibilité) est connu mais non demandé par la personne ; perçu par la personne ; la non-proposition, lorsqu’un intervenant social ne propose pas un droit à une personne éligible ; l’exclusion des droits, lorsqu’il y a un processus d’exclusion des droits sociaux [2].

Ce phénomène n’est pas neuf, il préexistait à la fracture numérique, et à la crise sanitaire, et a déjà été décrit, étudié, dénoncé. Le non-recours, c’est un frein à l’accès à une vie digne, c’est un accélérateur d’inégalités. Il est clairement amplifié par le tout numérique et par la crise, qui a amené une distanciation physique dans tous les espaces, y compris ceux de l’aide, ceux qui étaient alors occupés par des intervenants dont l’objet est de soutenir, orienter, accompagner. Le danger qui se profile est que la crise cristallise ce phénomène et que ces nouvelles manières d’agir deviennent structurelles, si elles ne s’accompagnent pas d’une évaluation et d’une réflexion sur l’importance que revêt la relation dans le recours aux droits.

De l’importance d’une présence

La distanciation physique et sociale et le recours au numérique effacent une donnée qui pourtant est essentielle – pour reprendre un terme qui est désormais sur toutes les lèvres – qui est celle de la relation. En effet, c’est à travers une relation – occasionnelle ou nourrie – que peut se déployer un accompagnement qui fait sens, qui ouvre, qui soutient. Les démarches, quand elles ne se réalisent qu’à travers un écran, se figent, se délient du sens qui est celui de remettre l’individu au coeur de son parcours. Les aspects relationnels sont fortement découragés depuis le début de la crise sanitaire, or, c’est ce qui rend l’humain vivant, confiant, qui l’aide à penser et à se positionner, à parcourir son chemin et soutenir son projet de vie. Il s’agit d’une véritable nourriture psychique qui le soulève lorsque ce même chemin est parcouru d’embûches, qui l’oriente lorsque ce chemin est sinueux. Privées de relation, les démarches sociales deviennent mécaniques, techniques, robotisées, chaotiques. Or ces démarches s’inscrivent dans un parcours de réhabilitation, elles sont des étapes à franchir dans une trajectoire visant à se soigner, à se redresser, à (re)trouver sens, dignité, légitimité. C’est à travers un contact humain que la parole se délie, que les demandes se formulent, s’organisent, se matérialisent. C’est aussi à travers un entretien interpersonnel que des nouveaux possibles se font jour, qu’une nouvelle idée émerge, que le manque est comblé. Manque de confiance, manque de ressources, manque de structure… L’autre, l’intervenant, soutient ce processus, et permet à la confiance de se renforcer, aux ressources d’émerger et à l’individu de se structurer, voire, s’autonomiser. Pour les intervenants, également, l’écran ne pourra nourrir le travail autant que la relation qui se noue et se tisse. À travers l’écran, l’autre n’est qu’un document, il ne s’incarne pas, il n’est qu’un numéro et le travail est standardisé. Le risque est également grand de stigmatiser l’autre, qui n’aura pas effectué ses devoirs dans les temps, qui n’aura pas pu dire sa ou ses difficulté(s), et qui n’aura donc pas pu bénéficier d’une attention. L’écoute, l’échange, ne peuvent être remplacés par des procédures standardisées, de même que le téléphone ne pourra, seul, soutenir un lien qui est fait – aussi – de silences, de rires, de larmes, de gêne et d’oublis.

Quand l’intervenant accompagne

Au vu de ces constats, les travailleurs sociaux en maison médicale – entre autres – ont vu leur charge de travail s’accroître particulièrement depuis le début de la crise. Loin de faciliter la tâche, et même si pour certains aspects la numérisation favorise – parfois – un traitement rapide, le tout numérique a plutôt surchargé les services (encore) actifs. Il s’agit d’accompagner les gens vers des services qui auparavant, étaient accessibles et ouverts, vers des services… qui offraient un service. Un service dont l’interface numérique ne pourra en aucun cas combler une attente car il s’agit de répondre… répondre à une demande d’accompagnement, une demande d’être en lien, une demande d’être reconnu comme une personne à part entière, une personne vivante et non un numéro de registre national actif. Avec l’espoir qu’une marche arrière soit possible, et que l’humain revienne au coeur du processus d’aide.


[1] Une maison médicale est un centre de santé intégrée, de première ligne, qui se base sur un modèle de soins GICA (globaux, intégrés, continus et accessibles).

[2] Laurence Noël, Rapport thématique, « Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en région bruxelloise », 2016.