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Vers l’équité en santé

Santé conjuguée

Pour réduire les inégalités de santé, une approche holistique est nécessaire : dépasser les approches et politiques sectorielles en favorisant les collaborations entre les acteurs de la santé et de l’accompagnement social, impliquer les populations concernées. C’est l’objet d’un récent colloque qui a réuni plusieurs pays francophones1.

D’initiative professionnelle, associative ou étatique, des modèles de collaboration social-santé ont vu le jour dans de nombreux pays pour agir sur ces aspects. De telles collaborations – entre organisations de soins, associations locales, structures d’aide sociale et juridique, agences de logement (social), relais communautaires, etc. – remettent en cause les silos traditionnels et construisent des ponts entre les acteurs du care à différents niveaux : individuel, organisationnel et politique3.
Certaines tendances sont encore assez récentes, comme le pilotage territorialisé de l’aide et des soins, le développement de trajectoires d’aides et des soins intégrés pour des pathologies spécifiques, l’émergence de métiers spécifiquement dédiés à la coordination (case managers) ou à l’outreaching favorisant la rencontre des publics dans leurs milieux de vie ordinaires. D’autres se sont inscrits dans le paysage institutionnel depuis quelques décennies déjà (maisons médicales en Belgique, centres de santé en France, maisons de santé en Suisse, certaines cliniques de santé communautaire au Québec). Si certaines initiatives de collaboration sont axées sur le soin individuel, d’autres adoptent d’emblée une démarche communautaire4. Certaines formules privilégient le partenariat à l’intérieur même d’une organisation, d’autres favorisent le travail interorganisationnel en réseau.
Les revues de littérature sur le sujet pointent le caractère encore fragmentaire des données probantes sur les effets de ces collaborations, en particulier lorsqu’elles sont développées en première ligne5. C’est dans ce contexte qu’un consortium international de chercheurs francophones a été créé. Notre démarche a pour but de favoriser une analyse comparative des expériences et enjeux en croisant les regards des praticiens, des décideurs politiques et associatifs, des futurs professionnels-étudiants et des analystes scientifiques de différentes disciplines. L’analyse interdisciplinaire des collaborations dans différents contextes nationaux a pour objectif de capitaliser sur les savoirs scientifiques et de nourrir les pratiques de terrain. L’éclatement des expériences et des expertises constitue cependant actuellement un frein à l’élaboration d’une typologie des formes de collaboration social-santé et à une analyse de leurs effets sur l’accès équitable à la santé. Une étape intermédiaire essentielle consiste donc à décrire, au concret des situations dans plusieurs pays (Belgique, France, Suisse, Québec, Maroc, Cameroun, Espagne), des formes de collaboration social-santé et la manière dont elles ont mobilisé des leviers et rencontré des obstacles. En mobilisant des cas pratiques présentés lors de ce colloque, nous développons ici certains des enjeux de la collaboration : les modes d’ancrage de celle-ci dans les territoires, les formes de gouvernance destinées à soutenir la collaboration social-santé, les outils de la collaboration et leur lien avec des professionnels.

Enjeu 1 : ancrage de la collaboration dans les territoires

Dans quelle mesure le territoire constitue-t-il une dimension structurante de ces initiatives ? Comment est-il articulé ou remplace-t-il une approche par catégorie de public ou par pathologie ? De quel(s) territoire(s) parle-t-on : celui des institutions, des publics et des communautés ? Dans les initiatives analysées, l’ancrage territorial de la collaboration est d’abord présenté comme une manière de garantir une meilleure connexion aux besoins des populations. Tant les contrats locaux social santé en Région bruxelloise que les maisons de santé genevoises ou les coopérations territoriales en France mobilisent le territoire comme catalyseur d’un diagnostic partagé et d’une approche pluridisciplinaire permettant de personnaliser la prise en charge et de renforcer le lien social. L’ouverture de la collaboration avec les associations locales, les représentants des citoyens/patients et les relais communautaires permet de développer des soins plus centrés sur la personne en liant les interventions de soins aux besoins, contextes et projets de vie des personnes accompagnées6.
En fournissant un support à la mobilisation des professionnels de différents secteurs et des populations concernées, le territoire est également vu comme une manière de rencontrer la complexité et les besoins cumulés des groupes les plus vulnérabilisés. L’approche territoriale de la collaboration ouvre également la voie à des démarches moins centrées sur le curatif, à la prévention sociale et à la promotion de la santé. En France, l’émergence des centres de santé communautaire apparait comme une réponse à la fragmentation du système et à la montée des maladies chroniques. Ces structures favorisent une organisation transdisciplinaire et l’implication des usagers dans les parcours de soins. Au Québec, le programme SIPPE (services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance) est destiné à soutenir la santé et le développement dès la grossesse et à améliorer les conditions de vie parentales grâce à des interventions individualisées, précoces et durables orientées vers la promotion et la prévention. Il illustre également une collaboration intersectorielle basée sur la communication bidirectionnelle entre paliers gouvernementaux et acteurs communautaires et met en avant l’adaptation aux réalités socioculturelles, notamment pour les communautés autochtones et immigrantes, comme une condition de la réduction des inégalités sociales de santé. On retrouve le même type d’ambition en Belgique du côté des bassins d’aide et de soins (BAS), comme interface entre le niveau micro (quartier), méso (commune) et macro (région) permettant de traduire les politiques régionales en interventions contextualisées.
Encore relativement récent dans nos contextes, le pilotage territorial de la collaboration social-santé et sa pertinence au regard d’autres approches demandent encore à être évalués. La participation citoyenne, la flexibilité organisationnelle, l’intégration des acteurs associatifs, les dispositifs mobiles (fourgonnettes, vélos) et les guichets uniques font partie de ses leviers. Les participants au colloque n’ont toutefois pas dressé le tableau d’un ancrage territorial accompli : la fragmentation institutionnelle, la concurrence entre acteurs, la précarité des financements restent des obstacles importants.

Enjeu 2 : gouvernance et soutenabilité des collaborations

La collaboration entre acteurs de l’accompagnement social et de la santé ne peut se limiter à des initiatives ponctuelles ou locales, mais s’inscrire dans une gouvernance solide et durable. L’enjeu de la gouvernance consiste à définir des règles, des structures et des mécanismes de coordination qui garantissent la légitimité, la transparence et l’efficacité des actions menées. La soutenabilité, quant à elle, renvoie à la capacité de ces collaborations à perdurer en s’adaptant aux évolutions sociales, économiques et sanitaires.
Le cas des centres de santé communautaire et participative est emblématique de ces enjeux liés à la soutenabilité : initialement financés comme projets-pilotes, leur pérennité est un défi. Faute de financement structurel, les collaborations social-santé doivent affronter une forme de précarisation des services et des professionnels eux-mêmes chargés d’accompagner les plus vulnérabilisés. Certaines formes de réponses politiques ont été apportées à ce problème, telles que le financement au forfait pratiqué dans les maisons médicales et plus récemment les centres social santé intégrés (CSSI) en Belgique, mais nombre de projets tentant de favoriser ces collaborations doivent « bricoler » des ponts entre des cadres institutionnels variés et mobiliser un patchwork de financements appartenant à des secteurs différents (inclusion sociale, aide à l’emploi, santé, éducation, etc.) pour tenir dans la durée.
Outre la question du financement, la construction de la confiance revient comme une condition majeure du succès de ce type de collaboration social-santé. Impliquer les habitants-usagers et les élus dans la définition des priorités et des actions favorise cette confiance et l’appropriation des projets. Au Québec, le projet COLLAB-INTER-Obésité montre l’intérêt d’une communauté d’apprentissage intersectorielle pour répondre à un problème complexe influencé par des déterminants sociaux. Cette démarche participative impliquant professionnels, élus et personnes concernées, met en avant la coconstruction et la mobilisation collective comme piliers d’une gouvernance efficace. Impliquer les habitants et les usagers dans la définition des priorités et des actions favorise la confiance et l’appropriation des projets. La construction de la confiance et de l’engagement des élus est également un rouage important, notamment au Maroc sur l’élargissement de l’assurance maladie obligatoire. En Belgique, l’approche « Santé dans toutes les politiques » tente de matérialiser cet enrôlement des élus à travers des mécanismes de sensibilisation, de formalisation et de mise en réseau entre élus et acteurs sociosanitaires.

Enjeu 3 : les outils de la collaboration

Pour répondre aux besoins complexes liés aux déterminants sociaux de la santé, des acteurs porteurs de formations professionnelles variées, appartenant à des cadres déontologiques différents, répondant à des régulations distinctes sont amenés à collaborer. Les outils de la collaboration sont nombreux : ils matérialisent différentes formes de compromis et de communauté de langages établis entre les secteurs et entre les métiers en même temps qu’ils tentent de favoriser ces collaborations. Ils sont un rouage essentiel de l’identification conjointe des publics nécessitant un accompagnement social-santé, du diagnostic partagé sur les besoins et ressources, de la continuité du travail d’accompagnement. Par nature au cœur de l’hétérogénéité des rôles professionnels et des cadres institutionnels, ils font l’objet de redéfinitions fréquentes.
Au Québec, il existe des dispositifs numériques et organisationnels pour la périnatalité et la petite enfance, dont l’avis de grossesse numérique, l’appel téléphonique de confirmation des besoins et l’analyse approfondie pour les familles éligibles aux SIPPE. Ces outils visent à anticiper les risques, ajuster les interventions et garantir une continuité des soins dans une logique préventive. En Belgique, concernant le diabète de type 2, des outils d’évaluation des déterminants sociaux et les démarches communautaires sont intégrés dans les pratiques de soins primaires ; pour le syndrome de Diogène, une boîte à outils comprenant fiches explicatives et instruments pratiques pour l’accompagnement pluridisciplinaire a été construite. Les outils numériques et l’intelligence artificielle suscitent également des réflexions critiques : risques d’isolement professionnel liés à l’automatisation, coconstruction d’outils d’IA inclusifs pour réduire les inégalités, outil d’aide à la décision partagée pour la vaccination contre le virus respiratoire syncytial intégrant les enjeux de littératie en santé et de fracture numérique.
La coconstruction des outils et des pratiques avec les usagers et les professionnels apparait comme une condition indispensable à la légitimité et à l’efficacité des dispositifs. Toutefois, si les innovations technologiques ouvrent des perspectives prometteuses pour l’amélioration des soins, elles soulèvent des défis importants liés à la fracture numérique, à la sécurisation des données et à la formation des acteurs.

Enjeu 4 : bien-être des professionnels

À l’heure où les systèmes de santé européens peinent à améliorer l’attractivité et la fidélisation des personnels de soins primaires, le travail en équipe et les autres formes de collaboration sont reconnus comme étant susceptibles de réduire l’isolement des praticiens et de favoriser leur bien-être7. Les analyses de cas présentées lors de ce colloque montrent toutefois que la précarité de certains financements et cadres institutionnels de la collaboration, la complexité des situations, la vulnérabilité des publics à accompagner sur le terrain constituent des défis importants au bien-être des professionnels impliqués.

Capitaliser les savoirs

Les inégalités sociales de santé ont tendance à s’aggraver. Ce constat montre l’importance des initiatives qui visent à s’attaquer aux principaux déterminants de la santé, à favoriser les collaborations social-santé et à y impliquer les populations elles-mêmes. Il est nécessaire de capitaliser sur les savoirs scientifiques tout en nourrissant les pratiques.

 

1. « Quels modèles de collaboration social-santé pour améliorer l’équité en santé ? Enjeux et analyses de cas », Equity Health Lab-ULB, 20 octobre 2025.
2. Article coécrit avec J.-L. Fossion, A. Lapoutte, L. Lethielleux, J. Nikiema, E. Comte et J.-P. Girard.
3. WHO Europe, Making social participation central to health system governance: Policy lessons from the field, 2024.
4. A. Bagnall et al., “Community engagement approaches to improve health: a cross-case study analysis of barriers and facilitators in UK practice”, BMC public health, 25(1), 2025.
5. R.C. Matos et al., “Implementation and impact of integrated health and social care services:
an umbrella review”, Journal of public health policy, 45(1), 2024.

6. A. Williams-Livingston et al., “Community-Based Participatory Research in Action: The Patient-Centered Medical Home and Neighborhood”, Journal of primary care & community health, 11, 2020.
7. K Ruttmann et al., “Relationship between interprofessional collaboration and psychological distress experienced by healthcare professionals during COVID-19: a monocentric cross-sectional study”, Frontiers in medicine, 11, 2024.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée,