Transitions de genre : repenser les lignes de soin
Santé conjuguée
Comment les parcours de transition se sont-ils constitués comme un objet ultraspécialisé de la médecine ? Quelles en sont les conséquences sur l’accès et les conditions du soin ? Quelle place la médecine, notamment de première ligne, peut-elle y occuper ? Et comment son engagement pourrait-il contribuer à transformer le paysage de la santé trans ?
La médecine n’a pas inventé les transitions de genre, mais elle en a façonné les possibles. En rendant accessibles certaines interventions hormonales et chirurgicales, elle a élargi les horizons corporels tout en transformant la transitude (le fait d’être trans) en question médicale. En définissant ce qui constituait une « bonne » transition, elle a contribué à normaliser les corps et parcours, tout en instaurant une tutelle sur l’accès aux soins : quelques spécialistes détenaient le pouvoir de décider qui pouvait y accéder et à quelles conditions.
Longuement contesté par les mobilisations trans, ce cadre s’est vu plus récemment ébranlé par diverses évolutions juridiques, politiques et institutionnelles, qui s’inscrivent dans un processus plus large de dépathologisation et contribuent à une plus grande autonomie civile et corporelle des personnes trans. Les vécus trans tendent désormais à être appréhendés moins comme un problème médical que comme une question sociale et politique. Ce déplacement bouscule la mainmise historique de la médecine sur les parcours de transition et participe à redéfinir le paysage de soin : autrefois cantonnés à quelques services spécialisés, les parcours se déploient aujourd’hui dans un champ en reconfiguration, dans lequel émergent de nouveaux espaces, acteurs et pratiques de soin.
Une spécialisation héritée
En Belgique, les soins transspécifiques sont organisés de manière centralisée, c’est-à-dire au sein d’équipes multidisciplinaires hospitalo-universitaires reconnues par l’Inami, regroupant les soins au même endroit. Deux équipes ont d’abord été créées à Gand et à Liège, puis récemment à Bruxelles, Anvers, Genk et Sint-Niklaas.
Ce modèle n’est ni un hasard ni une évidence. Il résulte du processus de médicalisation des transitions de genre, au cours duquel la médecine a consolidé son autorité pour réguler les parcours de transition. Dans la seconde moitié du XXe siècle, une tension majeure entre médecins favorables à l’accès aux traitements hormonaux et psychiatres prônant la « réconciliation » avec le sexe assigné a mené à un compromis fondateur : « Les trans’ auront accès aux modifications corporelles à la condition d’une évaluation psychiatrique. »1 Diffusé internationalement par les standards de soin, ce cadre a érigé un parcours type, centré sur la psychiatrie, l’endocrinologie et la chirurgie, et confiné les transitions dans les « cliniques de genre ».
Depuis les années 2010, ce dispositif est sous tension. Porté par plusieurs décennies de mobilisations trans, un mouvement de dépathologisation transforme les conditions d’accès à la transition. La loi de 2018 sur l’autodétermination supprime les exigences médicales préalables au changement d’état civil (dont la chirurgie obligatoire et la stérilisation) et, en 2019, l’OMS retire les diagnostics associés aux personnes trans du chapitre sur les troubles mentaux. Un glissement progressif s’opère de la logique du diagnostic vers celle du consentement éclairé2. Il ne s’agit plus d’évaluer, mais d’accompagner, comme en témoigne le changement de nom de la clinique de genre liégeoise, devenue Centre d’accompagnement des transidentités. Dans ce contexte émergent des initiatives associatives, comme le réseau psychomédicosocial Trans* et Inter* belge de Genres pluriels (RPMSTIB), qui réunit des prestataires formés par l’association, notamment de première ligne. Conçue comme alternative aux parcours hospitaliers, il s’agit aujourd’hui d’une voie majeure du paysage de soin. Parallèlement, de plus en plus de soignantes et soignants s’impliquent en dehors des structures hospitalières, signe d’une déspécialisation progressive des soins transspécifiques.
Les impasses du système de soin
Malgré ces évolutions, les parcours de transition demeurent complexes à construire. Une première difficulté est l’accès à l’information. Les pairs constituent le relai le plus efficace, révélant en creux le manque de soutien du corps médical. Dans une enquête de 2018, les personnes trans ayant cherché de l’aide auprès de leur médecin de famille rapportent qu’à peine un peu plus de la moitié « avait fourni des informations et avait été utile », et cette proportion tombe à 37 % chez les hommes trans3.
De cette ignorance structurelle découle une offre de soin largement insuffisante qui ne permet pas de répondre aux besoins des personnes trans. Celle-ci reste encore concentrée dans les mains de quelques médecins, malgré une progressive diversification des espaces, obligeant de nombreuses personnes trans à parcourir de longues distances, parfois même pour des consultations de première ligne4. On observe par ailleurs d’importantes disparités géographiques : les services sont concentrés dans les grands centres urbains, tandis que la Wallonie demeure sous-dotée. Le confinement de l’offre à quelques services entraine leur saturation : en 2021, l’UZ Gent recevait 487 patients et patientes pour une première consultation, tandis que 863 restaient sur liste d’attente5. Cette saturation, qui peut aussi toucher les rares services de première ligne qui fournissent des traitements hormonaux, génère des délais déraisonnables.
Ces difficultés sont renforcées par la réticence persistante des deux premières lignes de soin à s’impliquer dans les parcours de transition. Le refus de soin est une réalité des parcours, comme l’évoque Timothée, qui cherche un ou une médecin pour reprendre le suivi de son traitement hormonal : « J’ai appelé […] une vingtaine d’endocrinologues, et à chaque fois, je précisais pour quoi je venais, et ils m’ont tous refusé […] en disant : “Non, moi je ne fais pas ça” »6. Ce désengagement s’ancre dans l’idée que les soins aux personnes trans relèveraient d’une expertise réservée aux spécialistes. Couplé d’une redirection vers l’hôpital, le refus de soin reproduit la logique ségrégative du système de santé en confinant les personnes trans à une parcelle réduite – la troisième ligne –, contribuant directement à sa saturation.
Vers une autre géographie du soin
Les équipes hospitalières spécialisées constituent encore une étape inévitable pour de nombreuses personnes trans qui s’y voient renvoyées – soulevant la question du droit au libre choix de sa ou de son médecin. L’hôpital constitue souvent un lieu de méfiance, lié au lourd passé de pathologisation7. Bien que l’accès au soin ne soit plus systématiquement conditionné au diagnostic, l’évaluation par les praticiens et praticiennes en santé mentale continue. En outre, la consultation médicale constitue le lieu de multiples contraintes et impositions : batterie de tests pour accéder au traitement hormonal, absence de discussion autour des traitements, pression à réaliser des interventions comme l’hystérectomie…8 Le contrôle médical persiste, porté par une relation asymétrique où les spécialistes imposent plus qu’informent ou proposent. Les marges de manœuvre sont faibles, résultant en une inadéquation des soins aux besoins et réalités des personnes, comme l’explique Vincent, à qui l’endocrinologue prescrit un traitement hormonal coûteux et non remboursé : « Elle pense que c’est mieux. […] Et elle s’en fout que ce soit cher, faut changer de travail, faut gagner plus d’argent […]. Elle m’a déjà dit de changer de travail. »9 À l’hôpital, les patientes et les patients semblent davantage construits comme des objets médicaux que des individus inscrits dans divers contextes sociaux, reléguant au second plan les dimensions relationnelles, sociales et émotionnelles du soin10.
Face à ces nombreux manquements, il est essentiel de repenser l’organisation du paysage de soin. Cette urgence est même soulignée par certains acteurs hospitaliers qui, confrontés à l’incapacité de leur équipe à répondre à la demande, appellent à une plus grande implication des médecins généralistes et prestataires non spécialisés11. Mais cet engagement ne constitue pas qu’une réponse à la saturation des services : il ouvre de nouvelles possibilités de penser et faire le soin.
Fournir des soins comme le traitement hormonal en médecine générale, sur base du consentement libre et éclairé, permet de fluidifier les parcours en levant certaines contraintes propres à l’hôpital12 : délais, évaluation spécialisée, disparités géographiques. Des structures interdisciplinaires de première ligne – centres de planning familial, maisons médicales – peuvent offrir des espaces de proximité et de confiance, où la relation de soin se fonde sur davantage d’horizontalité et une attention aux contextes de vie des personnes. L’expérience d’acteurs de première ligne, centrés sur les personnes, leurs besoins et leurs choix, esquisse de nouvelles formes d’accompagnement des parcours de transition13. Le déplacement du traitement hormonal vers les soins généraux contribue aussi à déstigmatiser ces soins et les personnes trans, en rompant avec l’idée qu’elles constitueraient un sous-groupe exceptionnel dont la prise en charge serait l’apanage de quelques spécialistes.
Défragmenter la santé trans
L’hyperspécialisation des soins liés à la transition a produit une double scission : entre les lignes de soin et au sein de la santé trans, entre soins transspécifiques et généraux. Ce morcellement tend à réduire les besoins de santé des personnes trans à la seule transition médicale. Celle-ci – déjà difficile d’accès – tend à reléguer au second plan d’autres questions de santé14. Pour les soignantes et soignants, cela freine l’intégration des spécificités des corps et besoins des personnes trans dans les soins généraux15, limitant leur capacité à fournir des soins adaptés, notamment dans les domaines de la santé reproductive, sexuelle ou cardiovasculaire. Au-delà des aspects somatiques, la médecine générale peut replacer la transition dans les contextes sociaux, matériels et relationnels des personnes – évitant sa réduction aux seules hormones et à la chirurgie. Construire la santé trans comme objet légitime de la médecine générale constitue un puissant levier de transformation, à condition qu’elle s’aventure dans les brèches ouvertes par des décennies de morcellement.
La santé trans ne peut être efficacement intégrée dans les soins généraux sans outiller les soignantes et soignants, dont beaucoup expriment un manque de repères et de confiance16. La formation est essentielle, mais elle suppose d’agir sur deux plans : combler un manque de connaissances et questionner les cadres à travers lesquels la médecine a appris à regarder les personnes trans. Car leur inconfort ne relève pas seulement d’une absence de savoir, mais d’un héritage de représentations et catégories médicales qui ont longtemps relégué la transitude au domaine de l’anormal, du pathologique et de l’indésirable, altérisant les personnes trans et produisant des pratiques de contrôle plus que de soin. Former, c’est donc autant apprendre que désapprendre et cela implique de faire place à d’autres savoirs, notamment issus de l’expérience et des sciences humaines, pour transformer le regard sur les parcours trans et repenser la place du soin au sein de ceux-ci.
Une formation transdisciplinaire
La formation Comp·a·s (Compétences avancées en santé trans) a pour objectifs de multiplier les espaces de soin en formant davantage de médecins, cibler les médecins généralistes pour ramener les soins trans en première ligne, modifier la perception, les attitudes et les pratiques des médecins et développer une éthique de soin transaffirmative. En cinq modules de quatre heures, cette formation offre trois niveaux de spécialisation : module sociohistorique et savoir-être ; aspects généraux de santé trans et survol des traitements transspécifiques ; approfondissement sur l’hormonothérapie et prise en charge des personnes mineures.
En collaboration avec l’asbl Face à toi-même, Comp·a·s est coanimée par un médecin généraliste et un sociologue, privilégie la réflexivité et s’ancre dans la réalité du terrain, permettant aux soignantes et aux soignants de prendre en charge la santé trans dans sa globalité. Infos et inscriptions : asblfaceatoimeme@outlook.com.Maxence Ouafik, médecin généraliste.
1. E. Beaubatie, « Trans’ », in Encyclopédie critique du genre, La Découverte, 2021.
2. SL Schulz, “The Informed Consent Model of Transgender Care: An Alternative to the Diagnosis of Gender Dysphoria”, Journal of Humanistic Psychology, Vol 58, 2018.
3. J. Motmans et al., Être une personne transgenre en Belgique. Dix ans plus tard, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2018.
4. M. Ouafik, L’initiation et le suivi du traitement hormonal d’affirmation de genre en médecine générale. Analyse mixte d’une cohorte de patient·e·s et recommandations pour la pratique clinique, mémoire de master de spécialisation en médecine générale, ULg, 2022.
5. G. T’Sjoen, J. Motmans, “Integrating Transgender Care into Mainstream Medicine”, BMJ, 379, 2022.
6. Extrait d’entretien avec l’auteur.
7. A. Ker et al., “‘A Little Bubble of Utopia’: Constructions of a Primary Care-Based Pilot Clinic Providing Gender Affirming Hormone Therapy”, Health Sociology Review, 30, 2021.
8. A. Fournier, Naviguer sa transition. Une sociologie matérialiste des parcours transmasculins dans le paysage de soin belge francophone, mémoire de recherche de master de spécialisation en études de
genre, UCLouvain, 2023.
9. Extrait d’entretien.
10. I. Linander et al., “Negotiating the (Bio)Medical Gaze. Experiences of Trans-Specific Healthcare in Sweden”, Social Science & Medicine, Vol 174, 2017.
11. G. T’Sjoen et al., op cit.
12. A. Baleige et al., « Promouvoir la santé des personnes transgenres et de genre divers au sein des systèmes de santé : une revue systématique de la littérature communautaire », Santé publique, HS2, 2022.
13. L. Porée et al., « LGBTQIA+ et planning familial : la question des minorisé·e·s en raison de leur sexe ou de leur genre dans une association féministe pour le droit à la santé sexuelle », Santé publique, HS2, 2022.
14. A. Meidani, A. Alessandrin, « Cancers et transidentités : une nouvelle “population à risques” ? », Sciences sociales et Santé, 35, 2016.
15. D. Holland et al., “The Experiences of Transgender and Nonbinary Adults in Primary Care: A Systematic Review”, Eur J of Gen Pract, 30, 2024.
16. A. Burgwal et al., “The Impact of Training in Transgender Care on Healthcare Providers Competence and Confidence: A Cross-Sectional Survey”, Healthcare, 9, 2021.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée,